6 |international MARDI 15 OCTOBRE 2019
0123
varsovie envoyés spéciaux
I
l aura fallu comme un rappel
de ses supporteurs qui scan
daient « Jaroslaw! Jaros
law! » pour que le chef du
parti Droit et justice (PiS) re
vienne sur scène avec un bouquet
à la main et un sourire aux lèvres.
Le premier discours de Jaroslaw
Kaczynski, tout au conditionnel,
était beaucoup plus mesuré.
« Nous avons des raisons d’être
heureux, nous avons gagné mal
gré l’énorme front constitué contre
nous (...) mais nous sommes une
formation qui mérite plus, lan
çaitil au soir des élections législa
tives, dimanche 13 octobre. Si
nous gouvernons encore quatre
ans, nous devons commencer par
une réflexion sur ce qui a fonc
tionné et ce qui n’a pas marché. »
A cet instant, dans les coulisses
du siège du parti, rue Nowogro
dzka, à Varsovie, chacun sait que,
malgré la victoire imposante du
PiS proclamée par les sondages
sortie des urnes, la majorité abso
lue n’est pas garantie. En écho, sur
les plateaux de télévision, le vice
premier ministre Jaroslaw Gowin
ajoute : « Plus de la moitié des Po
lonais ont voté contre nous malgré
une excellente conjoncture écono
mique. C’est un message que nous
devons analyser. »
Au pouvoir depuis 2015, les ul
traconservateurs remportent
malgré tout une victoire histori
que avec 43,6 % des voix, selon les
estimations, ce qui devrait lui as
surer 239 sièges sur 460 à la Diète,
la chambre basse du Parlement.
Le PiS réalise ainsi le plus gros
score jamais atteint par un parti
depuis la chute du communisme
en 1989, dans un contexte de par
ticipation record de 61,1 % inéga
lée depuis cette date. De quoi as
surer au président Andrzej Duda
(PiS) une position archifavorite
pour sa réélection lors de la prési
dentielle de mai 2020.
Du côté de l’opposition, la Coa
lition civique (KO), qui réunit
autour de la Plateforme civique
de centredroit, les Verts et un
mouvement féministe, a obtenu
27,4 % des voix, après une campa
gne calamiteuse. La gauche unie
fait son grand retour à la Diète
après quatre ans d’absence, avec
12,4 % des suffrages. Quant aux
conservateurs paysans du PSL, ils
obtiennent un score inattendu
(9,1 %), tandis que l’extrême
droite de Konfederacja (6,4 %)
devrait envoyer pour la première
fois une dizaine de députés au
Parlement.
Bipolarisation
Ces résultats dessinent un pay
sage politique radicalement dif
férent de celui en place ces quatre
dernières années. La bipolarisa
tion de la Pologne, à laquelle Ja
roslaw Kaczynski tenait tant,
laisse place à une opposition qui
redresse la tête. Au lieu d’avoir
un bloc affaibli en face de lui, il
fait face à quatre adversaires dis
tincts et déterminés à jouer leur
partie. La gauche, en particulier,
va promouvoir l’idée de la sépa
ration de l’Eglise et de l’Etat et dé
fendre une approche progres
siste sur les questions de société.
Les paysans du PSL, dont le chef
du PiS convoitait avec avidité
l’électorat, ont résisté au pilon
nage des médias propouvoir.
Mais ce que redoutait pardes
sus tout Jaroslaw Kaczynski,
c’était l’émergence d’une force
politique à sa droite susceptible
de lui faire concurrence. Si elle
devait se confirmer, l’arrivée de
l’extrême droite sur l’échiquier
politique est en effet une très
mauvaise nouvelle pour le PiS,
qui redoute notamment l’ouver
ture d’un débat sur l’interdiction
totale de l’avortement – un des
sujets de prédilection des natio
nalistes groupés autour du sulfu
reux exeurodéputé Janusz
KorwinMikke. « Dans le cadre
d’une participation record, le PiS
a obtenu un résultat record, ce qui
représente un succès incontesta
ble. Mais probablement sa domi
nation sera plus inconfortable
que lors des quatre dernières
années », souligne le politiste
Antoni Dudek.
La retenue manifestée en début
de soirée par Jaroslaw Kaczynski,
très éloignée de l’euphorie de
2015, devait sans doute aussi
beaucoup au fait que le PiS a jeté
toutes ses forces dans la bataille :
campagne de terrain jusque dans
les coins les plus reculés du pays ;
nouvelle salve de promesses so
ciales ; propagande tous azimuts
avec des moyens financiers con
sidérables. « Cette campagne n’a
pas été pleinement juste et hon
nête », s’indignait Grzegorz
Schetyna, chef de la Plateforme
civique. Selon plusieurs experts,
la télévision publique polonaise,
totalement inféodée au pouvoir,
aurait bénéficié d’une enveloppe
d’un milliard de zlotys (environ
250 millions d’euros) pour prépa
rer la campagne.
« Pour nous maintenant, le
grand défi est d’éviter un scénario
“Budapest à Varsovie” », ajoutait
M. Schetyna en référence au sys
tème semiautoritaire mis en
place par Viktor Orban en
Hongrie. La poursuite des réfor
mes judiciaires promises par
Jaroslaw Kaczynski – et dénon
cées par Bruxelles – ou la mise
sous tutelle des médias privés
nourrissent les craintes des dé
mocrates polonais.
Dimanche, la mobilisation ex
ceptionnelle des électeurs a
prouvé que la société ne restait
pas indifférente à la « révolution
conservatrice » lancée en 2015 par
le PiS. A la sortie des urnes, dans
le quartier populaire de Praga
Nord, à Varsovie, Agata Flak,
34 ans, vêtue d’un imperméable à
pois malgré un soleil radieux, se
présentait « LGBT, donc très enga
gée dans le conflit polonais ». De
puis les élections européennes
de mai, les homosexuels ont
remplacé les migrants comme
boucs émissaires dans la rhétori
que du parti au pouvoir, soutenu
par l’Eglise.
Attendu sur la scène européenne
« Je suis venue dans l’espoir que
cette situation de chasse aux sor
cières change, confiait la jeune
femme avec un petit sourire
crispé, mais je n’ai pas beaucoup
d’espoir car je suis consciente que
les gens sont contents des trans
ferts sociaux que le PiS a mis en
place. » Ce couple de retraités qui
trottinent un peu plus loin ne la
contredirait pas. « Il faut voter
pour ceux qui font quelque chose
pour leur pays et tiennent leurs
promesses, pas pour ceux qui ont
gouverné si longtemps sans que
les Polonais n’en retirent aucun
bénéfice, lance Henryk Milewski,
70 ans. En tant que retraités, nous
avons eu le treizième mois,
une baisse d’impôts, des médica
ments moins chers... »
Ce scrutin était aussi très at
tendu sur la scène européenne.
« Avec un mandat renouvelé, le
PiS sera un acteur puissant au
sein de l’UE », préviennent les
analystes de l’European Council
on Foreign Relations, pour qui le
résultat de dimanche aura pour
conséquence d’aider la Pologne
de Jaroslaw Kaczynski « à décou
rager les institutions de l’Union
européenne et les Etats membres
de prendre des mesures pour faire
face aux violations éventuelles de
l’Etat de droit ».
jakub iwaniuk et
isabelle mandraud
Hongrie : le parti
de Viktor Orban perd
la mairie de Budapest
Gauche, extrême droite, centre et écologistes
se sont unis pour reprendre la capitale
au Fidesz, après une campagne délétère
vienne correspondant régional
V
iktor Orban n’avait pas
connu de tel revers élec
toral depuis 2010. Di
manche 13 octobre, le Fidesz, le
parti du premier ministre hon
grois ultraconservateur, a perdu
le contrôle de plusieurs munici
palités, à commencer par la plus
importante du pays, la mairie de
Budapest.
Dans la capitale, Istvan Tarlos,
71 ans, maire depuis 2010, essuie
une lourde défaite face à Gergely
Karacsony, 44 ans. Cet analyste
politique sérieux et réservé ob
tient 50,9 % des suffrages, contre
44,1 % pour son adversaire, selon
des résultats quasi définitifs.
S’exprimant devant les militants
du Fidesz, Viktor Orban a re
connu la défaite de son candidat,
en affirmant être « prêt à coopé
rer » avec le nouveau maire.
« Nous allons nous réveiller de
main matin dans une nouvelle
Hongrie, cette victoire va permet
tre de ramener Budapest en Eu
rope », a célébré le vainqueur du
scrutin, sous les acclamations de
ses partisans.
Ce résultat marque le succès de
la stratégie de l’opposition, qui,
pour la première fois de son his
toire, avait présenté des candi
dats uniques dans la plupart des
communes. Allant de la gauche à
l’extrême droite, en passant par
le centre et les écologistes, cette
alliance a permis à de nombreux
opposants de devancer le Fidesz
dans ce scrutin à un seul tour où
il suffit d’arriver en tête pour
l’emporter. Gergely Karacsony,
président du petit parti de centre
gauche Dialogue pour la Hon
grie, avait été désigné comme
candidat unique à l’issue d’une
élection primaire ayant réuni
67 000 Budapestois.
Unité inédite
Le sulfureux parti d’extrême
droite Jobbik, au passé antisé
mite, s’était abstenu de présenter
un candidat et son logo ne figu
rait pas sur les affiches, mais il
soutenait clairement M. Karac
sony. « Ce parti n’est plus d’ex
trême droite, les éléments les plus
radicaux sont partis », avait dé
fendu le futur maire de Budapest
auprès du Monde, quelques jours
avant le scrutin, pour écarter les
critiques.
S’il a fait campagne pour amé
liorer les transports en commun
et faire de Budapest « une ville
verte », le candidat ne cachait pas
que son premier objectif était de
« briser le mythe selon lequel que
Viktor Orban est invincible », sur le
modèle de la victoire de l’opposi
tion turque à la mairie d’Istanbul
en juin. « Il faut continuer cette al
liance pour changer la Hongrie », a
d’ailleurs proclamé dimanche 13
octobre au soir celui qui fut candi
dat malheureux de la gauche aux
dernières législatives de 2018.
Depuis son arrivée au pouvoir
en 2010, Viktor Orban a en effet
enchaîné les victoires électorales
en maniant un discours nationa
liste et en profitant des divisions
de l’opposition. Après avoir mul
tiplié les réformes fragilisant l’in
dépendance de la justice et mis la
plupart des médias hongrois à sa
botte, son parti avait encore rem
porté 52,3 % des voix aux élec
tions européennes du 26 mai.
L’unité inédite de l’opposition
a, cette fois, enrayé la machine à
gagner de Viktor Orban. Alors
que le Fidesz contrôlait 20 des
23 plus grandes villes du pays, il
n’en conserve que treize. En plus
de Budapest, le Fidesz a perdu
Erd, Pecs, Tatabanya ou Miskolc.
A Eger et Dunaujvaros, ce sont
deux membres du Jobbik soute
nus par l’opposition qui l’ont em
porté. En revanche, les zones ru
rales restent toujours très majo
ritairement proFidesz et M. Or
ban a revendiqué avoir conservé
la majorité des suffrages au ni
veau national.
Mais, avec son 1,8 million d’ha
bitants, la capitale hongroise est
une perte énorme, même si la
ville a toujours été plus modérée
que le reste du pays. Si le maire
sortant a pâti de son image d’élu
à l’ancienne, totalement dépen
dant du parti de Viktor Orban, la
campagne particulièrement vio
lente menée contre M. Karac
sony semble avoir été totalement
contreproductive.
La branche jeune du Fidesz
avait ainsi plusieurs fois diffusé
de la musique de cirque à plein
tube à proximité des meetings
de M. Karacsony pour les pertur
ber. Et des enregistrements ca
chés censés prouver les divisions
au sein de l’opposition avaient
aussi été publiés par des médias
proches du pouvoir.
Ces méthodes ont fini par se re
tourner contre le Fidesz avec la
diffusion sur Internet, dix jours
avant le scrutin, d’une vidéo du
maire de Gyor, grande ville in
dustrielle de l’ouest de la Hon
grie, en pleine orgie sexuelle avec
des prostituées sur un yacht en
Croatie. Mise en ligne par un
mystérieux blogueur se faisant
appeler « l’avocat du diable »,
cette vidéo a complètement dé
routé le parti de Viktor Orban qui
n’a pas su comment réagir. Signe
que le Fidesz reste toutefois so
lide, le maire de Gyor a été réélu
de justesse.
jeanbaptiste chastand
La télévision
publique, inféodée
au pouvoir, aurait
bénéficié d’un
milliard de zlotys
(250 millions
d’euros) pour
préparer
la campagne
En Pologne, les ultraconservateurs
l’emportent sans triompher
A l’issue d’un scrutin législatif marqué par une participation record,
le PiS reste au pouvoir face à une opposition éclatée mais renforcée
L’objectif affiché
par Gergely
Karacsony, élu
à Budapest,
était de « briser
le mythe selon
lequel Orban
est invincible »
La stratégie payante du « saucisson électoral »
Le PiS a pris l’avantage en promettant la mise en place d’un « Etatprovidence à la polonaise »
varsovie envoyée spéciale
L
es Polonais ont une expres
sion pour désigner les géné
reux transferts sociaux pro
mis par le gouvernement ultra
conservateur pour remporter les
élections législatives dimanche
13 octobre : « Kielbasa wyborcza »,
le « saucisson électoral ». Semaine
après semaine, Jaroslaw Kac
zynski, le président du parti au
pouvoir Droit et justice (PiS), en
débite plusieurs tranches. Derniè
res en date : le relèvement du sa
laire brut minimum de 2 250 zlo
tys à 3 000 (de 518 à 690 euros) d’ici
à 2020, et jusqu’à 4 000 zlotys
(912 euros) en 2023, l’instauration
d’un 13e et d’un 14e mois pour les
retraités, ou bien encore une aide
accrue aux agriculteurs.
Cette stratégie, couronnée par
l’annonce d’un « Etatprovidence
à la polonaise » formulée par M.
Kaczynski le 7 septembre à Lu
blin, en Pologne orientale, a déjà
été éprouvée. Installé au pouvoir
depuis 2015, le PiS a mis en
œuvre, deux ans plus tard, le pro
gramme 500 +, une allocation de
125 euros pour tous, sans condi
tion de ressource, dès le
deuxième enfant. Fort du succès
de cette mesurephare – qui a per
mis de réduire le niveau de pau
vreté – le PiS a déjà promis de
l’étendre dès le premier enfant
pendant la campagne des élec
tions européennes de mai. Tout
comme il a annoncé l’exonéra
tion d’impôts pour les moins de
26 ans au travail.
La conjoncture s’y prête. La Polo
gne, 7e économie de l’UE – mais qui
ne fait pas partie de la zone euro –
connaît une croissance ininter
rompue depuis 1992. Le taux de
chômage, 5,1 % de la population ac
tive en septembre, est tombé au
plus bas depuis trente ans. L’infla
tion, quoique repartie à la hausse,
reste pour le moment contenue.
« Nous ne sommes pas la Grèce »
« Le PiS a choisi la voie populiste et
ça marche », constate l’économiste
Witold Orlowski, professeur à
l’University of Technology Busi
ness School de Varsovie. En privi
légiant la « Pologne B », version lo
cale de la « France d’enbas », expli
quetil, les ultraconservateurs
sont parvenus à s’inféoder des
pans entiers de la population.
Ce programme ciblé, toujours ac
compagné d’un calendrier, a litté
ralement laissé sur le carreau l’op
position démocratelibérale. Les
critiques des experts ne sont guère
plus audibles. « Le risque de cette
politique c’est un ralentissement de
la croissance, une augmentation de
l’inflation et des déficits publics, re
lève Witold Orlowski. Nous voyons
déjà, en dépit d’un contexte général
plutôt bon une baisse des investis
sements qui a atteint son plus bas
niveau depuis des années. » « Mais,
concèdetil, nous ne sommes pas
la Grèce et nous ne risquons pas la
banqueroute. »
« Ce modèle d’Etatprovidence à
la polonaise est très différent de
ceux que nous connaissons à
l’Ouest. Il s’agit juste d’un transfert
car du côté des services publics,
dans les hôpitaux ou l’éducation,
c’est un désastre complet », fustige
Piotr Buras, directeur de l’Euro
pean Council on Foreign Rela
tions. « Le raisonnement du PiS,
poursuitil, c’est “on vous donne de
l’argent, faites ce que vous voulez
avec, prenez des vacances, servez
vousen pour l’école, c’est votre
choix”. En réalité, cela traduit une
démission totale dans l’idée d’une
modernisation de la Pologne vers
une société démocratique. »
i. m.
« Du côté des
services publics,
dans les hôpitaux
ou l’éducation,
c’est un désastre
complet »
PIOTR BURAS
directeur de l’European
Council on Foreign Relations
LE CONTEXTE
ÉLECTIONS
Les élections législatives
remportées dimanche 13 octo-
bre par le parti ultraconserva-
teur et eurosceptique PiS
(Droit et justice) s’inscrivent
dans une succession de scrutins.
Après la victoire du PiS aux élec-
tions européennes en mai, en
dépit d’une large alliance des
partis d’opposition, puis celle
des législatives, les partis vont
préparer la présidentielle de
mai 2020. Le chef de l’Etat sor-
tant, Andrzej Duda,
un proche du président
du PiS, Jaroslaw Kaczynski,
part favori pour obtenir
un deuxième mandat.
LE PROFIL
Gergely Karacsony
Politiste de formation, Gergely
Karacsony, 44 ans, est entré en
politique en 2010, année où il se
fait élire député pour le parti
écologiste LMP. En 2013, ce pro-
européen revendiqué quitte ce
parti pour fonder la petite for-
mation de centre gauche Dialo-
gue pour la Hongrie. A ce titre, il
est le chef de file de la gauche
aux élections législatives de
2018, très largement rempor-
tées par Viktor Orban. Lui essuie
une cuisante défaite avec
11,9 % des voix. Pour être élu,
dimanche 13 octobre, maire de
Budapest, qu’il a promis de
transformer en « ville verte et li-
bre », il a formé une alliance
inédite avec l’ensemble de l’op-
position, et profité du soutien
contesté du parti d’extrême
droite Jobbik.