Le Monde - 23.10.2019

(C. Jardin) #1

6 |planète MERCREDI 23 OCTOBRE 2019


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Des aires marines classées, mais pas assez protégées


L’objectif de la France de préserver 30 % de ses eaux masque un niveau de réglementation très faible


L


es gestionnaires des aires
marines protégées fran­
çaises ne se réunissent au
grand complet que tous
les trois ou quatre ans. Du 22 au
24 octobre, avec des experts, des
scientifiques et des associations,
cinq cents acteurs de la mer se re­
trouvent à Biarritz pour préparer
la stratégie nationale en faveur de
la conservation des milieux ma­
rins pour les dix prochaines an­
nées. C’est la première fois qu’ils
se livrent à cet exercice collectif.
L’objectif est de répondre sans
tarder au cap fixé par le président
de la République le 6 mai.
Ce jour­là, après sa rencontre
avec les scientifiques de la
Plateforme intergouvernemen­
tale sur la biodiversité et les servi­
ces écosystémiques, porteurs de
très mauvaises nouvelles sur le
déclin des espèces vivantes, Em­
manuel Macron avait annoncé
vouloir protéger 30 % des eaux et
du territoire national d’ici à 2022,
dont « un tiers en pleine natura­
lité ». Ce tiers d’espaces­là, auquel
il va falloir appliquer une régle­
mentation stricte, constitue le
cœur du problème. Car, pour ce
qui y est des surfaces affichées, la
France, qui dispose du deuxième
espace maritime le plus étendu
au monde (plus de 10 millions de
kilomètres carrés avec les
outremers), ne manque pas
d’ambition.

Tenir son rang
Sous les effets des activités hu­
maines et du changement clima­
tique, l’état de santé de l’océan
mondial se dégrade rapidement.
Les aires marines protégées
(AMP) ont pour mission de
l’aider à surmonter ces boulever­
sements et à maintenir en vie les
écosystèmes qui le composent,
en lui épargnant certaines des
activités les plus néfastes,
comme le chalutage des fonds,
les activités d’exploitation ou la
surfréquentation. Dans le
meilleur des cas, cela fonc­
tionne : des espèces disparues
opèrent un retour, et certains
poissons parviennent à repren­
dre du poids. Tout dépend du ni­
veau de protection dont bénéfi­
cient ces espaces de respiration.
Au milieu des années 2010, plu­
sieurs Etats ont surenchéri en an­
nonçant des nouvelles AMP de
taille record, comme la réserve
marine de près de 1,3 million de
km^2 créée au large d’Hawaï sous

l’impulsion de Barack Obama. La
France veut pouvoir tenir son
rang lors du congrès mondial de
l’Union internationale pour la
conservation de la nature (UICN)
qui doit se tenir à Marseille en
juin 2020, d’autant que l’objectif
de 30 % d’eaux protégées ne
semble pas inaccessible.
En juillet, selon le bilan établi
par le réseau des AMP désormais
englobé dans l’Agence française
pour la biodiversité, le pays re­
censait officiellement 23,5 % de
ses eaux bénéficiant d’un statut
particulier, alors qu’il n’en
comptait que 16,3 % en 2014 et
moins de 1 % en 2007. Elisabeth
Borne a annoncé pour sa part fin
septembre la mise à l’étude de
500 000 km² supplémentaires
d’AMP dans les Terres australes et
antarctiques françaises (TAAF).
Dans l’équipe de la ministre de la
transition écologique et soli­
daire, on répertorie les dossiers
qui devraient permettre de faire
le compte : une zone pré­identi­
fiée autour des îles Saint­Paul et
Amsterdam, dans l’océan Indien,
pourrait être classée en protec­
tion forte d’ici à 2022. La préfète
des TAAF y travaille, assure­t­on
au ministère. Par ailleurs, les
50 000 km^2 des Glorieuses pour­
raient passer du statut de parc
marin à celui, bien plus contrai­
gnant, de réserve naturelle.
Las, aujourd’hui à peine 1 % du
réseau disparate des AMP – qui
ne compte pas moins de dix­
sept statuts très divers – a droit à
une protection forte. La gigantes­
que réserve nationale naturelle
des TAAF, par exemple, a été éten­
due en 2016 pour atteindre plus
de 1,5 million de km^2 ... mais la pê­
che n’y est interdite que dans
120 000 km^2. Quant au parc natu­
rel marin de la mer de Corail


  • l’un des plus grands du
    monde –, créé en Nouvelle­Calé­
    donie en 2014, il ne réglemente
    ni la pêche, ni l’extraction de
    minerai, ni les gros bâtiments de


croisière, hormis dans quelques
réserves de taille limitée.
« Le gouvernement va se ridiculi­
ser avec ses 30 %! assure Luc Frè­
re­Escoffier, chargé des océans au
WWF. Une loi de 2017 instaure des
zones de conservation halieutique
que le gouvernement ne parvient
pas à imposer. Et on sait bien que
les AMP manquent de moyens,
certaines n’ont qu’un seul poste
pour surveiller des zones immen­
ses. La vision française est de les
utiliser comme des lieux de coges­
tion entre usagers, plutôt que la
conservation. »
De fait, décréter une vaste AMP
dans une région du monde inha­
bitée s’avère moins sensible que
de mettre en place un petit parc
marin sur le littoral de métropole
avec l’assentiment des multiples
acteurs impliqués : pêcheurs in­
dustriels ou de loisir, pro­ et anti­
éoliennes offshore, conchylicul­
teurs, gestionnaires de port, pro­
fessionnels du tourisme, défen­
seurs de l’environnement,
extracteurs de sable coquillier et
quelques autres. Pour l’Etat,
l’exercice consiste à réunir tout ce

monde­là autour d’une table, en
espérant qu’ils finiront par se
mettre d’accord pour réduire
leurs impacts respectifs sur l’envi­
ronnement.
« Les trois quarts de nos habitats
marins côtiers sont en très mauvais
état », constate Elodie Martinie­
Cousty, de France nature environ­
nement (FNE). Jeudi 17 octobre,
neuf associations, dont FNE et le
WWF, se sont rassemblées pour
rappeler les manquements des
politiques publiques – européen­
nes y compris – vis­à­vis de la sau­
vegarde des écosystèmes marins.

Des « compromis nécessaires »
Pour elles, l’hécatombe de dau­
phins communs dans le golfe de
Gascogne illustre parfaitement
les contradictions françaises.
Malgré l’échouage de plus de
1 200 cétacés durant l’hiver 2018­
2019 (sans compter ceux, bien
plus nombreux, partis directe­
ment au fond de l’océan), victi­
mes collatérales des engins de
pêche utilisés dans le golfe, un
arrêté préfectoral propose
« d’autoriser la pratique du

chalutage pélagique en bœuf [fi­
let tiré entre deux bateaux] pen­
dant deux mois à compter du
1 er décembre 2019 dans une zone
où cette activité est interdite », car
elle est classée Natura 2000.
Parce qu’elles ont un impact
mesurable sur les écosystèmes,
les techniques de pêche sont l’un
des critères retenus par Joachim
Claudet, directeur de recherche
CNRS (Criobe/Université de Per­
pignan), pour définir une classifi­
cation cohérente des AMP et ainsi
pouvoir en comparer l’efficacité.
Depuis 2016, ses travaux, asso­
ciant plusieurs chercheurs, ont
donné lieu à plusieurs publica­
tions scientifiques. « Le but n’est
pas de mettre l’océan sous cloche,
des compromis sont nécessaires
entre vivre de la mer et veiller à sa
conservation, estime­t­il. Même si
elle n’est pas le pire élève de la
classe, que la France déclare proté­
ger 30 % de ses eaux est un pro­
blème, il vaudrait mieux utiliser la
classification internationale stan­
dard reconnue par les Nations
unies, l’UICN, etc. Un périmètre
dans lequel l’Etat fait de la concer­

tation au sein d’un conseil de
gestion ne peut pas être mis sur le
même plan qu’une réserve inté­
grale où presque personne n’a le
droit de pénétrer. »
Joachim Claudet explique que
certaines espèces ont besoin de
vastes espaces pour se déplacer
quotidiennement, quand d’au­
tres, en Méditerranée par exem­
ple, peuvent se contenter d’aires
plus petites à condition qu’elles
soient reliées les unes aux autres.
Il ne lui semble pas insurmon­
table de convaincre les pêcheurs
« que, dans les AMP, les poissons
sont plus gros et pondent davan­
tage d’œufs, de façon exponen­
tielle même », à condition d’ad­
mettre que les bénéfices écologi­
ques demandent du temps.
« Dans l’idéal, il ne faudrait pas
une vision spatialisée, mais une
gestion des écosystèmes avec des
outils durables. On en est très loin,
analyse­t­il. Quoi qu’il en soit,
mieux vaut des AMP petites et mal
placées que des très vastes bien
placées si elles ne sont pas réelle­
ment protégées. »
martine valo

Lubrizol : un rapport accablant pour les entreprises sous­traitantes


Une étude de 2010 auprès de 1 400 salariés intervenant sur des sites normands révèle une ignorance totale des questions de sécurité


P


rès de quatre semaines
après le gigantesque in­
cendie qui a ravagé l’usine
chimique Lubrizol, à Rouen, jeudi
26 septembre, on ne sait toujours
pas comment un tel feu a pu
se déclarer sur un site classé
Seveso seuil haut censé être sur­
veillé comme le lait sur le feu en
raison de la dangerosité et de la
quantité des substances stockées.
Ouverte pour « mise en danger
d’autrui », l’enquête préliminaire
du parquet de Paris devra identi­
fier ce qui a dysfonctionné en
termes de sécurité.
Lubrizol assure se « conformer à
toutes les normes applicables » et
affirme que ses employés sont
« formés aux risques de sécurité ».
Et à l’instar des sept autres éta­
blissements Seveso implantés
près de Rouen, la firme améri­
caine a recours à des sous­trai­
tants. Elle fait ainsi appel à la
société normande Netman pour
les activités de stockage et d’enfû­
tage – mise des produits chimi­
ques dans des fûts. Plusieurs cen­

taines de ces fûts étaient égale­
ment conservées au sein de l’en­
treprise voisine Normandie
Logistique, dont les entrepôts ont
aussi partiellement brûlé. « Nous
travaillons avec nos sous­traitants
afin de nous assurer qu’ils mettent
en œuvre des politiques de sécurité
équivalentes », indique Lubrizol.
Un rapport que Le Monde a pu
consulter révèle pourtant une si­
tuation alarmante parmi les
sous­traitants qui interviennent
sur les sites industriels de la ré­
gion normande.

Des tests de connaissance
Cette étude a été commanditée
en 2010 par le Club Maintenance
Normandie, une structure issue
de la chambre régionale du com­
merce et de l’industrie qui réunit
les professionnels de la mainte­
nance industrielle, pour faire le
point sur les questions de sécu­
rité. Elle a été menée auprès de
« plus de 500 contacts » (entrepri­
ses utilisatrices et sous­traitants)
et de 1 400 salariés de société de

sous­traitance. Le tableau est apo­
calyptique. La moitié des entre­
prises utilisatrices reconnaissent
ne pas en faire assez en termes de
sécurité et un quart des sociétés
sous­traitantes admettent taire
des dysfonctionnements par
crainte de sanctions.
Les salariés de la sous­traitance
ont été soumis à des tests de con­
naissance. Les résultats font froid
dans le dos : 98 % ne connaissent
pas les principes généraux de la
prévention ; 92 % ne savent pas ce
qu’est le « document unique », qui

recense les risques liés à l’activité
d’un site et les mesures mises en
place pour les prévenir ; 99 %
ignorent la liste des travaux
dangereux ; 95 % sont incapables
de dire ce que contient une « fiche
de données de sécurité », pour­
tant indispensable pour connaî­
tre la dangerosité d’une subs­
tance chimique (explosive, in­
flammable, toxique, cancéro­
gène...). Les quelque 5 000 tonnes
de produits partis en fumée chez
Lubrizol correspondaient à pas
moins de 479 fiches.

« Résultats édifiants »
Ce n’est pas fini. 75 % des salariés
sous­traitants ne savent pas ce
qu’est la « zone Atex », compren­
dre une zone à risque d’explo­
sion. Aucun ne sait à quoi
correspond une « consignation
chimique » (procédure d’inter­
vention sur des installations chi­
miques). Quant au personnel tra­
vaillant avec un « permis de feu »,
92 % n’ont pas même été formés
au maniement d’un extincteur.

« Ces résultats sont édifiants. Les
propres constats du patronat sont
encore plus alarmants que ceux
des organisations syndicales et de
l’inspection du travail », réagit Gé­
rald Le Corre, inspecteur du tra­
vail et responsable des questions
de santé et de travail à la CGT de
Seine­Maritime, qui, par le passé,
s’est rendu dans l’entreprise.
« Ces dernières années, nous
avons maintes fois alerté le minis­
tère du travail et la préfecture des
risques d’un nouvel AZF sur des si­
tes Seveso de la région. Depuis
2012, nous avons multiplié les cour­
riers sur la base des constats réali­
sés par les agents de l’inspection de
Seine­Maritime démontrant des
violations des règles de sécurité par
les industriels dans le secteur de la
pétrochimie », témoigne le syndi­
caliste, qui rappelle qu’en fé­
vrier 2018, deux sous­traitants
étaient morts après l’explosion de
l’usine Saipol (spécialisée dans
l’extraction d’huile) de Dieppe.
Avec la CGT, il demande
aujourd’hui « l’interdiction pure et

simple de la sous­traitance dans les
industries à risque ».
Lubrizol (représenté par son di­
recteur de l’époque Gérard Re­
noux) et la direction régionale de
l’environnement (représentée
par Olivier Lagneaux, chargé des
installations classées) avaient as­
sisté, en 2010, à la restitution de
l’étude. Neuf ans après, des plans
drastiques ont­ils été mis en place
pour combler les lacunes des
sous­traitants en termes de sécu­
rité? M. Lagneaux n’a pas sou­
haité s’étendre sur le sujet : « Trop
sensible dans le contexte Lubri­
zol ». Ni Lubrizol ni son sous­trai­
tant Netman n’ont répondu à nos
sollicitations.
« Malgré nos préconisations très
claires, ce que nous constatons de­
puis 2010 au niveau du comité ré­
gional d’orientation des condi­
tions de travail, c’est que rien n’a
été fait, ni par l’administration ni
par les entreprises, pour renforcer
la formation des sous­traitants »,
commente Gérald Le Corre.
stéphane mandard

92 % des
personnels
travaillant avec
un « permis
de feu » n’ont pas
été formés
au maniement
d’un extincteur

Aujourd’hui,
à peine 1 % du
réseau disparate
des aires marines
protégées
bénéficie d’une
protection forte

Toute activité humaine est interdite sur l’île Saint­Paul (8 km^2 ), située dans l’océan Indien. BENOIT STICHELBAUT/HEMIS.FR/AFP
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