Le Monde - 15.10.2019

(Ron) #1

0123
MARDI 15 OCTOBRE 2019 international| 3


En haut,
à gauche :
à Derik, lors
des funérailles
de Ferhad
Remedan,
le chauffeur
d’Havrin Khalaf,
responsable
politique kurde
assassinée.
En haut,
à droite :
à Kamechliyé,
un enfant pleure
la mort d’un
membre de sa
famille, tué lors
de l’opération
turque.
En bas,
à gauche :
Massoud,
hospitalisé
à Kamechliyé
après avoir eu le
ventre perforé
lors d’un
bombardement
turc.
En bas, à droite :
des civils en
fuite, à un poste­
frontière avec
l’Irak. LAURENCE GEAI
POUR « LE MONDE »

Les supplétifs d’Ankara sèment la terreur


Les miliciens arabes se déchaînent contre les Kurdes, multipliant lynchages et assassinats


REPORTAGE
sanliurfa (turquie),
kamechliyé, derik (syrie) ­
envoyés spéciaux

C’


est une vidéo barbare
en provenance de Syrie,
une de plus : sur le bas­
côté d’une route, aux abords de
Tall Abyad, non loin de la frontière
turque, un groupe de miliciens en
treillis canardent un homme al­
longé au sol, les mains liées dans le
dos. « Allahou akbar! Bien fait pour
ce porc », aboie l’un d’eux, face au
nuage de poussière soulevé par la
mitraille. « Filme­moi, filme­moi »,
gueule un autre, tout en pointant
sa kalachnikov sur le malheureux.
Les tueurs appartiennent à l’une
des formations rebelles syriennes
qui suppléent l’armée turque dans
son offensive dans le nord­est de la
Syrie. Leur victime est un Kurde sy­
rien, fait prisonnier un peu plus
tôt. Nul ne sait s’il était lié aux Uni­
tés de protection du peuple (YPG),
le mouvement autonomiste armé,
maître de la rive orientale de
l’Euphrate, contre lequel Ankara
est parti en guerre, le 9 octobre.

Du « fossé » au « gouffre »
La scène d’assassinat, diffusée sa­
medi 12 octobre sur les réseaux so­
ciaux, est emblématique du chaos
qui s’est emparé de la Djézireh, la
partie nord­est de la Syrie, depuis
le lancement de cette opération.
Elle est aussi révélatrice de la fièvre
sectaire déchaînée par l’attaque
turque, et des risques d’éclatement
qu’elle fait peser sur la complexe
mosaïque communautaire de
cette région, où Kurdes, Arabes,
Assyriens et Turkmènes s’entre­
mêlent. « J’ai très peur que le fossé
entre Kurdes et Arabes ne devienne
un gouffre », confie Fadel Abdul
Ghany, le directeur du Réseau sy­
rien des droits de l’homme.
L’inquiétude est d’autant plus
grande que ce samedi a vu aussi le
lynchage, toujours par des mili­
ciens pro­Turcs, d’une responsa­
ble politique kurde, Havrin Kha­
laf, 35 ans, célèbre pour ses initia­
tives en faveur du rapproche­
ment entre Arabes et Kurdes. La
secrétaire générale du Parti du fu­
tur de la Syrie, une formation
dans l’orbite du Parti de l’union
démocratique (PYD), la force
kurde dominante dans le Nord­
Est syrien, a été capturée sur la
route internationale qui relie
cette région au nord­ouest de la
Syrie, contrôlée par la rébellion.

Les témoignages recueillis par Le
Monde à Derik, sa ville d’origine,
où ses funérailles et celles de son
chauffeur, tué au même moment,
se sont déroulées samedi, incitent
à penser que les assassins de la
trentenaire se sont acharnés sur
son corps. « Elle avait la jambe bri­
sée, chair ouverte, les bras couverts
de contusions, le corps et les vête­
ments couverts de terre comme s’ils
l’avaient traînée sur le sol », a cons­
taté Leïla Mohamed, l’une des per­
sonnes chargées, à Derik, de pré­
parer les corps des « martyrs ».
« La moitié de son visage était
écrasée à l’intérieur de son crâne,
l’autre était reconnaissable, a ob­
servé le camarade Hassan, affecté
au même travail. Elle avait plu­
sieurs impacts de balles dans la poi­
trine et dans le ventre, et des brûlu­
res qui tendent à indiquer qu’ils lui
ont tiré dessus de près. » Ces témoi­
gnages prêtent à penser qu’après
avoir été torturée Mme Khalaf a été
abattue à bout portant.

Le tollé suscité par la vidéo d’as­
sassinat a forcé la direction du
groupe syrien impliqué, Ahrar
Sharqeya, à se désolidariser de ses
hommes. Son conseiller politique,
Ziad Al­Khalaf, a assuré au Monde
qui l’a rencontré dans son bureau
de Sanliurfa, dans le sud de la Tur­
quie, à 50 km de Tall Abyad, que les
assassins ont été arrêtés et seront
déférés devant un tribunal mili­
taire. Rien ne garantit que cette dé­
claration sera suivie d’effet.

« Pas des Syriens de souche »
« Nous condamnons totalement
ces agissements, il s’agit de crimes
de guerre, fustige Fadel Abdul
Ghany, qui est proche de l’opposi­
tion syrienne. Mais il faut com­
prendre que la situation à laquelle
nous sommes confrontés, dans le
Nord­Est syrien, est l’aboutisse­
ment d’une série d’erreurs. »
Les Syriens réfugiés à Sanliurfa,
qui viennent pour la plupart de zo­
nes contrôlées par les YPG, égrè­
nent les griefs qu’ils nourrissent à
l’encontre des autorités kurdes : le
dépeuplement de force et la des­
truction de villages arabes des en­
virons de Tall Abyad et Ka­
mechliyé, en 2015, après l’éviction
de l’EI de la région, des mesures
qui répondaient à des impératifs
sécuritaires, affirment les combat­
tants kurdes ; le remplacement des
manuels scolaires arabes par des
ouvrages à la gloire du PKK, la for­
mation séparatiste kurdo­turque,
à laquelle les YPG sont subordon­

dans le chaos généré par l’offensive turque
dans le nord de la Syrie, près de 800 femmes et
enfants étrangers liés à l’organisation Etat isla­
mique (EI), dont des Français, ont fui, dimanche
13 octobre, le camp de déplacés d’Ayn Issa.
D’après l’administration kurde du camp, « 785
proches de membres étrangers de l’EI » ont fui,
après avoir « attaqué les gardes et ouvert les por­
tes ». Mais, d’après une source humanitaire
contactée par Le Monde, ce sont les Forces dé­
mocratiques syriennes qui ont ouvert les por­
tes du camp à la suite de frappes turques sur des
cibles proches. Selon l’Observatoire syrien des
droits de l’homme, une partie des gardiens du
camp s’étaient retirés pour aller épauler les for­
ces kurdes combattant les supplétifs syriens.
L’annexe des étrangers du camp d’Ayn Issa ac­
cueillait 249 femmes et 700 enfants liés à l’EI, se­
lon l’ONG Save the Children. Parmi eux se trou­
vent neuf Françaises et une vingtaine d’enfants,
dont une majorité a moins de 5 ans, précise
Me Marie Dosé. D’après la source humanitaire,

des familles de djihadistes, dont de nombreux
étrangers, auraient été vues dans le centre­ville
désert d’Ayn Issa. « Elles ne savent pas comment
rejoindre Rakka : il y a des bombes et des tirs par­
tout. Elles sont livrées à elles­mêmes. J’ai peur que
des membres de cellules dormantes de Daech les
approchent pour les récupérer, redoute Me Dosé,
en contact avec cinq Françaises qu’elle repré­
sente. Toutes celles que je défends disent préférer
mourir plutôt que de retourner chez Daech. »
Alors que la France s’est dite « inquiète », le Col­
lectif des familles unies, qui rassemble des fa­
milles de djihadistes français se trouvant en Sy­
rie, a appelé le gouvernement à « rapatrier dans
l’urgence les enfants français innocents » et « leurs
parents ». Avec l’instabilité dans le Nord syrien et
l’annonce d’un redéploiement des troupes loya­
les au président Al­Assad à la frontière turque, le
sort des 12 000 femmes et enfants étrangers pré­
sents dans les camps, dont environ 400 Français,
est désormais incertain.
a. ka. et hélène sallon

Des familles de djihadistes s’évadent d’un camp


nés ; l’hégémonie du PYD, à peine
entamée par la création des Forces
démocratiques syriennes, un
mouvement paramilitaire kurdo­
arabe, noyauté par les YPG, etc.
« Ils nous font sentir en perma­
nence qu’ils sont les vainqueurs et
que nous sommes les perdants,
confie Abou Mohamed, un insti­
tuteur à la retraite, à Sanliurfa. Il
n’y avait pas de haine avant, mais
je la sens monter très fort. » A ces
ressentiments, ancrés dans l’his­
toire des huit dernières années,
s’ajoute une forme persistante de
déni de la légitimité kurde,
nourri par le baasisme, l’idéolo­
gie du régime Assad, dont les ca­
dres de l’opposition restent impré­
gnés malgré eux.
« Les Kurdes ne sont pas des Sy­
riens de souche, ce sont des immi­
grés », insiste Saleh Al­Hindawi, un
membre du conseil municipal en
exil de Tall Abyad. Des propos
oublieux du fait que la Djézireh fut
une terre de pionniers, qui était
quasi vide avant les années 1920.
« Pour éviter les horreurs que l’on
traverse aujourd’hui, il faudrait ar­
rêter cette guerre et unifier le nord­
ouest et le nord­est de la Syrie dans
un même front anti­Assad », es­
time Fadel Abdul Ghany. Compte
tenu de l’accord passé dimanche
entre le PYD et Damas, qui prévoit
le redéploiement des forces gou­
vernementales sur la frontière tur­
que, cet horizon semble plus que
jamais inatteignable.
benjamin barthe et a. ka.

Un peu plus tard, dans son bureau désert,
installé dans l’ancienne gare de Kamechliyé,
souriante, elle croyait encore à des pressions
internationales sur Ankara, à un retourne­
ment de situation. Mais, derrière les traits
d’esprit et les yeux rieurs, le mot qu’elle pro­
nonçait avec le plus de conviction était celui
de « résistance » : « La guerre en uniforme et les
bureaux officiels, c’est terminé. Nous sommes
passés maintenant en mode guérilla contre la
Turquie. » Fawza Youssef affirmait que des
messages avaient déjà été envoyés au régime
syrien en vue d’un accord et d’une réponse
commune à l’invasion turque, mais qu’ils
n’avaient pas trouvé de réponse. En moins de
vingt­quatre heures, la situation a changé.
Déjà, les routes ne sont plus sûres, les com­
munications impossibles et les informations
rares d’un bout à l’autre du territoire. Dans
les zones grises en pleine métastase se re­
groupaient des cellules dormantes de l’EI et
des groupes pro­Turcs fourbissant leurs ar­
mes. Dans les prisons et dans les camps, les
djihadistes étrangers, européens, français,
bouillaient de se voir libérer par l’armée d’in­
vasion ou de vivre le moment où le chaos
leur ouvrirait grand les portes.
Il est déjà trop tard. L’issue cauchemardes­
que dont les forces kurdes avaient maintes
fois averti leurs partenaires occidentaux a
fini par se matérialiser. Malgré le retour du
régime, l’EI peut prendre un second souffle.
Une nouvelle ère de sang s’est ouverte, di­
manche soir. Elle avait commencé, le diman­
che précédent, par un coup de téléphone, en­
tre Washington et Ankara.
allan kaval


TURQUIE


IRAK


SYRIE


Ras Al-Aïn

Hassaké

Kamechliyé Derik

Tall Abyad
Ayn Issa

Kobané

Gaziantep

Sanliurfa

Alep
Rakka

Manbij

50 km

Euphrate

Armée turque et ses alliés
Oensive terrestre
« Zone de sécurité »
demandée par la Turquie

Source : Syria Liveuamap

Oensive turque, lundi 14 octobre

Force arabo-kurde
Régime syrien et ses alliés
Groupes rebelles et djihadistes

TURQUIE

SYRIE
IRAK

IRAN

Zone de peuplement kurde

Les mises en garde et l’impuissance des Européens


La France et l’Allemagne ont suspendu leurs livraisons d’armement à la Turquie


I


l s’agit de marquer le coup vis­
à­vis des autorités turques
alors que l’opération contre les
Kurdes syriens s’intensifie. A l’oc­
casion d’un dîner avec la chance­
lière allemande Angela Merkel, le
13 octobre, Emmanuel Macron a
fait part de la volonté commune
de Paris et Berlin de voir cesser l’of­
fensive, soulignant qu’elle risquait
de faire naître « des situations hu­
manitaires insoutenables ». Peu
après, le chef de l’Etat a présidé un
conseil restreint de défense qui a
rappelé, selon le communiqué de
l’Elysée, que « la priorité absolue
doit être d’empêcher la résurgence
de Daech dans la région ».
Les autorités françaises vont en
outre prendre « dans les prochai­
nes heures » des mesures pour ga­
rantir la sécurité des personnels
civils et militaires français au
nord­est de la Syrie alors que les
Etats­unis retirent 1 000 soldats
supplémentaires. Quelque 300
militaires des forces spéciales sont

stocks nécessaires », relève Marc
Pierini, ancien représentant de
l’Union européenne à Ankara.
Selon le dernier rapport au Parle­
ment du ministère des armées
sur les exportations d’armement,
la Turquie a commandé pour
45,1 millions d’euros de matériel
militaire français en 2018. Elle est
un client relativement marginal.
En revanche, Ankara reste le prin­
cipal acheteur d’armement alle­
mand au sein de l’OTAN avec, pour
l’année 2018, quelque 242,8 mil­
lions d’euros, soit près d’un tiers
de l’ensemble des exportations
allemandes d’armes de guerre
(770,8 millions d’euros). D’où la
réaction du ministre turc des affai­
res étrangères, Mevlut Çavusoglu,
qui a tenté d’expliquer à la radio al­
lemande Deutsche Welle que cette
offensive dans le Nord syrien était
« une question de sécurité natio­
nale, une question de survie ».
Les pressions des Européens ne
devraient guère aller au­delà,

faute surtout d’unité. « Je crains
qu’il sera impossible d’arriver à une
décision commune des Etats­mem­
bres pour un embargo sur les ar­
mes à la Turquie, car, même si le
Royaume­Uni, l’Italie, l’Espagne
suivent l’exemple de Paris et de Ber­
lin, il y aura toujours des pays euro­
péens qui continueront à en vendre
à Ankara », explique Marc Pierini.
Recep Tayyip Erdogan a de très
bonnes relations avec les leaders
populistes de pays d’Europe cen­
trale, à commencer par la Hongrie
et la Pologne. Le président turc se
sent donc en position de force et
continue ses rodomontades. « De­
puis que nous avons lancé notre
opération, nous faisons face à des
menaces de sanctions économi­
ques ou d’embargos sur les armes.
Ceux qui pensent pouvoir nous
contraindre à reculer avec ces me­
naces se trompent », a martelé
M. Erdogan, le 13 octobre, dans un
discours à Istanbul.
marc semo

déployés sur zone, chiffre jamais
confirmé officiellement par Paris.
La veille, Paris a décidé « de sus­
pendre tout projet d’exportation
vers la Turquie de matériels de
guerre ». La Norvège – non mem­
bre de l’UE – avait été la première à
annoncer un tel embargo, suivie
par les Pays­Bas puis l’Allemagne.

« Question de survie »
Ces mesures de suspension des
contrats d’armement sont avant
tout symboliques. Dans les deux
sens du terme. Elles sonnent
comme une mise en garde mon­
trant l’isolement croissant – y
compris au sein de ses alliés – de la
Turquie, pilier depuis 1952 du flanc
sud­est de l’OTAN. Elles n’auront
néanmoins guère d’effets sur l’of­
fensive en cours. « L’opération était
manifestement préparée de longue
date et les forces armées turques
comme le président Recep Tayyip
Erdogan ont évidemment pris leurs
précautions et disposent de tous les

UNE RESPONSABLE 


POLITIQUE KURDE, 


HAVRIN KHALAF, 


35  ANS, A ÉTÉ 


CAPTURÉE, SANS 


DOUTE TORTURÉE, 


PUIS TUÉE

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