C
es dernières semaines
nous ont offert plusieurs
aperçus, venus d’hori-
zons différents, du goût moins
que jamais tari pour la sujétion
à des visions du monde – ce que
Freud désignait, pour en récu-
ser fermement la validité s’agis-
sant de la psychanalyse, du
nom de Weltanschauung : une
«construction intellectuelle»
ambitionnant de fournir une
explication «homogène» de la
complexité du réel, ainsi réso-
lue. Freud ajoutait que la psy-
chanalyse, «qui est une partie
de la science», rétive en cela aux
séductions de la croyance, n’en
propose aucune.
«Liberté, Egalité, Paternité»,
pouvait-on lire sur les pancar-
tes des militants hostiles à l’ou-
verture de la PMA à toutes les
femmes lors de la manifesta-
tion du 6 octobre. Etrange dé-
tournement de la devise répu-
blicaine – sa destruction en réa-
l i t é , c e s t r o i s t e r m e s ,
indissociables, tirant l’un de
l’autre leur sens politique.
S’agissant de la fraternité, le
concept n’y a nullement un
sens familialiste, psycholo-
gique ou sentimental, mais abs-
trait. Ce qui renvoie à l’opéra-
tion intellectuelle suivante : ce
trait qui fait la fratrie, à savoir
que les frères et sœurs sont sur
le même plan généalogique, est
isolé, et choisi pour figurer les
plans homothétiques de l’éga-
lité et du lien civiques. Lesquels
sont articulés à la liberté de
chaque individu citoyen, leur
condition.
Qu’il s’agisse là de principes, et
non de données empiriques,
cela dit une fonction : dessiner
le sens et la visée d’un projet
politique, dont les formes effec-
tives, sujettes à mutations, sont
toujours à inventer et à réaliser
dans le monde historico-social,
à travers notamment la cons-
truction, évolutive, du droit.
A travers aussi l’acquisition par
le plus grand nombre des outils
qui sont ceux de la réflexion cri-
tique, afin de parvenir à se dé-
tacher, par l’usage patient de la
raison – mais oui –, des préjugés
de toute nature, fussent-ils l’ef-
fet des plus séduisantes, des
plus grandioses certitudes
«théoriques».
Lorsque les militants de la Ma-
nif pour tous brisent de cette
façon la devise républicaine, ils
ne songent sans doute pas, en
dépit de résonances manifestes
que sans doute ils ignorent, à
ces propos de Pétain expliquant
pourquoi il récusa la devise ré-
publicaine : «La “Liberté” réelle
ne s’exerce qu’à l’abri d’une au-
torité tutélaire», explique le
maréchal, ajoutant que «Ega-
lité» et «Fraternité» ne peuvent
s’envisager que relativement à
la Famille, organisée autour de
l’autorité «naturelle» du «chef
de famille» – le Père. L’Etat est
d’abord familial – en ce sens ré-
féré à «l’ordre naturel».
Bien plutôt s’inspirent-ils, qui,
sans surprise, de la doxa de
l’Eglise catholique, qui de quel-
ques dogmes «psychanaly-
tiques» lesquels, dans l’apparat
d’intimidantes majuscules (la
Loi, le Symbolique...), dénon-
cent l’effacement programmé
du Père», et vaticinent sur les
catastrophes qui risquent de
s’ensuivre.
Or, chez Freud, l’incessant et
exigeant effort théorique pro-
cède plutôt de la construction
tâtonnante, en révision perma-
nente, de ce que Goffman (1)
appelait des «cadres concep-
tuels à basse portée», suscep-
tibles de décrire et d’articuler
des données disparates, éclai-
rées par le dispositif spécifique
de l’interlocution psychanaly-
tique. Dispositif dont la visée,
pour qui s’y confie, est l’éman-
cipation de toute «névrose de
destinée».
Ainsi se forment, en un ques-
tionnement toujours repris,
certains concepts : inconscient,
pulsion, refoulement, et quel-
ques autres.
On s’étonnera donc tout autant
de lire, sous la plume d’émi-
nents psychanalystes universi-
taires à l’occasion d’une récente
dispute sur la pensée dite «dé-
coloniale», des énoncés tels que
celui-ci : «Pourtant, “la” race,
distincte de l’imposture biolo-
gisante raciste “des” races [...],
est un concept universi-
taire» (2). Passons sur l’impru-
dent enthousiasme théorique
(«la» race). Pour rappel, à pro-
pos de la distinction entre ce
beau «concept universitaire» et
«l’imposture biologisante», ces
mots de Hitler : «Il n’y a pas, à
proprement parler, et du point
de vue de la génétique, de race
juive [...]. La race juive est avant
tout une race mentale.»
Mais surtout : un concept «uni-
versitaire»? Qu’est-ce que c’est
que ça (sans parler du mépris
de caste que la leçon dénote)?
Des concepts scientifiques,
philosophiques, sociologiques,
psychanalytiques, oui. Qu’on
puisse les travailler à l’univer-
sité, bien sûr. Mais «universitai-
res»? Cela veut dire : garantis
par l’université, ainsi source
dominante de l’autorité sur la
pensée. Cela porte un nom : la
scolastique. Abdication de l’es-
prit critique.
Politiquement : du PiS au PIR.
Image outrée bien sûr – mais
condensation de cauchemar
d’un arc de l’absolutisme.•
(1) Auteur notamment d’un livre es-
sentiel sur la question des discrimina-
tions, Stigmate.
(2) Libération du 11 octobre.
Cette chronique est assurée en alter-
nance par Sandra Laugier, Michaël
Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric
Worms.
Freud a toujours
précisé que
la psychanalyse,
«qui est
une partie
de la science»,
rétive en cela
aux séductions
de la croyance,
n’en propose
aucune.
Philosophiques
Par
Sabine Prokhoris
Philosophe et psychanalyste
De l’usage autoritaire
des théories
Les militants de la Manif pour tous ou les
psychanalystes défendant la pensée «décoloniale»
véhiculent des visions du monde. Bien loin de Freud
qui, face à la complexité du réel, révisait toujours
ses concepts.
L'œil de Willem
Libération Vendredi 18 Octobre 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 25