Libération - 18.10.2019

(Ron) #1
Tom Peyre-Costa ajoute que ce départ précipité des
humanitaires est «évidemment très inquiétant, car
avant même l’offensive turque, beaucoup de gens dé-
pendaient de l’aide humanitaire. On se retrouve au-
jourd’hui avec des camps complètement vidés de leurs
agences humanitaires, mais plein de déplacés».

Staccato des explosions
Au-delà de l’opération turque et la menace des cellu-
les dormantes de l’EI, c’est l’arrivée impromptue des
troupes de Damas en zone kurde qui a contraint les
ONG à suspendre leurs opérations. Certains huma-
nitaires redoutent les actes hostiles du régime, ci-
tant notamment les bombardements de l’aviation
syrienne sur des hôpitaux soutenus par des organi-
sations internationales.
«Quand j’ai annoncé aux gens que nous n’avions pas
d’autres choix que de partir, ils ont éclaté en sanglot»,
confie un humanitaire européen tout juste exfiltré
de Syrie et qui souhaite rester anonyme. En poste
dans l’hôpital de Tall Abyad, sur la ligne de front, il
avait d’abord dû se réfugier dans la cave, en passant
la nuit à suivre le staccato des explosions. Puis ordre
lui a été donné de vite se retirer de la ville pour ga-
gner à Tall Tmar. Mais il a appris que les supplétifs
islamistes soutenus par la Turquie avaient été vus
sur le principal axe routier menant à leur position.
Il a trouvé refuge à Derik (nom kurde d’Al-Maliki-
yah). «J’ai surtout peur pour nos employés syriens qui
ont dû rejoindre la masse des déplacés», soupire-t-il.
Un retour en Syrie est-il envisageable? «Auparavant,
nous étions en contact étroit avec l’acteur qui contrô-
lait la zone [les forces kurdes, ndlr], raconte le doc-
teur Marc Forget, directeur de la mission de Méde-
cins sans Frontières en Irak, où les équipes de la
mission Syrie sont pour l’instant en stand-by. Main-
tenant, c’est un nouvel acteur avec lequel nous
n’avons pas une relation aussi étroite et avec lequel
nous allons devoir négocier notre accès.»
Wilson Fache
Envoyé spécial au Kurdistan irakien

bien que nous devrions rouvrir cet endroit un jour.
Après tout, nous sommes au Moyen-Orient...» ironise
Salar Aziz, qui dirige le camp. «En tant que Kurde
et non en tant que directeur de Bardarash, que j’ai
le cœur brisé», ajoute-t-il en devenant grave.
La plupart de ces nouveaux réfugiés ont traversé la
frontière irako-syrienne par des chemins clandes-
tins, le poste-frontière de Semalka étant, semble-
rait-il, fermé à ceux qui ne dispo-
saient pas au préalable d’un
permis. Des réfugiés confirment
avoir été repoussés aux check-
points tenus par les Kurdes, en
violation flagrante du droit huma-
nitaire international. «Ecoutez-
moi, confie sous couvert d’anony-
mat un employé syrien du poste-
frontière qui, comme de nombreux
Kurdes syriens, redoute un nettoyage
ethnique, Si on n’empêche pas les gens de
quitter le pays, on fera face à un exode massif
qui modifierait de façon dramatique la démographie
du Kurdistan.»
Contrainte de devoir faire appel à un passeur, Rania
Nazir a vendu les lingots d’or de sa mère pour avoir
de quoi payer les 1 500 dollars réclamés pour passer
en Irak avec son frère. La fratrie, originaire de Qa-
mishli, avait jusqu’ici décidé de rester, malgré les
bombardements turcs et les attentats revendiqués
par l’EI, raconte cette blonde d’une vingtaine d’an-
nées, depuis le bus où elle est assise. Avec son frère,
ils ont mis vingt-quatre heures pour gagner l’Irak
avec un groupe de cent personnes. C’est le redéploie-
ment de Damas dans la région de facto autonome –
comme voulu par l’accord signé dimanche entre les
autorités kurdes et le régime syrien pour contrer l’of-
fensive des Turcs – qui a provoqué leur exode.
«Nous ne pourrons probablement jamais rentrer en
Syrie car avec le retour du régime, les jeunes hommes
comme mon frère seront obligés de faire leur service
militaire. Et ils mourront», s’alarme Rania Nazir.


Ce sont les organisations internationales, présentes
dans le nord de la Syrie pour venir en aide aux civils
meurtris par des années de guerre, qui ont ouvert
le bal de l’exode. Samedi matin, une dizaine d’hu-
manitaires, dont des Français, faisaient déjà la
queue sous les néons d’un bureau au poste-frontière
irako-syrien de Fishkhabur-Semalka. «C’est une pre-
mière petite évacuation, par prévention. On allège
le staff, comme ça si ça dégénère encore plus
on pourra évacuer le reste de l’équipe ra-
pidement, annonçait alors l’un de ces
travailleurs humanitaires. Mais je
crois que c’est une mauvaise idée : en
partant, on laisse le champ libre
aux Turcs pour avancer.»
C’était samedi et le monde a
changé depuis. Dimanche soir,
après l’accord entre les forces kurdes
et le régime de Damas qui a permis le
déploiement des troupes de Bachar al-
Assad, toutes les cartes ont été rebattues. «Il
y a une grande inquiétude : on ne sait pas vraiment
quelle sera l’attitude du régime vis-à-vis des agences
internationales, explique Tom Peyre-Costa, porte-
parole du Norwegian Refugee Council (NRC) en Irak.
C’est la raison pour laquelle les ONG ont fui la zone,
d’autant que l’entrée en jeu d’un nouvel acteur mili-
taire entraîne de facto l’accroissement des combats
et donc plus de risques pour ces organisations.»

100 km

Mossoul

Bagdad

IRAK

KA.

IRAN

ARABIE
SAOUDITE

SYRIE

TURQUIE

JORD.

Bardarash

Mercredi dans le
camp de Bardarash,
en Irak, à une
quarantaine
de kilomètres
de Mossoul, où
des Syriens ayant
fui l’offensive
turque se réfugient.
Photos Hussein
Malla. AP

«On se retrouve aujourd’hui


avec des camps vidés de


leurs agences humanitaires,


mais pleins de leurs


bénéficiaires.»
Tom Peyre-Costa porte-parole
du Norwegian Refugee Council en Irak

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