Libération - 18.10.2019

(Ron) #1

L


a colonne de bus blancs et bleus semble sans
fin. Les cailloux crissent sous les roues au
­moment de leur entrée dans le camp de
­Bardarash, dans la région kurde d’Irak à 180 kilo­-
mètres de la frontière avec la Syrie. Derrière les fe­-
nêtres sales, quelques sourires de soulagement sont
perdus dans un océan de visages fermés. Les pre-
miers ­ré­fugiés kurdes de Syrie sont là, 400 person-
nes en tout, ayant fui l’offensive turque et le redé-
ploiement du régime de Damas dans le nord de la
Syrie. Un nourrisson hurle à s’en déchirer les cordes
vocales. Appuyé sur le rebord de la fenêtre de son
bus, un garçon d’une douzaine d’années a le re-
gard verrouillé vers l’horizon violet et le si bien
nommé ­Rojava – «soleil couchant», en kurde – sa pa-
trie ­perdue.

«Nous sommes finalement en sécurité», murmure
­Samira Ahmed, 63 ans. Les yeux embués, celle qui
est une réfugiée pour la deuxième fois de sa vie ra-
conte : «Ma maison a été détruite dans un bombarde-
ment turc. Nous sommes partis sans rien parce que
nous n’avons plus rien. Il a fallu payer un passeur
pour traverser la frontière, d’abord à pied, puis à dos
de cheval, puis nager pour arriver de l’autre côté de
la rivière, où les peshmergas [les combattants kurdes
irakiens] sont venus nous porter secours.»

«J’ai le cœur brisé»
Il avait d’abord fallu fuir le «califat» du groupe Etat
islamique (EI) en 2016, et aujourd’hui l’offensive
d’Ankara et de ses mercenaires islamistes. Samira
Ahmed a dû verser 2 000 dollars (1 800 euros) aux
passeurs pour franchir la frontière avec ses deux en-
fants et son mari. Elle fait partie du millier de réfu-
giés passés en Irak, une poignée au regard des
160 000 déplacés par les derniers combats en Syrie.
Deux humanitaires l’aident à descendre du bus et
la conduisent au camp où un dîner est servi.
Entouré de collines, le camp avait été fermé en 2017.
Il accueillait alors des habitants de Mossoul ayant
fui les combats contre l’EI, après une offensive lan-
cée il y a trois ans, le 17 octobre 2016. «Je me doutais

Événement


«Nous ne


retournerons


jamais en Syrie»


Des centaines de Kurdes de Syrie
ayant fui l’avancée des Turcs
et de leurs auxiliaires rebelles
anti-Al-Assad trouvent refuge
dans un camp irakien. Cet exode
est le prolongement de celui entamé
samedi par organisations
humanitaires.

vent leurs interlocuteurs, civils ou
militaires, parmi les personnalités
les plus faibles, raconte l’ancien mi-
litaire. Toutes les discussions se dé-
roulent directement avec les diplo-
mates ou les militaires russes sans
que jamais les représentants du ré-
gime ne soient présents.» Au-
jourd’hui, les hommes de la police
militaire russe sont déployés à tra-
vers le territoire syrien pour pallier
les défaillances des forces de l’ordre
syriennes. «L’armée du régime n’a eu
à mener aucun combat ces derniers
jours pour reprendre position dans
le Nord face à la Turquie, assure le
chef rebelle. Ils n’ont plus aucune
force combattante sérieuse et ce sont
quelques miliciens portant le dra-
peau syrien, encadrés par des mili-
taires russes, qui ont investi les villes
cédées par les Kurdes. La reconquête
est célébrée – et racontée – grâce aux
caméras des télévisions russes.»
Pour Loukianov, qui relaye sobre-
ment le discours officiel, le seul ob-
jectif de la Russie est de «rétablir un
Etat syrien viable. Et à cette fin elle
a recours à tous les moyens – militai-
res, politiques, diplomatiques, éco-
nomiques... Mais elle ne compte pas
prendre la place des Etats-Unis au
Proche-Orient, et encore moins celle
de l’Union soviétique. La Russie ne
vise pas une hégémonie régionale.»
Reste que le Kremlin a renforcé sa
prise sur la région, en s’imposant, à
l’issue de cette dernière séquence,
comme la puissance mondiale prête
à prendre la place laissée vide par
les Etats-Unis.•

forces du YPG
de la région, nous ne nous y oppose-
rons pas», a déclaré mardi le minis-
tre turc des Affaires étrangères.
Ainsi, en offrant d’une part une pro-
tection aux Kurdes abandonnés et
désespérés et d’autre part la possibi-
lité aux Turcs d’atteindre leur prin-
cipal but de guerre, tout en abré-
geant des batailles sanglantes et les
récriminations internationales, la
Russie s’impose comme le maître du
jeu. «Poutine cherchait depuis qu’il
a établi un partenariat avec Erdo-
gan à ce que la Turquie se réconcilie
avec le régime de Damas. Il est sur le
point de réussir, note Bayram Balci,
chercheur spécialisé sur la Turquie
au Ceri-Sciences-Po. Son objectif
principal, visant à ce que le régime
de Bachar al-Assad reprenne le con-
trôle de l’ensemble du territoire sy-
rien, est en voie de parachèvement.»
Moscou s’est immiscé dans le dos-
sier syrien dès le début du conflit,
pour défier Washington plus que
pour défendre le régime de Bachar
al-Assad, dont il est devenu néan-
moins le protecteur. Quand Vladi-
mir Poutine s’engage en Syrie en
septembre 2015, «son but principal
était de prouver qu’il pouvait mettre
un frein à ce qu’il considère comme
la politique américaine de faire
tomber des régimes indésirables,
écrit le journaliste russe Konstantin
Eggert. Tout le reste – asseoir la pré-
sence militaire russe en Méditerra-
née orientale, tester de nouvelles ar-
mes, prouver à ses quelques alliés
que le Kremlin était fiable – était se-
condaire».
Dans un Proche-Orient convulsé,
dont les Etats-Unis se désinvestis-
sent progressivement, jusqu’au der-
nier retrait, Moscou a pu mettre en
œuvre, dès son intervention mus-
clée et armée en 2015, ce qu’il sait
faire de mieux en termes de straté-
gie : une réactivité éclair, une capa-
cité à s’adapter et à s’engouffrer
dans la moindre brèche. Et, surtout,
parler à tout le monde, en toutes cir-
constances. «Depuis le début,
en 2011-2012, contrairement aux au-
tres participants du conflit, la Russie
mène une politique cohérente et
claire, même si souvent extrêmement
impopulaire. Elle a décidé de soute-
nir Assad et s’y est tenue absolument.
Contrairement aux autres acteurs,
qui n’avaient pas de stratégie et ne
savaient pas ce qu’ils voulaient», ex-
plique Fiodor Loukianov, le rédac-
teur en chef de Russia in Global Af-
fairs, un expert de la région.


Petits détails
Dans les territoires reconquis par le
régime, les émissaires russes ont né-
gocié dans les plus petits détails.
«Les Russes n’ont pas une recette uni-
que pour obtenir une capitulation ou
des arrangements sécuritaires», in-
dique un chef rebelle syrien qui a
participé à des discussions avec les
Russes sur le terrain. «Ils ont procédé
étape par étape, région par région.
A Alep, la Ghouta ou Homs, c’est
après des bombardements intenses
qui ont détruit écoles, marchés et hô-
pitaux pour briser le moral des gens
et les pousser à faire pression sur les
combattants antirégime pour récla-
mer un cessez-le-feu, que vient l’offre
russe de discuter. Ils choisissent sou-


Suite de la page 3


4 u Libération Vendredi^18 Octobre 2019

Free download pdf