Libération - 18.10.2019

(Ron) #1

Mutin calme


Song Kang-ho Rencontre à Locarno avec l’acteur
­sud-coréen, 52 ans, icône du nouveau cinéma asiatique,
qui s’impose dans «Parasite», palme d’or à Cannes.

Par Julie Brafman
Photo SABINE CATTANEO

faire», rit-il. Il s’inscrit au club théâtre de l’université et joue
dans des ­pièces engagées, avec toujours les mêmes thèmes :
le travail, l’éducation, l’exclusion sociale. Ceux qui finalement
traverseront toute sa carrière de Host à Parasite, en passant
par Snowpiercer (de Bong Joon-ho toujours). «C’est vrai», ac-
quiesce-t-il, même s’il soutient que «ça s’est trouvé comme ça».
«Pour moi tout ce qui compte, c’est : est-ce que c’est une bonne
histoire? Est-ce que j’ai envie de la porter ?»
En 1987, Song Kang-ho a 20 ans quand la Corée du Sud connaît
l’un des plus grands basculements de son histoire : la fin de la
dictature militaire, période «déprimante pour tous», décrit-il
sans entrer dans les détails. Face à notre insistance, il ajoute
simplement : «Pour un acteur, vivre ces instants-là sur scène,
c’est une position différente et inhabituelle.» Voilà. On n’en saura
guère plus sur les grands remous de l’époque, ni sur ses affres
personnelles. Song manie le langage de l’interview à la perfec-
tion : réponses réfléchies, mots savamment pesés et maîtrise
absolue de cet exercice de funambule qui consiste à se tenir en
permanence à la lisière de l’intime. Peu d’anecdotes, des idées
plutôt que des souvenirs, des analyses plutôt que des émotions.
A le voir bien mis dans son bermuda kaki et chemise assortie,
on repense à son double crasseux dans Snowpiercer. Et cette
entrée magistrale, lorsque, spécialiste en sécurité d’un train
fantôme, il apparaît allongé dans un tiroir semblable à ­celui
d’une morgue, ouvre les
yeux, fume une clope, puis
distribue quelques beignes
avec indolence. Dans ses
films portés par des cinéastes
comme Park Chan-wook ou
Kim Jee-won, il sera le bon, le
mauvais, l’espion, le gang-
ster, le soldat ou le père, sou-
vent un personnage du peu-
ple qui se bat pour survivre.
Pourtant, Song Kang-ho ne
rêvait pas vraiment de ci-
néma, il aimait le théâtre
«quand on respire le même
air que son audience»,
«quand il faut puiser l’énergie de convaincre». Son premier rôle
sur grand écran, dans le Jour où le cochon est tombé dans le
puits de Hong Sang-soo, reste avant tout «un boulot pour ga-
gner de l’argent». Quelques années plus tard, en 2000, il fait
la connaissance de Bong Joon-ho, dont il deviendra l’acteur
fétiche : «Nos films sont sortis à deux semaines d’écart. Le mien
a cartonné au box-office tandis que le sien s’est complètement
crashé. Et je ne sais pas pourquoi mais à ce moment-là, on a
commencé à beaucoup se voir, à se téléphoner souvent.»
Lorsque Bong écrit le polar Memories of Murder, il pense déjà
à Song Kang-ho dans le rôle vedette, celui d’un enquêteur aux
méthodes expéditives. L’intéressé connaît l’histoire, un fait
divers qui a été adapté au théâtre, il accepte tout de suite.
«C’était le second film de Bong mais sa mise en scène était déjà
pleine de surprises et d’inspiration, de subtilité et de nuances.
Je me souviens avoir été vraiment impressionné en lisant le scé-
nario.» Le tournage est très libre, avec de nombreuses scènes
et dialogues improvisés. Rien à voir avec Parasite où il campe
«un chef de famille incompétent» mais «qui travaille très dur
et de façon désespérée» : cette fois, les scènes sont beaucoup
plus ficelées, sans digression par rapport au script.
Lorsqu’il n’est pas en tournage ou en promo, Song aime rester
dans sa maison en périphérie de Séoul. Il regarde des films,
mais «pas énormément». Son fils, qui vient de mettre un terme
à sa carrière de footballeur professionnel, est rentré au bercail.
Quant à sa fille, elle étudie le métier d’actrice à New York. On
lui rappelle la réaction catastrophée de son père. Comment
a-t-il réagi à son tour? «J’espère qu’elle ne sera pas actrice parce
que je sais à quel point ça peut être douloureux.» Abandonnant
quelques instants sa réserve, il évoque la souffrance de la créa-
tion, celle qui émane de la métamorphose permanente, de tous
ces personnages qui se succèdent en soi et auxquels il faut don-
ner vie. «Et puis être évalué par les autres, c’est peut-être ce qu’il
y a de plus difficile, insiste-t-il. Les gens pensent que ce métier
est tellement incroyable, tellement plaisant et je ne comprends
pas pourquoi tout le monde dit ça. Parce que moi j’en souffre
énormément.» Surpris par sa soudaine audace, il chasse la mé-
lancolie d’un sourire. «Je n’ai jamais dit ça à la presse coréenne,
c’est la première fois que j’en parle.»•

1967 Naissance
en Corée du Sud.
1996 Le Jour où
le cochon est tombé
dans le puits (Hong
Sang-soo).
2000 Première
collaboration avec
Bong Joon-ho dans
Memories of Murder.
2019 Palme d’or
à Cannes pour Parasite.

L


a presse française l’a érigé au rang d’un «Gérard Depar-
dieu ou d’un Jean-Pierre Léaud». Le cinéaste Bong
Joon-ho, qui lui a notamment offert l’un des rôles princi-
paux de Parasite, palmé d’or à Cannes, le dépeint comme «un
mélange d’Al Pacino, Joaquin Phoenix et Michael Shannon».
S’il devait choisir, Song Kang-ho, lui, se verrait plutôt en Steve
McQueen. «Je crois que si je l’aime autant c’est que, comme moi,
il n’est pas beau selon les canons tradition-
nels. Mais il a énormément de charisme et
cette façon de jouer sans exagération, cette
esthétique contrôlée», dit-il, assis dans un
salon d’hôtel suisse, tandis que l’attachée de presse veille au
grain et que la traductrice noircit les pages de son calepin.
L’acteur, devenu star internationale et icône de la nouvelle
vague de cinéastes coréens, est au festival de Locarno pour
recevoir un Excellence Award qui lui était promis avant
même que Parasite ne connaisse la gloire cannoise. Il est
donc «très honoré de représenter le cinéma coréen», selon la
formule de ­rigueur. La presse de son pays lui a aussi trouvé
un surnom : «La bonne fée des prix». Avant Parasite, deux
­autres de ses films s’étaient déjà distingués sur la Croisette.

Cet homme de 52 ans au visage poupin et au regard rieur se-
rait donc le Midas de son art.
Son histoire commence pourtant très loin des projecteurs,
dans un petit village de Corée du Sud, dans les environs de
Gimhae. Il y vit avec son frère, sa mère «femme au foyer très
ordinaire» et son père, peintre et enseignant en art. La ville
et ses divertissements sont loin alors le gamin regarde souvent
la télévision dans le salon familial. C’est
ainsi qu’il découvre le film Papillon, qui
restera l’un de ses souvenirs cinématogra-
phiques les plus marquants. Est-ce à ce
moment-là qu’il a, lui aussi, projeté sa grande évasion?
«A 14 ans, j’ai commencé à avoir ce rêve un peu vague de deve-
nir acteur, explique-t-il. Cela n’a jamais changé.» Face aux ré-
actions enthousiastes de ses camarades de classe lorsqu’il
mime des personnages, il se dit : «Peut-être que j’ai du talent,
des choses à exprimer ?» Reste que son père n’est pas franche-
ment emballé par les ambitions du cadet. «Il n’a pas du tout
aimé, trouvant que cette voie n’était pas simple pour avoir du
succès. Les parents veulent que leurs enfants aient des situa-
tions stables.» Alors? «J’ai juste fait ce que j’avais envie de

Le Portrait


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