O
n peut arriver en retard, sortir
de la salle avant la fin, y retour-
ner. Ici, les acteurs ne saluent
pas, et c’est le spectateur qui agence
l’ordre du «spectacle» au gré de sa péré-
grination. Aucun n’assiste donc à la
même représentation. La salle du théâ-
tre a été débarrassée de son plateau et
de sa jauge, c’est une pièce banale aux
murs noirs, dans laquelle sont installés
douze postes d’écoute encerclés d’une
quinzaine de chaises sur lesquelles re-
pose un casque audio.
On avise une place libre et, le casque
aux oreilles, on entend le témoignage
d’une personne plus ou moins liée au
célèbre procès de Bobigny qui, en 1972,
l’expérience en écoute radiophonique.
Les acteurs-relais nous apostrophent
comme l’ont été les deux intervieweu-
ses. «Vous êtes au courant, quand
même ?» Il est impossible de réagir, de
répondre à l’adresse, ce qui produit une
sensation légèrement mortifère,
comme si une vie se jouait sans nous.
Bien qu’il y soit autorisé, aucun ne
brise l’arc pour en sortir avant la fin de
l’élocution, contrairement à ce qui ar-
rive dans une salle.
Parmi les parcours possibles, on peut
choisir de suivre un acteur, puisqu’ils
interprètent chacun quatre personnali-
tés. Ou encore de rester au même poste
afin de saisir combien un discours
pourtant identique est perçu différem-
ment selon l’acteur qui le prononce, sa
gestuelle, ses intonations qui accen-
tuent une appartenance sociale, l’hu-
mour ou l’esprit de sérieux. Au sortir de
la représentation, il est évidemment
impossible de se rappeler qui à dit quoi
dans ce spectacle pas si didactique et
l’on se surprend à refaire le mixage des
voix dans ce qui devient alors un brou-
haha de paroles à douze pistes.
Anne Diatkine
Reconstitution : le procès
de Bobigny d’Emilie Rousset
et Maya Boquet le 19 et 20 octobre
au Théâtre de la Cité internationale
(75014), le 16 novembre à Alfortville,
le 30 à Rungis. Dans le cadre du
Festival d’automne.
dauds croisés en centre-
ville, à la sortie du RER ou
dans les parkings. A la
manière de sociologues
sortis d’un roman de Pe-
rec, ces enquêteurs du
sommeil paradoxal dé-
busquent ainsi des récits
surréalistes et décident
d’élargir l’investigation à
diverses villes du globe,
curieux de vérifier l’état
du lien entre psyché et
espace public : Le Caire,
New York, Rome...
Sur le plateau, quatre ac-
teurs sont attablés der-
rière des micros et trans-
posent à tour de rôle, sans
les interpréter, les rêves de
Claire, 19 ans, d’Anne-Ma-
rie, 77 ans, celui d’une
jeune entrepreneuse spé-
cialisée dans le bien-être
qui se transforme en Su-
perwoman, celui encore
d’une marchande qui pré-
dit dans un cauchemar un
attentat à venir. C’est un
projet qui séduit bien sûr
par l’originalité de sa ma-
tière documentaire, la-
quelle célèbre l’infra-ordi-
naire, mais il surprend
aussi par son caractère
théâtral, en tout cas celui
qu’ont su lui trouver ses
auteurs. Chaque enregis-
trement est disséqué au
scalpel pour y trouver ma-
tière à jouer. D’un tic de
langage, d’une manière
singulière de prononcer le
mot «violet» naissent ainsi
des personnages suffisam-
ment drôles et attachants
pour donner corps à cette
étrangeté humaine qui
sous-tend les villes sans
qu’on la remarque.
Annabelle
Martella
L’Assemblée des rêves
de Duncan Evennou
et Lancelot Hamelin
Plateaux sauvages, 75020.
Jusqu’au 18 octobre.
contribua à l’adoption de la loi sur l’IVG
portée par Simone Veil. Au centre de
l’arc de cercle, un acteur muni d’une
oreillette relaie la parole du témoin
avec toutes les hésitations et revire-
ments de la pensée. On entend donc
par son intermédiaire les propos de
personnes plus ou moins connues, al-
lant de Christine Delphy, cofondatrice
du MLF, à la comédienne Françoise Fa-
bian, de l’obstétricien René Frydman,
à la cinéaste et monteuse Marielle Is-
sartel, qui coréalisa avec son mari,
Charles Belmont, Histoires d’A, un do-
cumentaire censuré en 1973. Tous ont
été interviewés courant 2019 par Emilie
Rousset et Maya Boquet. Des bribes de
textes, souvent issus des minutes du
procès de Bobigny, entourent chacune
des performances.
La proximité des acteurs est para-
doxale, car le casque produit un effet
d’éloignement et une solitude. Quel-
ques larmes coulent, d’autres specta-
teurs ferment les yeux, transformant
«Le Procès de Bobigny»,
mémoire prolongée
Emilie Rousset et Maya
Boquet mêlent interviews
récentes de témoins et
minutes du célèbre procès
de 1972, qui contribua à
l’adoption de la loi Veil.
La planète des songes
C’
est le France In-
ter des rêves, une
radio étrange née
d’un bien curieux travail
d’investigation. En 2017,
lors de la campagne prési-
dentielle, Duncan Even-
nou et Lancelot Hamelin
(respectivement metteur
en scène et auteur) mobi-
lisent un collectif d’artis-
tes, de scientifiques et de
citoyens pour sillonner
Nanterre et enregistrer les
réponses à ces simples
questions : «As-tu rêvé?
As-tu un rêve à partager ?»
demandent-ils aux ba-
«L’Assemblée des
rêves» recense et
rejoue les récits
oniriques recueillis
auprès de passants
à Nanterre puis
Rome, New York
et au Caire.
Ç
a frise parfois le ras-
le-bol, cette manière
qu’ont les auteurs
d’étaler avec complai-
sance ou de tailler avec sar-
casme les petites névroses
ordinaires et manifestations
du mal-être actuel. Pourquoi
y échappe-t-elle, cette créa-
tion de la Ranters Company,
tirée de conversations infor-
melles où des inconnus dé-
voilent les leurs? Sans doute
parce que le vrai sujet d’Inti-
macy tient à autre chose
qu’au contenu de ces propos.
La pièce des Australiens, pré-
sentée pour la première fois
à Paris au Festival d’au-
tomne, s’inspire d’une soirée
improvisée avec des anony-
mes croisés au hasard. Ainsi
entend-on sur scène une
femme et deux hommes se
confier sur l’insomnie, l’es-
time de soi, l’incapacité à
pleurer, ou le fait de jouer
l’oiseau dans l’espace public.
L’intérêt vient d’ailleurs : du
ton bizarrement détaché
avec lequel ils parlent, de cet
anglais chaleureux d’où le
pathos est exclu, de cette ab-
sence totale de contexte (un
fond sonore diffus de bar
lambda), mais aussi de ces
silences diaboliques face pu-
blic qui savent créer le ma-
laise, ou encore de ces por-
traits vidéo statiques, qui
figent leur intériorité. C’est ce
peu de choses qui indique
qu’il s’agit moins là d’une
énième chronique de la soli-
tude des grandes villes que
d’une étude à bas bruit de
nos façons de nous présenter
en public et en privé, de la
frontière entre ce qui est in-
time et ce qui ne l’est pas.
Thomas Corlin
Intimacy de Ranters
Company Toulouse (31).
Jusqu’au 19 octobre.
«Intimacy»,
les mots pour se dire
Les Australiens de
Ranters Company
explorent la façon
dont on se présente
en public.
Un travail documentaire rejoué sur scène. P. Le Goff
Chaque spectateur
est libre d’organiser
à sa guise son propre
parcours parmi l’un des
douze postes d’écoute.
Philippe. Lebruman
Libération Vendredi 18 Octobre 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 31