Idées/
L
es rebelles sont entré·e·s
dans les villes et ont prévu
d’y rester pour longtemps.
Mais si leur défense de l’urgence
climatique est largement ap-
prouvée et soutenue par la popu-
lation, leurs revendications res-
tent encore nimbées d’un flou un
peu artistique. Une partie de ce
flou est apparemment dissipée
par le recours à une appellation
choc : «désobéissance civile». Or
la majorité des actions qui sont
menées sous cette étiquette n’en
relèvent pas. Ce qui caractérise la
tière de climat. Leur but est de
causer un trouble à l’ordre public
(intrusion dans des banques, blo-
cages d’espaces publics, die-in,
happenings de rue, etc.) ou de
perturber la bonne marche des
institutions (interdire l’accès aux
bureaux de multinationales ou
se faire arrêter en masse pour
congestionner le système judi-
ciaire) afin de dénoncer les agis-
sements répréhensibles des puis-
sants. Si ces actions illégales ne
sont pas de la désobéissance ci-
vile, c’est parce qu’on ne peut en-
freindre des lois qui n’existent
pas pour marquer son désac-
cord ; et parce qu’un principe es-
sentiel de la désobéissance civile
n’y est pas respecté : l’absence de
l’anonymat.
Alors pourquoi le succès que ren-
contre ces jours-ci l’usage du
terme «désobéissance»? Il tient
en grande partie à la séduction
d’une posture et à une croyance
qui s’entretient d’elle-même : la
désobéissance permettrait de dé-
passer l’impuissance avérée de
formes classiques de protesta-
tion, tels les pétitions, marches,
grèves ou boycotts. Dans la lan-
gue des rebelles, le verbe «déso-
béir» promet trois choses : l’im-
médiateté (l’action directe non
violente aurait la vertu de faire
instantanément céder les pou-
voirs), la médiatisation (l’esthéti-
sation de la contestation assure
d’être «vu à la télé» et sur les ré-
seaux) et le refus de l’idéologie (le
rejet de toute proposition qui
pourrait paraître «politique»).
C’est bien à partir d’une position
morale que Thoreau, King ou
Gandhi invitaient à désobéir à
des lois iniques, une moralité qui
était au-dessus de la loi et en ex-
primait l’injustice. Mais de quel-
les lois ici montrer et combattre
l’injustice? Les mobilisations ac-
tuelles sont portées par des rai-
sons dont la justesse est indiscu-
table et forte (l’urgence
climatique ou l’évasion fiscale) ;
mais elles ne portent pas sur les
causes qui expliqueraient ces rai-
sons (le productivisme, le sys-
tème financier, l’inégalité des
rapports Nord-Sud). Elles font
comme si les données de la
science et les injonctions morales
suffisaient pour convaincre les
pouvoirs coupables de se rendre
à leurs arguments et de changer
leurs comportements en fonction
des exigences de la justice clima-
tique ou fiscale. Ce qui revient à
oublier qu’un pouvoir est élu
pour représenter une somme
d’intérêts spécifiques, et que le
faire céder n’est pas une affaire
d’objectivité et de morale. Le mi-
litantisme politique de l’ancien
monde consistait à comprendre
la logique de ces intérêts et à ana-
lyser la rationalité à l’œuvre dans
la prise de décision qui la maté-
rialisait. Ce modèle d’action est
en berne : ils ne sont plus très
nombreux celles et ceux qui ac-
ceptent de se faire dicter ce qu’il
convient de penser par une auto-
rité supérieure dépositaire d’une
théorie source de vérité et de
mots d’ordre. Et nous vivons
dans une époque où tout ce qui
ressemble de près ou de loin à
une expression de nature politi-
que est devenu un objet de déri-
sion et de dégoût. Dans ces con-
ditions, appeler à la
désobéissance permet de se dis-
penser de dire qu’on fait de la po-
litique alors qu’on est (heureuse-
ment) en train d’en faire. Si les
mobilisations actuelles sont con-
voquées sous le signe de la déso-
béissance civile, c’est qu’elles
proposent de transgresser les for-
mes normées du travail militant
et de la protestation. La désobéis-
sance nomme alors cet engage-
ment physique et collectif qui
exerce une pression incessante
sur les gouvernements pour
qu’ils prennent les «bonnes» dé-
cisions, mais sans présenter cela
comme de la politique. Mais
pourquoi faut-il dissimuler le po-
litique sous la désobéissance?
Pour que les espoirs des rebelles
ne soient pas déçus et que leur
mobilisation ne s’épuise, on
pourrait leur suggérer de mettre
leurs pensées en accord avec
leurs actes en constituant ce
qu’on appelait au XXe siècle la
théorie de leur pratique. L’exer-
cice n’est ni simple ni enthousias-
mant. Mais l’enjeu en est déter-
minant : expliciter le rapport au
pouvoir d’un activisme qui veut
en finir avec la désorganisation
du monde qu’impose le capita-
lisme financier mais ne veut ni
endosser cette responsabilité ni
définir une ligne pour y arriver.
En l’absence d’une telle
explicitation, on peut craindre
que les rebelles ne soient voué·e·s
à s’en prendre aux apparences et
non aux structures de la misère,
physique et morale, du monde
actuel. Plutôt que d’occuper des
espaces et des bâtiments en at-
tendant que les pouvoirs en place
décrètent l’urgence climatique,
puis prennent des demi-mesures
que des assemblées citoyennes
retoqueront – les trois points
d’Extinction Rebellion –, pour-
quoi ne pas sauter ces étapes et
gouverner directement pour le
bien public? Il suffirait d’ajouter
un outil à ceux qui sont déjà utili-
sés : le vote. Il n’est pas nouveau,
et on dira qu’il s’agit là de politi-
que : et alors? Si les rebelles
avaient besoin d’une cause pour
leur mouvement et pour com-
mencer à changer concrètement
l’ordre injuste des choses, pour-
quoi pas celle qui consiste à fixer
un programme, à se présenter
aux élections et, à l’improviste, à
les gagner ?•
et Sandra Laugier
Philosophe
DR
Par
Albert Ogien
Sociologue
DR
Les mobilisations comme celles d’Extinction
Rebellion sont portées par des causes
indiscutables (l’urgence climatique),
sans oser s’attaquer aux origines
des problèmes (inégalités, productivisme,
système financier). Pourquoi faut-il
dissimuler le politique sous la désobéissance?
Rebelles en quête
de politique
Lors du blocage organisé par XE place du Châtelet, à Paris, le 7 octobre. Photo C. Zannettacci. VU
désobéissance civile, c’est le re-
fus délibéré et exprimé publique-
ment de remplir une obligation
légale jugée indigne ou injuste,
afin d’encourir une sanction qui
fera rejaillir l’opprobre sur les au-
torités qui l’ont prise. Si ce n’est
de la désobéissance, alors
qu’est-ce que c’est? De l’action
directe non violente qui vise, de
façon futée, théâtrale et ludique,
à démasquer l’emprise des ban-
ques et des multinationales sur
la décision politique ou l’inac-
tion des gouvernements en ma-
24 u Libération Vendredi^18 Octobre 2019