4 |international MARDI 15 OCTOBRE 2019
0123
tunis correspondance
C’
est un local modeste
et sans décor : tables
en plastique et murs
nus. Les fenêtres du
troispièces donnent sur la station
de tramway de la rue IbnKhal
doun, au cœur de Tunis, non loin
de la fameuse avenue Bourguiba.
Austérité sobre : le quartier géné
ral de Kaïs Saïed est à l’image du
nouveau président de la Républi
que tunisienne, élu à la magistra
ture suprême dimanche 13 octo
bre, selon les instituts de sondage
Sigma et Emrhod, qui le créditent
respectivement de 76,9 % et 72,5 %
des suffrages exprimés. Seul ca
price graphique dans ce QG : l’affi
che ornant le bureau de Kaïs Saïed,
où figure une Tunisie coiffée de la
balance de Thémis, symbole de
l’équité. Tout Kaïs Saïed est là : la
passion du droit au service d’une
Tunisie à reconstruire. Le nouveau
président, juriste constitutionna
liste à la silhouette ascétique et
empruntée, appelle cela « une ré
volution légale ».
Plus de huit ans après la chute de
la dictature de Zine ElAbidine Ben
Ali, la Tunisie semble connaître
une réplique sismique du « prin
temps tunisien » avec l’irruption
de Kaïs Saïed, 61 ans, à la tête de
l’Etat. Sa vision du monde, dans la
quelle un conservatisme moral et
religieux teinté de souverainisme
cohabite avec un projet de démo
cratie directe renversant la pyra
mide de l’Etat, aura séduit une ma
jorité de Tunisiens impatients de
sanctionner un establishment
politique ayant trahi, à leurs yeux,
les espérances du soulèvement de
- Kaïs Saïed, c’est un peu le
« boomerang » de la révolution.
Un paradoxe
Cet événement électoral de pre
mière importance ne manque pas
d’interroger. On peut y voir une
anomalie, un paradoxe même,
tant le vainqueur de ce second
tour de l’élection présidentielle,
devançant de près de 50 points
son concurrent Nabil Karoui, le
magnat de la télévision, aura cassé
les codes du combat électoral. Dé
pourvu de toute structure parti
sane – il refuse la logique des par
tis – et adepte d’une campagne
minimale, allant jusqu’à récuser le
financement public qui lui était
dû, Kaïs Saïed aura infligé un cruel
démenti aux professionnels du
marketing politique s’activant
autour de la « transition démocra
tique tunisienne ».
Hors norme, il n’est même pas
un « populiste », lui qui abhorre
semer les « promesses » et s’ex
prime dans un arabe littéraire châ
tié – quand ses concurrents recou
rent au derja (dialecte tunisien) –
et sur un ton monocorde, souvent
ennuyeux, en totale rupture avec
les facilités théâtrales d’un tribun.
Sa notoriété initiale doit certes
beaucoup à la télévision, où des
journalistes en quête de « bons
clients » prisaient sa disponibilité à
venir décrypter en studio les en
jeux de la Constitution de 2014.
Mais il n’a jamais succombé à l’ad
diction cathodique. Discrètement,
sans crier gare, hors du radar des
médias qui ne l’ont pas vu venir, il
aura sillonné ces dernières années
les bourgs de l’arrièrepays, cette
« seconde Tunisie » bien éloignée
du littoral de l’élite libérale, allant à
la rencontre de la jeunesse popu
laire au chômage dans des cause
ries de café. « Une campagne atypi
que », reconnaîtil luimême.
Ce qui ne signifie pas qu’elle ait
été totalement archaïque. Elle
aura, elle aussi, été portée par
l’incontournable Facebook. Ses
jeunes partisans « bénévoles » et
technophiles auront scandé sa pa
role à travers une myriade de pa
ges et de groupes, dont le plus
nombreux a compté jusqu’à
250 000 membres. L’horizonta
lité de cette mobilisation est au
cœur même du « phénomène
Saïed ». Elle en reflète même le
message profond. Kaïs Saïed est
tout autant, sinon plus, le produit
d’une demande politique qu’il
n’en a été l’inspirateur.
En cela, cette élection n’a rien
de l’« anomalie » qu’elle semblait
être a priori. Elle consacre assez lo
giquement le retour du « refoulé de
la révolution » après des années de
compromissions, voire de renon
cements, d’une élite gouvernante
qui a oublié d’où elle tenait son
mandat. Outre sa réputation d’in
tégrité morale, Kaïs Saïed a massi
vement séduit la jeunesse en lui
présentant une offre politique
réactivant le message de la grande
rupture de 2011. Si Kaïs Saïed n’a
pas été un opposant déclaré à la
dictature de Zine ElAbidine Ben
Ali, il s’est vite immergé dans l’ef
fervescence révolutionnaire qui a
secoué la Tunisie après le départ
en exil de Ben Ali, le 14 janvier 2011.
« Il s’est découvert révolutionnaire
une fois Ben Ali parti », grince un
ancien opposant. Kaïs Saïed a no
tamment été très présent dans les
rassemblements de la place de la
Kasbah, le siège du gouverne
ment, à Tunis, où des milliers de
manifestants venus de la Tunisie
intérieure s’étaient mobilisés
en 2011 contre les tentatives de
confiscation de la révolution par
un ancien régime qui n’avait alors
pas franchement abdiqué. C’est là
qu’il a forgé des amitiés militantes
qui nourriront ses futurs réseaux.
Les aléas que connaîtra ensuite
la « transition » tunisienne, em
bourbée dans les transactions par
tisanes, confirmeront ses intui
tions. Dans un langage volontiers
prophétique, Kaïs Saïed annonce
que le monde – et pas la seule Tuni
sie – est entré dans une « nouvelle
phase de l’histoire ». Mais, regrette
til, « nous restons esclaves de pen
sées classiques », telles que la so
ciété civile, les partis ou la démo
cratie représentative, autant de
concepts dont « il faut se libérer ».
Approche par le droit
Dans le « nouveau système » qu’il
convient d’« inventer », Kaïs Saïed
privilégie l’approche par le droit
- en bon juriste qu’il est. Il estime
que le « peuple souverain » peut re
devenir l’« acteur » de son destin.
Aussi préconisetil de « renverser
le sablier » institutionnel en an
crant la légitimité au niveau local - à travers des conseils locaux élus
au scrutin uninominal – d’où éma
neraient ensuite des conseils ré
gionaux et, in fine, l’Assemblée na
tionale. Dans cette vision, la « révo
cabilité » des élus par le peuple
tient une place de choix. « Il a le
culte du peuple qui ne se trompe ja
mais », souligne le professeur de
droit Slim Laghmani, un de ses col
lègues d’université.
Mais la « révolution » de Kaïs
Saïed ne se déploie pas dans tous
les domaines. Autant il innove au
plan institutionnel, autant il de
meure d’un conservatisme bon
teint sur le terrain socioreligieux.
Il est hostile à l’abrogation de la
peine de mort – qui fait l’objet d’un
moratoire depuis 1991 – au nom de
« la paix sociale ». Il s’oppose à la
dépénalisation de l’homosexua
lité au nom des « valeurs intériori
sées par la majorité ». Et il prône le
maintien de l’inégalité actuelle
dans l’héritage – en vertu de la
quelle la sœur touche la moitié de
la part du frère – en invoquant
« l’équité » contre l’« égalité for
melle ». De telles idées inquiètent
certains militants de la société ci
vile tunisienne. « Avec lui, ce sera
difficile sur le plan des libertés et des
droits individuels », s’alarme Rami
Khouili, médecin et militant de la
cause LGBT (lesbiennes, gays, bi
sexuels, trans) en Tunisie.
Avec les partenaires occidentaux
de la Tunisie, les choses ne seront
pas non plus très aisées. Kaïs Saïed
ne cache pas un souverainisme
sourcilleux, puisé dans une sensi
bilité nationaliste arabe. Sa pre
mière visite d’Etat, atil déjà an
noncé, sera pour l’Algérie. Et sur
l’épineuse question des relations
avec Israël, il assimile toute tenta
tive de « normaliser » ces dernières
à un acte de « haute trahison ».
En choisissant Kaïs Saïed, la
Tunisie se dote d’un nouveau pré
sident davantage en phase avec
l’identité arabomusulmane du
pays que n’avait semblé l’être
son prédécesseur, Béji Caïd Es
Une relation ambivalente avec les parlementaires d’Ennahda
Le président tunisien aura besoin du parti islamoconservateur s’il veut faire passer ses réformes, mais refuse tout rapport de soumission
L
a foule en liesse a célébré
jusque tard dans la soirée
de dimanche 13 octobre, au
cœur de Tunis, l’élection à la tête
de l’Etat tunisien d’une figure aty
pique : Kaïs Saïed, 61 ans, ensei
gnant en droit constitutionnel et
théoricien de la démocratie di
recte. Dans un moment chargé
d’émotion, le héros de la soirée,
les larmes aux yeux, a enlacé et
embrassé le drapeau tunisien
avant de s’adresser à la presse dans
un hôtel à proximité de l’avenue
Bourguiba, le cœur battant de le
capitale tunisienne. « L’époque de
la soumission est finie, nous venons
d’entrer dans une nouvelle étape de
l’histoire », atil déclaré.
A l’issue d’une campagne riche
en rebondissements, Kaïs Saïed
arrive très largement en tête du
second tour de l’élection présiden
tielle, selon les instituts de son
dage Sigma et Emrhod, qui le cré
ditent respectivement de 76,9 % et
72,5 % des suffrages exprimés. Il
bat ainsi sans ambiguïté aucune
son concurrent, le magnat de la té
lévision Nabil Karoui. Au quartier
général de Qalb Tounès, le parti de
Nabil Karoui, la déception était pa
tente : mines défaites et silence
amer face à un écart de voix – en
tre 45 et 50 points – aussi flagrant.
Handicap
Dans une déclaration à la presse,
M. Karoui a rappelé le handicap
qu’avait représenté pour sa cam
pagne sa détention préventive
durant plus de six semaines dans
le cadre d’une affaire d’« évasion
fiscale » et de « blanchiment d’ar
gent ». Sa libération mercredi – soit
deux jours avant la fin de la campa
gne – ne lui aura pas permis de re
lancer la mobilisation de ses sup
porteurs, voire de gagner de nou
veaux soutiens. « C’est comme faire
les Jeux olympiques et se casser un
genou avant de faire le 100 mè
tres », atil déploré. Les résultats
officiels devraient être annoncés
lundi par l’instance supérieure in
dépendante pour les élections.
Si la foule des partisans de Kaïs
Saïed, dimanche soir, au cœur de
Tunis, était fort diverse, mêlant les
générations, la présence massive
des jeunes est l’une des clés du
score écrasant remporté par le
constitutionnaliste. Environ 90 %
des électeurs de 18 à 25 ans ont
voté pour lui, selon l’Institut de
sondage Sigma, contre seulement
49,2 % des plus de 60 ans. En pro
posant un projet institutionnel ra
dical redonnant « le pouvoir au
peuple », Kaïs Saïed a très large
ment séduit une jeunesse dési
reuse de réactiver le message de la
révolution de 2011.
Bien des inconnues demeurent
néanmoins pour la période post
électorale qui s’ouvre. La princi
pale incertitude concerne la majo
rité parlementaire, et donc la coali
tion gouvernementale, avec la
quelle le futur président devrait
travailler. En vertu de la Constitu
tion de 2014, à dominante parle
mentaire, le chef de l’Etat ne dis
pose que de prérogatives limitées,
centrées principalement sur les
domaines de la défense et des af
faires étrangères. Mais Kaïs Saïed
devra impérativement nouer une
relation harmonieuse avec le gou
vernement et le Parlement s’il
veut mettre à exécution la « révo
lution » institutionnelle auda
cieuse qu’il appelle de ses vœux.
Celleci implique une refonte de
l’organisation politicoadminis
trative renforçant les pouvoirs lo
caux au détriment de l’échelon
central. A cette fin, il devra trouver
une majorité qualifiée de deux
tiers à l’Assemblée des représen
tants du peuple, seuil requis pour
une révision de la Constitution.
Et c’est là que sa relation avec le
parti islamoconservateur Enna
hda prendra toute son impor
tance. A l’issue des législatives du
6 octobre, Ennahda est arrivé en
tête en remportant 52 sièges – sur
les 217 que compte l’Assemblée –,
mais son absence de majorité ab
solue lui impose de forger une coa
lition à ce stade incertaine. Sur
tout, le lien entre M. Saïed et Enna
hda est ambivalent. Ennahda, qui
partage avec le chef d’Etat un cer
tain conservatisme religieux, a
certes appelé à voter en sa faveur
Le chef de l’Etat
ne dispose que
de prérogatives
limitées, centrées
sur les domaines
de la défense et des
affaires étrangères
Kaïs Saïed a
massivement
séduit la jeunesse
en lui présentant
une offre politique
réactivant
le message de
la rupture de 2011
Le président tunisien élu, Kaïs Saïed, dimanche 13 octobre, à Tunis. MOSA’AB ELSHAMY/AP
au second tour du scrutin prési
dentiel. Mais Kaïs Saïed, qui pro
clame une indépendance ombra
geuse à l’égard de tout parti politi
que, devrait refuser tout rapport
de soumission visàvis d’Enna
hda. Et, dans l’autre sens, la révolu
tion institutionnelle que prêche
M. Saïed ne correspond pas au pro
jet d’Ennahda, adepte de la démo
cratie représentative dans le cadre
d’un régime parlementariste.
Ainsi, la future stabilité politique
tunisienne dépendratelle en
grande partie d’un partenariat en
tre ces deux pôles de pouvoir qui
s’annonce fatalement heurté.
Lorsque Kaïs Saïed avait été inter
rogé, lors de son duel télévisé avec
Nabil Karoui, vendredi 11 octobre,
sur son absence de relais parle
mentaire, il avait rétorqué : « Mon
groupe parlementaire, c’est le peu
ple. » La formule porte en germe
bien des tensions.
l. bl., f. b. et mo. ha
Tunisie : le conservateur Kaïs Saïed élu président
La victoire du juriste sanctionne une classe politique accusée d’avoir trahi les espoirs de la révolution de 2011
sebsi, formé à l’école d’un bourgui
bisme prooccidental. C’est un peu
l’image de la Tunisie sur la scène
internationale qui pourrait être
ainsi revue et corrigée.
lilia blaise, frédéric bobin
et mohamed haddad
Le président
ne cache pas un
souverainisme
sourcilleux,
puisé dans
une sensibilité
nationaliste arabe
LE CONTEXTE
MÉCONTENTEMENT
Les Tunisiens se sont rendus
aux urnes, dimanche 13 octobre,
pour le deuxième tour de la
présidentielle opposant le juriste
conservateur Kaïs Saïed au
magnat des médias Nabil Karoui,
deux « outsiders ». La victoire
de Kaïs Saïed, avec plus de 70 %
des voix, et plus généralement le
rejet des candidats et des partis
traditionnels ont mis en lumière
le mécontentement des électeurs
tunisiens, huit ans après une
révolution qui a apporté la
démocratie et inspiré le « prin-
temps arabe ». Si la sécurité s’est
améliorée ces dernières années,
après une série d’attentats
djihadistes en 2015, le chômage
continue de ronger les rêves
des jeunes, et l’inflation grignote
un pouvoir d’achat déjà faible