Le Monde - 15.10.2019

(Ron) #1

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INTERNATIONAL


MARDI 15 OCTOBRE 2019

0123


Les Kurdes en 


appellent à Assad 


contre la Turquie


Le régime syrien et les forces kurdes ont signé


dimanche un accord pour le déploiement


de troupes loyalistes dans le nord­est du pays


REPORTAGE
kamechliyé (syrie) ­ envoyé spécial

A


l’hôpital de la Miséricorde, à
Kamechliyé, la plus grande
ville kurde de Syrie, le
monde semble s’être effon­
dré, dimanche 13 octobre.
Un homme hurle de dou­
leur, la peau du visage en lambeaux, tandis
qu’un soignant lui bande la jambe et qu’un
autre, impassible, inscrit au marqueur sur
son torse des instructions médicales. Une in­
firmière sexagénaire, les yeux fardés à l’ex­
cès, observe la scène, debout dans la cohue.
Le docteur Shamel a du sang sur sa blouse
verte tout élimée. Il vient de recoudre une
blessure profonde. « Trump, Macron, John­
son... Vous nous avez utilisés, maintenant
vous vous débarrassez de nous! Les seuls res­
ponsables de tout ça, c’est cette coalition de
menteurs, ce Conseil de sécurité de menteurs,
ces pays de menteurs », scande le docteur
Shamel, dans un anglais furieux, désespéré.
Un homme qui passe dans le hall, mis sens
dessus dessous, reprend la parole : « Qu’est­ce
qu’on vous a fait, nous, les Kurdes? » Les bles­
sés hurlants, les brûlures, les corps cassés, le
désespoir qui règne dans le petit hôpital de
quartier de Kamechliyé sont les échos d’un
massacre aux victimes encore chaudes. Plus
tôt dans la journée, l’artillerie turque a dé­
cimé un convoi de civils, encadrés par les for­
ces kurdes, se dirigeant vers Ras Al­Aïn, à une
centaine de kilomètres à l’ouest, pour protes­
ter, à leur corps défendant, contre l’invasion
menée par la Turquie et ses milices islamis­
tes. Quatorze au moins sont morts, portant
le nombre des victimes depuis le début de
l’offensive turque, le 9 octobre, à 60 civils et
104 combattants kurdes, selon l’Observa­
toire syrien des droits de l’homme. Parmi le
flot de blessés dans ce convoi se trouve
l’homme qui hurle à l’hôpital de la Miséri­
corde.

Dehors, la nuit noire de Kamechliyé est par­
courue d’hommes en armes, de bouts de ciga­
rette incandescents et de rumeurs sinistres.
Les communications sont mauvaises, mais
on sait que l’armée turque et ses soudards
avancent dans le pays, que la frontière est dé­
bordée depuis longtemps. En cinq jours,
130 000 personnes ont été jetées sur les rou­
tes. On a vu leurs camionnettes surchargées
bringuebaler leurs visages en sueur, leurs
couvertures à fleurs entassées à l’arrière. Les
écrans des téléphones portables sont saturés
d’images d’exécutions sommaires, d’infor­
mations invérifiables, de photographies d’en­
fants paniqués, et d’enfants morts aussi. La
défaite a mis moins d’une semaine pour s’ins­
taller. Et lundi, dès l’aube, le régime meurtrier
de Bachar Al­Assad sera de retour, toutes cou­
leurs dehors, dans les rues du Nord­Est syrien.

LE TEMPS DES VICTOIRES EST RÉVOLU
La coalition internationale, amie des jours
heureux, s’enfuit. Dimanche, le président Do­
nald Trump a ordonné le retrait des quelque
1 000 soldats américains du Nord syrien. Ces
jours­ci aurait pu être fêté le cinquième anni­
versaire d’une alliance forgée sur les ruines
en résistance de Kobané. En novembre 2014,
la petite ville kurde à la frontière turco­sy­
rienne, assiégée par les djihadistes, avait ému
le monde et précipité dans son ciel des avions
occidentaux. Le partenariat militaire noué
alors a, dans les années qui ont suivi, débar­
rassé le Nord­Est syrien du drapeau noir du
califat autoproclamé de l’organisation Etat is­
lamique (EI). Les Forces démocratiques sy­
riennes (FDS, à majorité kurde) ont pris
Rakka, la capitale de l’EI, deux années seule­
ment après les attentats de novembre 2015,
qui y avaient été conçus. Mais le temps des
victoires est révolu.
Les milices pro­Turcs contrôlent désormais
Tall Abyad et une quarantaine de villages de la
zone frontalière jusqu’à l’ouest de Ras Al­Aïn,
ville qui leur échappe encore. Le régime sy­

rien s’apprête à investir Manbij et Kobané à la
frontière turque, mais aussi Kamechliyé et
Hassaké sur l’arrière­front. Ses forces se sont
déployées, lundi matin, à Tel Tamer, à vingt
kilomètres au sud de Ras Al­Aïn, pour mar­
cher vers la frontière.
En désespoir de cause, devant l’incapacité de
leurs alliés occidentaux à les défendre contre
la Turquie, membre de l’OTAN, et de ses mili­
ciens islamistes, les FDS ont dû laisser entrer
le régime qui n’attendait que cela. Ils ont an­
noncé, dimanche soir, avoir conclu un accord
avec Damas pour le déploiement de l’armée
syrienne dans le nord du pays, en soutien aux
FDS, afin de s’opposer à l’avancée rapide des
troupes turques et de leurs alliés. Le régime
Assad a annoncé l’envoi de troupes dans le
Nord pour « affronter » l’« agression » turque.
Des partisans du régime, à Kamechliyé et à
Hassaké, ont accueilli la nouvelle par des célé­
brations. La tenaille s’est refermée sur les Kur­
des syriens et leurs alliés du nord du pays.
Mais la guerre est­elle terminée? « Nous
nous sommes préparés à ce jour », confiait la

veille à Kamechliyé une responsable kurde,
Fawza Youssef. On venait d’enterrer, dans le
cimetière militaire des FDS, quatre victimes
de la guerre. Fawza Youssef pleurait, seule
dans la foule, tandis que les slogans du mou­
vement kurde retentissaient : « Les martyrs
sont immortels, les martyrs sont immortels! »

LA FIN D’UN MONDE
Pleurait­elle ces morts, venus rejoindre, dans
des tombes aux couronnes fleuries, les
10 000 jeunes hommes et femmes tombés
au combat? Ou pleurait­elle la fin d’un
monde? L’effondrement de cet écheveau
d’institutions mises en place patiemment
par le mouvement kurde, dont le caractère
autoritaire était doublé d’une ambition de
transformer le monde, avec ses communes
autonomes placées sous la férule des cadres
du parti, la parité imposée à tous les étages,
les grandes mises en scène de l’amitié entre
les peuples? Ou pleurait­elle encore le temps
où les grandes puissances du monde entier
les courtisaient avant de tourner casaque?

Un retrait en forme de débandade pour Trump et les Etats­Unis


Le président américain a ordonné le départ d’un millier de soldats présents jusqu’ici dans le nord de la Syrie aux côtés des Kurdes


washington ­ correspondant

S


ous la pression de l’offen­
sive de la Turquie, Donald
Trump a ordonné le retrait
de la quasi­totalité des forces spé­
ciales américaines du nord­est de
la Syrie, dimanche 13 octobre. Le
secrétaire à la défense, Mark Esper,
en a fait l’annonce alors que le pré­
sident des Etats­Unis se rendait à
son club de golf de Virginie. Seules
quelques forces pourraient être
maintenues à la frontière avec
l’Irak, au sud, à Al­Tanaf.
Donald Trump avait commenté
la situation en début de matinée
sur Twitter, présentant comme un
retrait mûrement réfléchi ce qui
ressemblait plutôt, sur le terrain, à
une débandade. « Les Kurdes et la
Turquie se battent depuis de nom­
breuses années. La Turquie consi­
dère le PKK [lié aux Kurdes syriens]
comme les pires des terroristes.
D’autres voudront peut­être inter­

venir et se battre pour un camp ou
pour un autre. Laissons­les faire!
Nous surveillons la situation de
près. Guerres sans fin! », avait­il
écrit comme pour se laver les
mains de l’affrontement en cours
entre l’armée turque et les alliés
kurdes des Etats­Unis contre l’or­
ganisation Etat islamique.
Faute d’avoir indiqué des lignes
rouges à son allié turc lors d’une
conversation téléphonique avec
son homologue Recep Tayyip
Erdogan, une semaine plus tôt,
Donald Trump avait placé les for­
ces américaines dans une situa­
tion qui s’est avérée impossible.
Alors qu’un haut responsable
avait tenu à assurer, lundi, qu’un
retrait total des forces spéciales
américaines n’était pas d’actualité,
la pression militaire n’a cessé
d’augmenter. Vendredi, le Penta­
gone avait même dû protester
contre des tirs d’artillerie turcs ju­
gés délibérés près de l’une de leurs

positions. Interrogé, le président
des Etats­Unis avait éludé.
Pris de court, les Etats­Unis ont
paré au plus pressé, sans être en
mesure d’obtenir la moindre ga­
rantie sur le sort de djihadistes dé­
tenus par leurs alliés kurdes. Selon
le New York Times, l’avancée rapide
des troupes turques les a empê­
chés notamment de transférer en
lieu sûr une soixantaine de déte­
nus considérés comme particuliè­
rement dangereux. Plusieurs bi­
lans pouvaient être tirés, diman­

L’ O F F E N S I V E T U R Q U E D A N S L E N O R D ­ E S T S Y R I E N


che soir, d’une crise dont Donald
Trump a été à l’initiative et qui
compte sans doute parmi les plus
significatives d’une présidence
jusqu’à présent relativement épar­
gnée. En dépit du mécontente­
ment exprimé comme jamais tout
au long de la semaine par la majo­
rité des cadres républicains, ainsi
que d’une manière plus discrète
par les responsables militaires,
Donald Trump a tranché en soli­
taire, indifférent aux conséquen­
ces du feu vert adressé, en dépit
de ses dénégations officielles, à
Recep Tayyip Erdogan.
En décidant de retirer la quasi­to­
talité des forces spéciales améri­
caines présentes dans le nord­est
de la Syrie, le président des Etats­
Unis a une nouvelle fois pris à
contre­pied ses alliés. Les Kurdes
tout d’abord, en dépit du lourd tri­
but versé dans les combats contre
les derniers bastions syriens de
l’organisation Etat islamique (EI).

Les pays européens ensuite, qui
ont pris part à la coalition inter­
nationale constituée par son
prédécesseur démocrate, Barack
Obama, pour lutter contre l’EI.

« Catastrophe prévisible »
La débâcle ne va pas seulement fa­
ciliter une résurgence djihadiste
déjà pointée par le Pentagone, elle
va également priver Washington
du seul levier dont il disposait
dans le dossier syrien. L’abandon
des Kurdes a en effet forcé ces der­
niers à se tourner dimanche vers
le régime de Bachar Al­Assad
contre les troupes turques. Le
dictateur syrien se trouve ren­
forcé et moins que jamais suscep­
tible du moindre compromis
concernant une solution politi­
que à la guerre civile qui a ravagé
le pays pendant plus de huit ans.
La Russie et l’Iran, deux alliés du
régime de Damas, sont également
confortés. « La catastrophe qui se

déroule ce soir en Syrie était prévisi­
ble à partir du moment où Trump a
clairement indiqué qu’il souhaitait
partir », a déclaré Brett McGurk,
l’ex­envoyé spécial chargé de la
coalition internationale contre
l’EI, démissionnaire en décembre
après une première menace de re­
trait agitée par Donald Trump.
Justifié par le renoncement aux
« guerres sans fin », le retrait de
Syrie est survenu quelques jours
après l’annonce de l’envoi de ren­
forts américains en Arabie saou­
dite. Interrogé sur cette contradic­
tion, le 12 octobre, Donald Trump
s’est justifié en avançant que les
Saoudiens « nous achètent des
marchandises d’une valeur de cen­
taines de milliards de dollars, et pas
seulement du matériel militaire ».
« L’Arabie saoudite a accepté de
nous payer pour tout ce que nous
faisons pour les aider, et nous ap­
précions ça », a­t­il ajouté.
gilles paris

« LA GUERRE EN 


UNIFORME ET LES 


BUREAUX OFFICIELS,


C’EST TERMINÉ. 


NOUS SOMMES 


PASSÉS EN MODE 


GUÉRILLA CONTRE 


LA TURQUIE  »
FAWZA YOUSSEF
haute responsable
politique kurde

LA RUSSIE ET L’IRAN, 


DEUX ALLIÉS 


DU RÉGIME 


DE DAMAS, SONT 


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