Les Echos - 18.10.2019

(Grace) #1

Les Echos Vendredi 18 et samedi 19 octobre 2019 IDEES & DEBATS// 13


opinions


tous les pays. Il est cependant sept princi-
pes communs qu’il faudra respecter. En
premier lieu reconnaître que ce n’est pas
l’offre de santé qui crée la demande, mais
le refus, légitime, de la souffrance ; et la
demande, tout aussi légitime, d’une
bonne vie, aussi longue que possible.
Accepter ensuite que la santé (étant pour
l’essentiel, comme l’éducation, consti-
tuée de services, dont la productivité est,
par nature, inférieure à celle de l’indus-
trie), représente une part sans cesse
croissante d u PIB. En tirer les c onséquen-
ces sur le système de tarification des
actes médicaux et de rémunération des
personnels. Puis développer en cohé-
rence les équipements médicaux de
proximité et la télémédecine. Mettre
aussi en place une logistique spécifique
de la mobilité des patients, pour leur per-
mettre d’aller aisément là où se trouvent
les équipements nécessaires. Sans utili-
ser pour cela des pompiers, qui ont autre
chose à faire.

Autre principe essentiel : mettre
l’accent massivement sur la prévention.
De fait, les pays qui dépensent le plus en
prévention ont déjà une meilleure espé-
rance de vie que les autres. Sans aller,
comme le faisait la médecine chinoise,
jusqu’à ne rémunérer les médecins que
lorsque leurs patients ne sont pas mala-
des, il faut dépenser beaucoup plus pour
la prévention des risques, la propreté des
villes et l’enseignement de pratiques per-
sonnelles saines : faire du sport, manger
moins, seulement pendant les repas,
manger p lus lentement, éliminer le sucre,
les produits transformés, le tabac, les
alcools forts, les anxiolytiques et les
autres drogues. Enfin, dépenser plus
pour son alimentation que pour de nou-
veaux jeux vidéo et autres appareils
numériques.
Tout cela ne se fera pas en un jour. Cela
suppose une immense révolution des
esprits et des organisations. Il est d’autant
plus urgent de commencer.n

« L’espérance de vie,
et surtout l’espérance
de vie en bonne santé,
diminuera, comme
elle commence d’ailleurs
déjà à le faire
dans certains groupes
sociaux aux Etats-Unis. »

LE POINT
DE VUE


de Frédéric Bizard


Ce que veut dire le


budget de la Sécu 2020!


F


aire parler un budget est une
mission périlleuse. En 2016 et en
2018, deux gouvernements diffé-
rents annonçaient prématurément un
moment historique pour l’année sui-
vante avec une Sécu à l’équilibre. Cette
communication politique d’affichage
cache pourtant l’essentiel : l’évolution
du modèle social et la pertinence des
choix budgétaires sur la qualité de vie
des citoyens.
Ce qui fait le plus réagir sur ce budget
à ce jour est la non-compensation par
l’Etat de quelque 4 milliards d’euros de
recettes e n moins pour la Sécu d u fait de
mesures en réaction aux « gilets jau-
nes ». C’est en effet l’Etat qui met la Sécu-
rité sociale en déficit en 2019 (–5,4 mil-
liards d’euros) et en 2020 (–5,1 milliards
d’euros). Cette abolition du reste d’auto-
nomie dont disposait la Sécurité sociale
est une double erreur.
D ’abord, elle confirme l ’incapacité d e
l’Etat français à respecter l a règle fonda-
mentale de gestion de la Sécurité
sociale qui est celle du déficit structurel
zéro. En éliminant l’impact de la con-
joncture sur la situation des finances
publiques, les comptes de la Sécurité
sociale doivent être à l’équilibre. La
mauvaise gestion génère de la mau-
vaise protection sociale.
Ensuite, cette situation conduit au
maintien contestable d’un plan d’austé-
rité sur les principaux postes de protec-
tion sociale. Le déficit viendrait justifier
la perte de pouvoir d’achat infligée en
2019 et 2020 sur des millions de retrai-
tés et de familles qui voient leurs retrai-


rante du passé est incontestablement la
maladie. La construction du plan d’éco-
nomies de 4,2 milliards d’euros est
désespérément conçue à partir des
mêmes ratios par les ordinateurs de
Bercy entre les secteurs depuis dix ans.
On rabote pour 76% sur les prix et les
moyens et on fait de l’efficience pour
24%. C’est le ratio inverse qu’il faudrait
utiliser, mais ce n’est pas du ressort de
Bercy!
Si Bercy impose ces économies, ce
n’est pas qu’une question de pouvoir
mais d’absence de mesures d’efficience
à fort impact dans la stratégie nationale
de santé. Par défaut, le budget continue
la seule politique qui garantit la maî-
trise des coûts : la baisse des prix sur les
produits (médicaments) et services
(rémunération des soignants) de santé.
Entre 2009 et 2018, l es p rix o nt b aissé e n
moyenne de 0,3% chaque année et les
volumes ont augmenté de 2,4% par an.
Cette politique déflationniste en santé
depuis dix ans a paupérisé le système et
donne le sentiment aux s oignants d’être
sur une sorte de « radeau de la
“Méduse” ».
Avec un niveau de dépenses sociales
le plus élevé des pays de l’OCDE, l’argu-
ment de la contrainte budgétaire n’e st
pas sérieux. Les autres pays ont fait des
choix, souvent conformes à leur culture
et à leur histoire. Il reste à la France à
faire son choix de modèle social.

Frédéric Bizard est économiste,
professeur affilié à ESCP Europe
et président de l’Institut Santé.

tes et allocations familiales plafonnées
à 0,3% de hausse soit en deçà de l’infla-
tion ( 1%). Dans un climat s ocial qui reste
fragile, comme l’a reconnu le président
de la République, n’est-ce pas prendre
un risque de rallumer les braises et de
nourrir un cercle vicieux de violences-
contreparties financières-austérité
sociale-violences... C’est en cela une
erreur politique.
Avec ce budget 2020, les parlemen-
taires d evraient s’intéresser b ien davan-

tage au modèle de protection sociale de
la France au XXIe siècle qu’au déficit
comptable.
C’est d’autant plus stratégique que
cela fait aussi des années qu’on fait de la
Sécu ce qui n’est pas sa mission pre-
mière, une institution d’assistance aux
plus défavorisés. Déprécier la qualité de
la protection sociale des classes moyen-
nes, comme c’est le cas pour les pen-
sions, la santé et la politique familiale,
conduit notre modèle social vers le
modèle anglo-saxon du « safety net »,
en effet du ressort de l’Etat. Il reste plus
qu’à conditionner le remboursement
des dépenses de santé aux conditions
de revenus et la bascule sera réalisée.
La branche de la Sécu probablement
la plus malade et pour laquelle le bud-
get 2020 est d’une continuité désespé-

La mauvaise gestion
génère de la mauvaise
protection sociale.

LE POINT
DE VUE


de Ardavan Amir-Aslani


Investir dans Saudi


Aramco : une fausse


bonne idée


E


n 2016, Mohammed ben Sal-
mane, le prince hériter d’Arabie
saoudite, lançait en grande
pompe son plan Vision 2030, censé
diversifier l’économie de son pays. La
pièce maîtresse de ce plan de transfor-
mation devait être l’entrée partielle en
Bourse, à hauteur de 5 % de son capital,
de Saudi Aramco, la principale compa-
gnie pétrolière saoudienne et joyau du
royaume, dont les bénéfices annuels
auraient atteint au premier semestre
2019, selon les résultats rendus publics
au mois d’août, la somme colossale de
47 milliards de dollars.
Nous sommes en 2019, et cette entrée
en Bourse, censée être la plus impor-
tante jamais réalisée avec un gain de
100 milliards de dollars pour le Public
Investment Fund (PIF), le fonds souve-
rain saoudien, peine à voir le jour.
L’accroissement des tensions avec
l’Iran, en plus d es précédents fiascos q ui
le marquent au fer rouge – l’assassinat
du journaliste Jamal Khashoggi et
l’enlisement saoudien dans la guerre au
Yémen contre les houthistes –, oblige
plus que jamais « MBS » à obtenir enfin
une victoire politique. Le projet de pri-
vatisation partielle de Saudi Aramco est
donc la dernière carte dont il dispose
pour tenter de redorer son image large-
ment écornée.


Gouvernance réorganisée
Dans ce but, le 12 septembre, « MBS »
réorganisait la gouvernance de l’indus-
trie pétrolière en limogeant Khaled
Al Faleh, ministre saoudien de l’Energie
et patron de fait de Saudi Aramco. Peu
convaincu par l’IPO de sa compagnie,
ce technocrate de haut rang a été évincé
au profit de proches p lus c omplaisants :
Abdelaziz ben Salmane, demi-frère de


ques, réputés moins scrupuleux sur les
questions de transparence.

Valorisation peu crédible
Par ailleurs, la valeur boursière de
Saudi Aramco semble surestimée.
« MBS » avance le chiffre de 2.000 mil-
liards de dollars, soit plus que les
valeurs de Google et Apple réunis. Mais
les analystes estiment pour leur part
que le chiffre de 1.400 ou 1.500 milliards
de dollars serait une valorisation plus
vraisemblable. A défaut de séduire les
places fortes étrangères ou les banques,
« MBS » a trouvé une parade : lever des
fonds auprès des plus riches familles
saoudiennes. Mais cette pression
accroît les doutes quant à la crédibilité
de la situation de Saudi Aramco.
Enfin, comment rassurer investis-
seurs et places financières si l’entreprise
la plus rentable du monde n’est pas capa-
ble de protéger ses sites de production les
plus vitaux? L’agence de notation Fitch a
décidé il y a quelques j ours de dégrader la
note de l’Arabie saoudite, la faisant pas-
ser de A + à A. L’agence souligne que la
diplomatie menée par l’Arabie saoudite,
lancée dans une escalade hasardeuse
contre l’Iran, en a surtout fait la cible
idéale d’alliés de Téhéran plus qu’elle ne
l’a renforcée, et que la probabilité de nou-
velles attaques ne peut être exclue.
Mohammed Ben Salmane se prend tout
seul au piège de sa politique extérieure
agressive, qui livre de plus en plus son
pays à des représailles potentiellement
catastrophiques pour son développe-
ment économique. Une preuve de plus
démontrant que, en dépit de ses ambi-
tions, « MBS » n’a rien d’un visionnaire.

Ardavan Amir-Aslani est avocat
au barreau de Paris

« MBS », et Yasser Al Roumayyan, bras
droit du prince héritier.
Mais deux jours plus tard, le 14 sep-
tembre, deux des principaux sites de
production pétrolière saoudiens
étaient la cible d’attaques, rapidement
attribuées aux houthistes et à l’Iran. Les
dégâts ont entraîné une réduction de
près de la moitié de la production
d’Aramco, soit l’équivalent de 5 % de la
production mondiale. Conséquence
directe, l’IPO dut être de nouveau retar-
dée. Et à mesure que le temps passe, les
difficultés s’accumulent.

Aucune grande place financière n’a
voulu coter l’entreprise, faute de trans-
parence. Depuis 80 ans, l’e ntreprise est
effectivement un exemple rare d’opa-
cité, ses comptes ayant longtemps été
un secret d’Etat. Autre difficulté : coté à
Wall Street, Aramco courrait le risque
de s’exposer à des poursuites financiè-
res dans le cadre du « Justice against
Sponsors of Terrorism Act », une des
dernières lois voulues par Obama en
2016, qui permet aux familles des victi-
mes du 11 Septembre d’attaquer l’Arabie
saoudite. Riyad a donc décidé de faire
coter Saudi Aramco par sa propre
Bourse, le Tadawul, avant de tenter une
introduction sur les marchés asiati-

Le projet
de privatisation partielle
de Saudi Aramco
est la dernière carte
dont dispose MBS
pour tenter de redorer
son image largement
écornée.

Comment éviter


l’ubérisation de la santé?


LA CHRONIQUE


De Jacques Attali


E


n France, comme dans d’innom-
brables pays, le système de santé
chancelle. Les hôpitaux sont
débordés, les personnels harassés, les
malades inquiets. Les inégalités se creu-
sent entre ceux qui ont accès aux
meilleurs traitements et médecins mon-
diaux, et les autres.
A cela, on trouve mille raisons, plus ou
moins pertinentes : des budgets de plus
en plus sous contrainte ; des équipe-
ments et médicaments de plus en plus
coûteux ; des personnels au temps de tra-
vail officiel réduit et en réalité épuisés ;
des patients de plus en plus impatients ;
un refus des contribuables et des assurés
de payer davantage de primes et « char-
ges sociales » (expression idéologique
pour désigner ce qui sont, en fait aussi,
des primes d’assurances).

Risque d’explosion
Si on continue comme cela, les systèmes
de santé des plus grands pays vont explo-
ser. On soignera de plus en plus mal ; on
mourra de plus en plus de maladies dont
on aurait pu guérir ; on n’aura de plus en
plus de mal à recruter de nouveaux
médecins et infirmières, en particulier
dans les spécialités les plus exigeantes, et
dans celles qui exigent l a plus grande dis-
ponibilité.
On verra, on voit déjà, se mettre en place
une « Uber médecine », où les personnels
seront anonymisés, prolétarisés, pour le
plus grand profit des compagnies qui les
emploieront, des assureurs qui les finance-
ront, et d es gestionnaires de d onnées, q ui ne
seront pas loin. L’espérance de vie, et sur-
tout l ’espérance d e vie en bonne santé, dimi-
nuera, comme elle commence d’ailleurs
déjà à le faire dans certains groupes sociaux
aux Etats-Unis. Rien n’est plus important,
pour les électeurs, que leur santé et celle de
leur famille. Aussi, aucun régime démocra-
tique ne résistera à cette défaisance de son
système de santé, et en particulier à la viola-
tion d e la promesse centenaire de mettre l es
vertigineux progrès de la médecine à la por-
tée de tous.

Mobilité des patients
Les réformes à accomplir sont immen-
ses ; elles ne sont pas les mêmes dans

L'ACTUALITÉ
DES THINK TANKS

IDÉE L’Institut Jacques Delors,
anciennement connu sous le nom
« Notre Europe », a saisi l’occasion
des Journées européennes du
patrimoine (dernière édition fin
septembre dernier) pour valoriser
les arts et principes européens.
Au cœur de la civilisation
européenne, les idées de liberté et
d’individualité s’expriment dans
les disputes politiques mais aussi
sur les fresques et les monuments.
Les arts européens reposent
sur la liberté créatrice et exposent
une culture, une manière
particulière de penser
et d’imaginer.

INTÉRÊT Sous la plume experte
de Thierry Chopin, cette note

montre bien que l’Europe n’est ni
uniquement un marché,
ni seulement un monstre
bureaucratique, ni exclusivement
un agrégat d’Etats différents.
Elle est une singularité historique
concrète, qui se visite, se lit
et se découvre. Il importe dès lors
de savoir en transmettre les valeurs.
Loin des clapotis d’appareils,
l’Europe peut valablement incarner
de l’humanisme, du juste et du beau.
Revenir aux fondamentaux
concrets de la culture européenne
doit permettre de lutter contre
l’incontestable malaise de l’esprit
européen.
—Julien Damon

http://www.institutdelors.eu

Valoriser l’esprit européen

Free download pdf