Le Monde - 23.10.2019

(C. Jardin) #1
0123
MERCREDI 23 OCTOBRE 2019 international| 5

Poutine met en scène le retour russe en Afrique


Une quarantaine de chefs d’Etat sont reçus à Sotchi pour renforcer la coopération économique et militaire


sotchi (russie) ­ envoyé spécial

R


ien de mieux pour faire
tiquer un spécialiste
russe de l’Afrique que
d’évoquer un « retour »
de la Russie sur le continent.
« Nous avions une présence plus
importante à l’époque soviétique,
mais la Russie n’est jamais vrai­
ment partie », plaide Alexandra
Arkhanguelskaïa, spécialiste de
l’Afrique australe au sein de l’Ins­
titut de l’Afrique à Moscou.
Et pourtant : en 1992, signant la
fin de son ambitieuse politique
africaine de la guerre froide, Mos­
cou annonçait la fermeture de
neuf ambassades et quatre consu­
lats sur le sol africain ; vingt­sept
ans plus tard, la Russie de Vladi­
mir Poutine accueille en grande
pompe son premier sommet afri­
cain, à Sotchi, sur la mer Noire.
Officiellement consacré aux
coopérations économiques, l’évé­
nement a des allures de démons­
tration de force. Les 23 et 24 octo­
bre, M. Poutine doit accueillir jus­
qu’à quarante chefs d’Etat de la
région, soit bien au­delà des zones
d’implantation traditionnelles
russes en Afrique du Nord et Afri­
que australe. « Ce n’est pas vrai­
ment dans ce genre d’enceintes que
se résolvent les problèmes, note
Fiodor Loukianov, un analyste ré­
puté proche du pouvoir. La portée
est d’abord symbolique. » En
d’autres termes, à l’heure où la
Russie tourne le dos à l’Occident, il
convient de montrer que les alter­
natives existent. « La logique est la
même du côté des Africains, relève
Tatiana Kastouéva­Jean, de l’Insti­
tut français des relations interna­
tionales. Une telle rencontre per­
met d’exciter la rivalité des autres
puissances, notamment de celles
qui ont des moyens bien supérieurs
à la Russie. »

Relative fragilité
Si Moscou met parfaitement en
scène ses amitiés africaines, la réa­
lité de la présence russe sur le
continent est encore limitée. Les
échanges commerciaux entre les
deux entités ont franchi en 2018 le
seuil des 20 milliards de dollars
(17,9 milliards d’euros), des ni­
veaux comparables à ceux du Bré­
sil ou de la Turquie, mais loin de la
Chine (204 milliards) ou de la
France (51,3 milliards d’euros). Se
disant prêt à « entrer en compéti­
tion » avec d’autres puissances,
M. Poutine assurait, dans un en­
tretien à l’agence TASS le 21 octo­
bre, que la Russie était prête à in­
vestir « des milliards de dollars ».
« Moscou n’a toujours pas de
“politique africaine” à l’échelle du
continent », nuance Arnaud Du­
bien, de l’Observatoire franco­
russe, dans une note. Le Kremlin a

su, ces dernières années, profiter
des désengagements de ses rivaux,
français et américain notamment.
Pour autant, le renversement du
Soudanais Omar Al­Bachir, le dé­
part contraint de Jacob Zuma de la
présidence sud­africaine ou les in­
certitudes en Algérie soulignent la
relative fragilité des relais russes
sur le continent, explique M. Du­
bien. Et ce malgré de réels atouts
de soft power, à commencer par
les quelque 1,5 million d’anciens
diplômés africains d’universités
russes. L’implantation des médias
d’Etat de Moscou (RT, Sputnik) en
langues française, anglaise et por­
tugaise, ou encore la popularité
personnelle de M. Poutine auprès
de nombreux Africains servent
aussi de point d’appui.
Les entreprises russes sont très
présentes dans le secteur extractif


  • diamants en Angola et au Zimba­
    bwe, or au Burkina Faso et en Gui­
    née, entre autres – et l’agroalimen­
    taire. En revanche, le secteur tradi­
    tionnellement fort pour la Russie


des hydrocarbures est à la traîne,
et les contrats faramineux annon­
cés dans le nucléaire civil, avec des
constructions de centrales par
Rosatom, restent dans les limbes.
« La Russie a des atouts : elle n’a
pas les exigences de bonne gouver­
nance des Occidentaux, et sa diplo­
matie défend les régimes en place,
note Alexandra Arkhanguelskaïa.
Mais elle ne peut plus jouer le rôle
de “grand frère”, et encore moins
s’imposer par des investissements
massifs. » Pour la chercheuse, l’an­
nonce de contrats dans l’énergie
n’est toutefois pas à exclure à Sot­
chi, de même que la mise en place

de mécanismes d’investissement
incluant d’autres Etats.
Si les attentes sont limitées, c’est
aussi qu’une partie importante de
l’activité russe en Afrique s’épa­
nouit loin des projecteurs d’un tel
événement. Il en va d’abord des
ventes d’armements, premier vec­
teur du « retour » russe en Afrique,
lorsque, en 2006, Moscou offrait à
Alger un méga­contrat d’armes en
même temps que l’effacement de
sa dette. Le modèle a été réutilisé
ailleurs et la Russie s’est imposée
comme un vendeur majeur sur le
continent, depuis les armes légè­
res jusqu’aux hélicoptères.
Plus secret encore, le rôle joué
par les sociétés militaires privées,
pourtant interdites par la loi russe,
est de plus en plus central, que ce
soit comme têtes de pont d’in­
vestissements futurs ou pour les
initiatives les moins avouables
de Moscou. Déjà connu pour l’en­
voi de mercenaires en Ukraine et
en Syrie, le groupe Wagner est
ainsi apparu en pleine lumière

après la mort en Centrafrique,
en juillet 2018, de trois journalis­
tes enquêtant sur l’entreprise
contrôlée par l’homme d’affaires
Evgueni Prigojine. Il est alors ap­
paru que les contrats de coopéra­
tion militaire signés entre Bangui
et Moscou pesaient peu face aux
activités souterraines du groupe,
allant de la protection de la prési­
dence à l’exploitation de mines de
diamants en passant par la forma­
tion de troupes centrafricaines.

Contrôle de médias
Sans atteindre un niveau compa­
rable à celui de ses activités cen­
trafricaines, les spécialistes esti­
ment Wagner présent dans au
moins quatre autres pays – Libye,
Madagascar, Soudan, Mozambi­
que. En Libye, jusqu’à 35 hommes
de Wagner seraient morts en
septembre en combattant au côté
du maréchal Khalifa Haftar, en ré­
bellion contre Tripoli.
Selon plusieurs enquêtes, me­
nées notamment par les sites d’in­

vestigation The Insider et Proekt, le
groupe de M. Prigojine, qui opère
en coordination avec les autorités
russes, tente aussi de plus en plus
régulièrement d’intervenir dans
des élections africaines, en en­
voyant des « consultants politi­
ques » ou en prenant le contrôle de
médias de ces pays, comme ce fut
le cas à Madagascar lors de l’élec­
tion présidentielle de janvier.
D’après des documents internes
récupérés par le site Proekt en
avril, les hommes de M. Prigojine
ont également eu le projet de pro­
voquer des tensions entre la
France et les Comores à Mayotte.
Ils ont aussi fait de l’activiste anti­
sémite Kémi Séba, condamné
plusieurs fois en France, une
pièce centrale de leur dispositif,
notamment en Afrique de
l’Ouest. Selon une source diplo­
matique, des campagnes anti­
françaises menées en Centrafri­
que ont, en revanche, été mises en
sourdine à la demande de Paris.
benoît vitkine

Prigojine, homme des basses œuvres russes sur le continent


Le discret oligarque, ancien gangster, est à la manœuvre sur les dossiers les plus sensibles, dont l’envoi de mercenaires sur le théâtre libyen


moscou ­ correspondant

E


vgueni Prigojine sera­t­il
présent à Sotchi, les 23 et
24 octobre? Très certaine­
ment, tant l’homme est devenu
le pivot de l’action de Moscou
sur le continent. Mais à la ma­
nière, discrète et en retrait, de ce­
lui qui a construit sa carrière à la
force des poings et en fuyant la
lumière. « Prigojine est l’un des
hommes les plus mystérieux de
Russie, confirme le journaliste
d’investigation Roman Dobro­
khotov, patron du site The Insi­
der. Il est aussi, avec le prési­
dent tchétchène, Ramzan Kady­
rov, celui sur lequel il est le plus
dangereux de travailler. »
L’un des collègues de M. Dobro­
khotov, Roman Badanin, a ainsi
fait état de menaces répétées

depuis ses enquêtes sur les activi­
tés de M. Prigojine en Afrique. Les
actions violentes dans lesquelles
son nom est cité sont aussi nom­
breuses, depuis l’empoisonne­
ment du mari de l’opposante
Lioubov Sobol jusqu’au meurtre
de trois journalistes russes en
Centrafrique, en juillet 2018, sur
lequel les autorités russes ne pa­
raissent pas pressées d’enquêter.
Ses rares apparitions publi­
ques, ces dernières années, ont
justement touché à l’Afrique. On
l’a ainsi vu au côté du ministre
de la défense russe, Sergueï
Choïgou, accueillir à Moscou le
maréchal libyen Khalifa Haftar,
en rébellion contre le pouvoir de
Tripoli. Que faisait là l’homme
d’affaires pétersbourgeois, offi­
ciellement à la tête d’une entre­
prise de restauration, Concord,

travaillant pour l’armée et des
cantines scolaires?
Si aucune réponse officielle n’a
été apportée à cette question,
l’apparition d’Evgueni Prigojine
n’a guère surpris les spécialistes.
Depuis 2013, l’homme est connu
pour gérer les dossiers les plus
sensibles. C’est à lui que l’on attri­
bue la création et la montée en
puissance dans le conflit ukrai­
nien du groupe de mercenaires
Wagner, détenu en sous­main.
Celui­ci s’est aussi illustré en Sy­
rie, où il a subi des pertes.

« Chef de Poutine »
L’homme d’affaires est aussi relié
aux « usines à trolls » qui inon­
dent l’Internet russe, et parfois
étranger, de commentaires tout
faits et de posts préfabriqués. Il a
ainsi été sanctionné par Washing­

ton pour sa participation suppo­
sée aux ingérences russes lors
de la campagne présidentielle
américaine de 2016.
Evgueni Prigojine, 58 ans, n’est
pas un oligarque comme les
autres, ni même un membre du
premier cercle de Vladimir Pou­
tine. Ancien gangster – il a été
condamné en 1981 à douze ans de
prison pour banditisme et divers
vols –, il a débuté en vendant des
hot­dogs puis en ouvrant un res­
taurant de luxe, faisant connais­
sance dans les années 1990 avec
le fonctionnaire pétersbourgeois
Poutine. Ce dernier, connu pour
craindre les empoisonnements,
lui fera confiance plus tard pour
être le restaurateur du Kremlin,
d’où son surnom de « chef de
Poutine ». La proximité de celui­ci
avec le président lui permettra

surtout de remporter des
contrats de plus en plus impor­
tants (celui avec le ministère de la
défense est évalué à plus de 1 mil­
liard d’euros par an).
De l’avis des observateurs,
l’Afrique est devenue le terrain
d’action numéro un d’Evgueni
Prigojine, en marge des contrats
militaires ou de sécurité officiel­
lement conclus sur le continent
par Moscou. Ce rôle est particuliè­
rement visible en Centrafrique,
mais les Wagner ont aussi posé le
pied ailleurs sur le continent. La
« Compagnie », ainsi que ses em­
ployés décrivent la myriade de
sociétés de l’homme d’affaires, se
diversifie aussi en dépêchant ses
consultants politiques et médias
dans une vingtaine de pays, se­
lon des documents internes révé­
lés par plusieurs sites Internet.

A Sotchi, l’un des associés de
M. Prigojine animera une table
ronde sur « la souveraineté et
les valeurs traditionnelles », un
thème cher à Moscou.
« Le deal est qu’il prend en
charge certaines initiatives pour
le compte du pouvoir et obtient en
retour des contrats juteux », ex­
plique le journaliste Roman Ba­
danin. La coopération avec le mi­
nistère de la défense est notam­
ment avérée depuis que des
Wagner ont été aperçus sur des
bases russes. Roman Dobrokho­
tov y voit malgré tout une forme
« d’aventurisme » et un signal de
la faiblesse des positions russes :
« Il n’y a pour l’heure aucun exem­
ple où l’action de Prigojine a en­
suite été convertie en une pré­
sence russe durable. »
b. vi.

VOLUME DES ÉCHANGES EN 2017
ENTRE LES PAYS DU CONTINENT AFRICAIN
en milliards de dollars

ÉCHANGES ENTRE LA RUSSIE
ET L’AFRIQUE SUBSAHARIENNE
en milliards de dollars

275

(^20152018)
0
2
4
Union européenne^6
Chine
Inde
Etats-Unis
Turquie
Russie
200
70
53
20
17
VENTE D’ARMES
Principaux fournisseurs, entre 2014 et 2018, en parts de marché
aux pays d’Afrique subsaharienne aux pays du Maghreb
Russie
28 %
Chine 24 %
Etats-Unis 7,1 %
France 6,1 %
Autres
26,5 %
Ukraine 8,3 %
Chine 10 %
Etats-Unis
15 %
France 7,8 %
Autres
10,5 %
Allemagne 7,7 %
Russie
49 %
Soudan
Algérie Libye
Egypte
RCA
Nigeria
Guinée
Ghana
Cameroun
Gabon
Afrique du Sud
RDC
Ouganda
Kenya
Madagascar
Angola
Botswana
Zimbabwe
Rwanda
RUSSIE
Moscou Moscou
Maroc Tunisie
Algérie
Soudan
Egypte
Ethiopie
Crimée
(annexion par Moscou)
RCA
Sénégal
Guinée
Gabon
Congo
Afrique du Sud
RDC
Madagascar
Angola Mozambique
Botswana
Zimbabwe
Rwanda
RUSSIE
Crimée
(annexion par Moscou)
Pays dont le dirigeant a visité
le Kremlin depuis 2015
Ingérence politique (financement
de campagnes électorales,
conseillers, etc.)
Pays visités par le ministre des affaires
étrangères, Sergueï Lavrov
Nucléaire
Pétrole et gaz
Minéraux et métaux
SOURCES : ECOFIN ; IFRI ; JEUNE AFRIQUE ; SIPRI ; FONDATION POUR LA RECHERCHE STRATÉGIQUE INFOGRAPHIE LE MONDE
Le rapprochement politique Les intérêts économiques
Une partie
importante
de l’activité russe
en Afrique
s’épanouit loin
des projecteurs

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