Le Monde - 15.10.2019

(Ron) #1
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MARDI 15 OCTOBRE 2019 planète| 13

Les ressorts d’une étude controversée sur la viande


Plusieurs chercheurs minimisant les risques sur la santé n’ont pas déclaré leurs liens avec l’agroalimentaire


ENQUÊTE


C


ontinuez à manger de la
viande! La quasi­tota­
lité des spécialistes de
santé publique de la pla­
nète en a sursauté. Mardi 1er octo­
bre, un groupe de scientifiques
émettait cette « recommanda­
tion », à rebours de l’ensemble des
préconisations officielles – du
Programme national nutrition
santé français à l’Organisation
mondiale de la santé.
Dans une série de six articles pu­
bliés dans la revue scientifique
Annals of Internal Medicine (AIM),
un groupe de chercheurs baptisé
NutriRecs jugent incertain l’état
de la science qui associe la con­
sommation de viande rouge et de
viande transformée à un risque
accru de cancer et de maladies car­
dio­vasculaires. Les chercheurs de
NutriRecs ont passé en revue une
centaine d’études de cohorte me­
nées sur 6 millions de partici­
pants, qui montrent une associa­
tion entre une consommation
importante de viande et plusieurs
types de maladies. Ils relèvent
qu’une diminution de la consom­
mation de viande à trois portions
par semaine diminue le risque de
mortalité, toutes causes confon­
dues, de 13 %. Pour les cancers,
c’est 7 morts pour 1 000 person­
nes qui seraient évitées par une
réduction des portions carnées.
Malgré cela, le niveau de preuve
de ces résultats, qui s’appuient es­
sentiellement sur des études d’ob­
servation, est jugé insuffisant.
S’exonérant d’une prudente ré­
serve, ils recommandent « de con­
tinuer plutôt que de réduire la con­
sommation » de viande, provo­
quant une vive controverse. « Les
conclusions sont incohérentes avec
leur propre analyse », s’insurge
Walter Willett, professeur d’épidé­
miologie et de nutrition à l’Ecole
de santé publique de Harvard. Elles
« ont clairement été rédigées dans
le but de créer de la confusion ».
La surprise laisse désormais
place aux interrogations quant
aux réelles motivations de ces
chercheurs, des inconnus dans le
domaine de la nutrition pour la
plupart. D’après les informations
réunies par Le Monde, au moins
trois d’entre eux n’ont pas déclaré
auprès de la revue AIM leurs rela­
tions avec le secteur agroalimen­
taire, contrairement aux exigen­
ces éthiques de cette dernière.

Omissions
C’est le cas du nutritionniste Pa­
trick Stover, dont l’université (A
& M, Texas), étroitement liée aux
industriels de la viande et de l’éle­
vage, bénéficie de plusieurs mil­
lions de dollars de financements
de la part du secteur qui pèse
12,9 milliards de dollars au Texas,
premier Etat producteur de
viande aux Etats­Unis. M. Stover,
qui est à la fois vice­chancelier,
doyen du collège pour l’agricul­
ture et les sciences de la vie et di­
recteur de l’unité de recherche
AgriLife au sein de l’université,
n’a pourtant pas fait état de ces fi­
nancements à la revue.
« Je ne connais aucune revue ou
journal qui demanderait à un ad­
ministrateur de déclarer un finan­
cement lié à son organisation et
pour lequel l’auteur n’a joué aucun
rôle », a assuré M. Stover dans un
courriel. Le formulaire en vigueur
à la revue AIM le requiert pour­
tant. Une rubrique permet de « si­
gnaler d’autres relations ou activi­
tés que les lecteurs pourraient per­
cevoir comme ayant influencé, ou
pouvant donner l’impression d’une
influence potentielle ». Dans le
doute, il est conseillé de déclarer.
A la demande du Monde, M. Sto­
ver a calculé que la structure de re­
cherche qu’il dirige, AgriLife, rece­
vra en 2019 2 millions de dollars
(1,8 million d’euros) du secteur du
bœuf, et 4,5 millions de dollars au
total en ajoutant les subventions

fédérales, soit 2,6 % de son budget
de recherche. L’université A & M,
dont le site est truffé de photos de
bétail, de barbecues et de saucis­
ses, dispose par ailleurs d’une fon­
dation destinée à récolter les dons
de particuliers et d’entreprises.
Son actif s’élevait à près de 2 mil­
liards de dollars en 2018.
Cette omission vient s’ajouter à
celles du coordinateur des tra­
vaux, Bradley Johnston. Ce profes­
seur associé au département de
santé communautaire et d’épidé­
miologie de l’université Dalhousie
(Canada) n’a, lui, pas fait état d’un
versement reçu en 2015 de l’Inter­
national Life Sciences Institute
(ILSI), organisation de lobbying
scientifique du secteur agroali­
mentaire. Comme l’a révélé le New
York Times le 4 octobre, ces fonds
ont servi à financer une étude pa­
rue dans la même revue en 2016.
Controversée elle aussi, elle discré­
ditait les recommandations nutri­
tionnelles... sur la consommation
de sucre cette fois.
Parmi les membres d’ILSI, créé à
la fin des années 1970 par Coca­
Cola, figurent les principales fir­
mes de l’agrochimie et de l’agroali­
mentaire comme Danone, Mon­
santo ou encore Cargill, grand ac­
teur de la transformation de
viandes. « Cet argent a été versé
en 2015, en dehors de la période de
trois ans prévue pour la divulga­

tion des conflits d’intérêts », s’est
défendu M. Johnston dans le quo­
tidien américain pour justifier
l’absence de mention de finance­
ment dans l’étude sur la viande.
Cet argument ne semble en re­
vanche pas valable pour une publi­
cation datant de l’année suivante.
En mai 2016, M. Johnston a en effet
publié un article sur l’influence du
marketing de la malbouffe sur les
enfants dans une revue spéciali­
sée sur la question de l’obésité. Or,
M. Johnston n’a pas signalé cette
information pourtant pertinente
au vu du sujet de l’article, ainsi que
l’a constaté Le Monde. Même
omission pour Behnam Sadeghi­
rad (université McMaster, Hamil­
ton, Canada), coauteur avec M. Jo­
hnston des trois publications.

« Cette histoire
est ridicule »
Interpellé par Le Monde, le rédac­
teur en chef de Obesity Reviews,
David York, a répondu qu’il allait
suivre la procédure recomman­
dée par le comité d’éthique de pu­
blication. « Si un conflit d’intérêts
est découvert, nous publierons une
correction à l’article », a­t­il af­
firmé. Malgré plusieurs relances,
M. Johnston n’a pas répondu à
nos questions et M. Sadeghirad
n’a pas pu être joint.
« Toute cette histoire autour des
conflits d’intérêts est ridicule, tran­
che Gordon Guyatt professeur
émérite à la faculté des sciences
de la santé de l’université McMas­
ter, l’un des coauteurs des études,
dans un entretien téléphonique.
On s’attendait bien à une contro­
verse, mais pas à cette réaction
hystérique de la part des épidémio­
logistes en nutrition. » Interrogée
sur d’éventuels financements du
département de M. Guyatt et de
l’université de la part des secteurs
de la viande et de l’élevage, l’uni­

versité a refusé de répondre au
Monde, qui a été invité à formuler
une demande d’accès aux docu­
ments. Une procédure qui peut
prendre plusieurs mois...
Nombreux sont ceux qui s’inter­
rogent, dans les milieux de la nu­
trition, du cancer et de la santé pu­
blique, sur la nature exacte de ce
« coup » qui a suscité une couver­
ture médiatique importante. Car
cette opération n’est pas sans évo­
quer les stratégies de défense de
produits des « marchands de
doute », selon l’expression de l’his­
torienne des sciences américaine
Naomi Oreskes, professeure à
l’université Harvard. Son travail,
avec Erik Conway, documente les
pratiques des industriels du tabac
et du pétrole pour entretenir le
doute sur les dangers liés à leurs
produits.
« En les lisant, j’ai tout de suite
pensé que l’industrie de la viande
était derrière ces articles. Mais je ne
vois pas de trace d’un commandi­
taire », dit Marion Nestle, profes­
seure de nutrition à l’université de
New York et auteure de nombreux
ouvrages sur les conflits d’intérêts
dans ce domaine. Même senti­
ment du côté de Kurt Straif, l’an­
cien responsable du programme
des monographies du Centre in­
ternational de recherche sur le
cancer (CIRC), l’agence des Nations
unies chargée de classifier les
substances cancérogènes. « Les
conflits d’intérêts financiers ont un
impact négatif sur les résultats et
les recommandations. Et M. Guyatt
a beau insister sur le fait qu’aucun
d’entre eux n’en avait, les éléments
émergents montrent qu’il a tort. On
ne peut absolument pas se fier à des
recommandations formulées par
des groupes d’experts autoconsti­
tués et avec des conflits d’intérêts. »
Car ces préconisations de conti­
nuer à consommer de la viande
n’arrivent pas en terrain neutre.

En octobre 2015, en effet, le CIRC
classait la viande transformée
(saucisses, jambon et autres char­
cuteries) – comme « cancérogène
certain » et la viande rouge (bœuf,
agneau, porc...) comme « cancéro­
gène probable », provoquant la
furie du secteur. Parmi les criti­
ques virulents de cette classifica­
tion, on trouvait alors... Gordon
Guyatt. Dans une tribune publiée
dans le Financial Times, il atta­
quait la « fausse alerte » du CIRC,
l’accusant d’avoir ignoré des don­
nées et s’inquiétant d’un possible
« étiquetage d’avertissement con­
tre le cancer » sur les produits.
Le groupe NutriRecs est désor­
mais sous le feu des critiques.
Dans un communiqué commun,
une quinzaine d’organisations,
dont le Fonds mondial de recher­
che contre le cancer et le CIRC,
ainsi que plus de 250 scientifiques
en leur nom propre ont rejeté les
« recommandations ». Les spécia­
listes du monde entier « exhortent
le public à continuer de suivre la re­
commandation de limiter leur con­
sommation de viande rouge à trois
portions par semaine et à manger
peu, voire pas du tout, de viande
transformée », insiste Kurt Straif.
En amont de la publication, des
dizaines de scientifiques avaient
écrit à la revue pour exiger une
« rétractation préventive » des étu­
des. Coauteur d’un des articles,
John Sievenpiper, professeur en
nutrition à l’université de Toronto
(Canada), a aussi signé la demande,
dénonçant une conclusion oppo­
sée aux résultats trouvés.
Mais pour la rédactrice en chef
de la revue AIM, Christine Laine, il
n’existe pas de « motif valable de
rétractation ». Ceux qui la souhai­
taient l’ont demandée « unique­
ment parce qu’ils n’étaient pas d’ac­
cord avec les conclusions qui al­
laient à l’encontre de leur interpré­
tation des éléments de preuve

disponibles et de leurs propres inté­
rêts », assure­t­elle au Monde. La re­
vue médicale assume sa décision
de publier les études, jusqu’à les
promouvoir dans une vidéo où les
propos de Bradley Johnston sont
entrelardés de plans de saucisses
et steaks au barbecue.
Au­delà de la question des con­
flits d’intérêts, c’est la méthodolo­
gie employée par le groupe de
chercheurs, appelée « Grade », qui
est la cible des critiques de la com­
munauté scientifique compé­
tente. Développée pour mesurer le
niveau de preuve des études sur le
médicament, elle est jugée ina­
daptée à la recherche nutrition­
nelle. Contrairement aux essais
cliniques pour les médicaments,
en matière de nutrition, « on ne
peut pas faire des études sur deux
groupes, en imposant un certain
type d’alimentation pendant une
longue période à un groupe et un
autre type à un autre », explique
Chantal Julia, chercheuse au sein
de l’équipe de recherche en épidé­
miologie nutritionnelle à l’In­
serm. C’est « en accumulant les
nombreuses études épidémiologi­
ques, mais également toxicologi­
ques et expérimentales [que l’]on
arrive à un niveau de preuve très
fort », poursuit Mathilde Touvier,
directrice de l’équipe.

« Fétichisme
méthodologique »
Pour Naomi Oreskes, « tout porte à
croire que les auteurs ont essayé de
se servir d’une préférence méthodo­
logique donnée, dans une forme de
fétichisme méthodologique, pour
écarter un vaste corpus de connais­
sances qui démontrent qu’il n’est
pas sain de manger des protéines
animales en grandes quantités ».
Si l’on généralisait l’approche
Grade, « on écarterait toutes les ré­
glementations et recommanda­
tions sur la pollution de l’air, les
agents toxiques, les effets à long
terme des médicaments, l’exposi­
tion au soleil, l’activité physique et
de nombreuses autres données de
santé publique, renchérit Walter
Willett. Cette série d’articles a sapé
la confiance dans la science et la dé­
cision de les publier est irresponsa­
ble ». Marion Nestle, elle, parle de
« nihilisme nutritionnel » : avec leur
méthode, « aucune recommanda­
tion de régime alimentaire ne
pourra jamais atteindre un niveau
suffisant de preuve scientifique ».
Les six articles polémiques
étaient pourtant parés de toutes
les garanties de sérieux. La revue
qui les a publiés, AIM, a bonne ré­
putation : elle dépend de l’Ameri­
can College of Physicians, une as­
sociation de spécialistes de mé­
decine interne. Les « recomman­
dations » n’ont cependant
aucune légitimité officielle. Le
groupe NutriRecs, qui n’est man­
daté par aucune instance publi­
que ou académique, s’est auto­
constitué en 2018. Mais qui fi­
nance les activités de sa vingtaine
de collaborateurs? Aucune infor­
mation ne figure sur son site.
Gordon Guyatt assure qu’il s’agit
de contributions « en nature »,
chaque scientifique prenant sur
son budget propre.
« Le grand perdant, dans cette his­
toire, c’est le public », regrette Ma­
rion Nestle. Les industriels, en re­
vanche, ont « enfin des éléments de
preuve pour avancer que la popula­
tion n’a pas besoin de réduire sa
consommation de viande ».
mathilde gérard
et stéphane horel

« On ne peut pas
se fier à des
recommandations
formulées par des
groupes d’experts
autoconstitués »
KURT STRAIF
ancien expert de l’OMS

« Cette série
d’articles a sapé
la confiance
dans la science »
WALTER WILLETT
Ecole de santé publique
d’Harvard
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