Les Echos - 18.10.2019

(Grace) #1

Propos recueillis
par Elsa Conesa
@ElsaConesa
et Alexandre Counis
@alexandrecounis
—Correspondant à Londres


Vous êtes déjà l’une des personnalités
les plus écoutées à Wall Street. Pourquoi
avoir écrit ce livre?
L’idée est venue d’une rencontre avec un
investisseur du Moyen-Orient, qui gérait un
très grand fonds souverain. Il m’a dit : « S’il
vous plaît, ne perdez pas de temps à essayer
de me vendre des produits financiers, je les
achète déjà! J’ai besoin de vous pour savoir
comment faire mieux en tant qu’investis-
seur. » Un Américain comme moi n e sait p as
qu’il est censé être intimidé quand il croise
une tête couronnée, du coup, l’échange a
duré plus de deux heures... Beaucoup de
gens me posaient les mêmes questions. Je
me suis dit qu’il fallait écrire un l ivre si je vou-
lais recommencer à vendre des produits! Je
voulais aussi partager mon savoir et mon
expérience. On n’apprend pas tellement de
ses succès, plutôt de ses échecs.


Quel échec retenez vous?
Dans le livre, je parle de Edgcomb Steel, une
affaire que nous avons rachetée à la fin des
années 1980 et dans laquelle j’ai perdu tout
notre capital. Je n’avais pas l’habitude de per-
dre, et je n’ai pas aimé ça, surtout qu’un de
nos investisseurs m’a crié dessus, c’était hor-
rible! Je n’étais pas habitué, chez moi per-
sonne n’élevait jamais la voix. J’ai décidé que
ça n’arriverait plus.


Vous dites aussi regretter d’avoir vendu
BlackRock, une de vos divisions, qui est
devenu un géant de la gestion d’actifs.
Oui, c’était une erreur de ma part. J’étais
jeune, je ne voulais pas revoir l’accord qui
nous liait. J’ai tenu ma position, car je pen-
sais avoir raison. C’é tait une mauvaise déci-
sion de vendre, vu leur incroyable parcours
depuis. Nous sommes les deux plus g ros suc-
cès de l’industrie de la gestion d’actifs.
Ensemble, on aurait formé un sacré truc!
Trop gros peut-être.


Une partie du livre est consacrée
à défendre l’industrie du capital-
investissement. Souffre-t-elle
d’un problème d’image?
Après avoir passé une journée à Londres, je
dirais assurément que oui! Notre industrie
n’a pas assez expliqué ce qu’elle fait, alors
que c’est assez simple. En gros, nous ache-
tons une entreprise et la faisons croître plus
vite pour la vendre plus cher, pour le béné-
fice de nos investisseurs, qui sont eux-mê-
mes des particuliers, représentés par des
fonds de pension. Les transactions ne sont
presque jamais hostiles. Et cela n’a rien d’un
pari aventureux, il faut du temps et beau-
coup de ressources pour réussir tout cela.

Certains candidats démocrates
comme Elizabeth Warren y voient
un « pillage organisé ».
Dans les pays occidentaux, il y a eu une
réponse populiste aux problèmes des gens
qui souffrent. Elle repose souvent sur l’idée
qu’il faut un ennemi, en général, ce sont les
gens riches, le monde des affaires, la
finance. Mais ce sont des cibles faciles. Les
attaquer ne résout pas les problèmes. Le
monde est plus complexe que quelques slo-
gans politiques.

Vous décrivez avec nostalgie la classe
moyenne américaine des années 1950,
dont vous êtes issu. Partagez-vous
ce constat d’une érosion de cette
population sur les 50 dernières années?
Oui, et je l’explique par le fait qu’aux Etats-
Unis le système éducatif s’est dégradé. Le
pays était alors parmi les plus éduqués, mais
il se classe aujourd’hui au 33 ou 35e rang
dans certaines disciplines, comme les
mathématiques au lycée. C’est dramatique
et cela handicape terriblement les classes
moyennes. Mais faire peser sur le monde
des affaires cette responsabilité n’e st pas très
honnête. Ma femme et moi avons donné
beaucoup d’argent à des universités et à des
écoles catholiques, où 90 % des élèves sont
issus de minorités, et 70 % vivent sous le
seuil de pauvreté. 96 % d’entre eux vont in
fine à l’université. Avec le bon système, vous
avez des résultats incroyables.

liards de dollars d’actifs, ne l’a pas signé non
plus. Le « Wall Street Journal », puis Bloom-
berg o nt j ugé q ue ce texte n’aurait pas dû être
signé et le secrétaire au Trésor, Steve Mnu-
chin, a dit qu’il n’avait pas de sens. Les élus
veulent maintenant le codifier dans la loi, et
le Business Roundtable est bien embêté.
Mettre les profits au cinquième rang des
priorités, c’est impossible.

Dans quelle mesure la crise financière
a-t-elle favorisé l’essor du populisme?
C’en est l’une des causes réelles. Pour moi, le
vent a tourné en 2006 avec l’affaire du diri-
geant de Tyco, Dennis Kozlowski, qui faisait
des fêtes extravagantes, payées par l’entre-
prise, et avait défrayé la chronique avec son
rideau de douche à 6.000 dollars. Ça a été le
début du populisme aux Etats-Unis, mais à
l’époque on ne s’en est pas aperçu. Puis la
crise est venue. En 2008, la colère était diri-
gée contre la communauté financière et les
gens riches. L’industrie était en partie res-
ponsable, mais il ne faut pas oublier qu’elle
était régulée. Personne ne critique jamais les
régulateurs, mais c’est à ça que sert la régula-
tion, à éviter les crises. Et elle a complète-
ment failli. Le troisième morceau du puzzle,
c’étaient les élus qui voulaient que les ban-
ques prêtent aux ménages les plus pauvres,
sous peine de perdre leur licence. C’est de là
que sont partis les problèmes. Historique-
ment, ces prêts immobiliers aux ménages
très modestes représentaient autour de 2 %
des encours. Les élus p ensaient qu’ils étaient
discriminés. Quand le système s’est effon-
dré, il y en avait huit fois plus. Dans cette
crise, les responsabilités ont été partagées.

Une telle crise peut-elle se reproduire?
Non, le système a été réformé, la régulation
est plus serrée, et les politiques ne s’amusent
plus à demander qu’on prête davantage.

Il y a des pressions politiques sur la Fed
Oui, mais elle ne les écoute pas et c’est très
bien. Le système financier va beaucoup
mieux aux Etats-Unis, c’e st l’un des plus soli-
des au monde.

Voyez-vous des bulles qui se forment?

Oui, bien sûr (il se met à mimer une bulle).
L’une des plus grosses, c’est celle d es valorisa-
tions dans la tech, dans le non-coté. On l’a vu
avec WeWork, on va le voir avec d’autres.
Cela représente une petite partie de l’écono-
mie, donc c’est moins dangereux, même si
c’est visible. Du côté de la dette, les taux sont
extrêmement bas partout dans le monde et,
pour l’essentiel, le crédit a été étendu à des
segments d’emprunteurs solvables. Je ne
crois pas qu’il y aura d’accidents. Le plus gros
risque à mon sens, c’est celui auquel on
pense le moins : celui d’une remontée des
taux. Si le gouvernement doit faire massive-
ment du déficit budgétaire pour prendre le
relais des banques centrales, et qu’il y a un
problème avec le crédit, le coût de finance-
ment pour les Etats et les entreprises va
remonter très vite. On est à un moment où on
tend à croire que les taux sont en train de dis-
paraître pour de bon. Mais mon expérience
en finance m’a appris que rien n’est éternel.

Vous imaginez un scénario où
les banques centrales relèvent les taux?
Si vous faites du déficit massivement, à un
moment donné, les taux d’intérêt remon-
tent. Est-ce que ce sera la semaine pro-
chaine? Non. L’an prochain? Sans doute
pas. Dans cinq ans? Oui, c’est possible.
Est-ce que ça se produira? Personne ne le
sait. J’essaie toujours de penser à ce qui
pourrait mal tourner.

Vous conseillez Donald Trump dans
ses négociations commerciales avec
la Chine et vous dites que ce sont
les plus difficiles que vous ayez jamais
eues à mener. Pourquoi?
C’est dur parce qu’on demande à la Chine de
changer, de rompre avec son passé. Une telle
requête est rarement accueillie avec enthou-
siasme. La Chine a atteint un stade de matu-
rité économique qui implique qu’elle ouvre
davantage ses marchés, qu’elle baisse ses
barrières, et fasse plus attention à la pro-
priété intellectuelle. Quand vous avez com-
mencé comme un pays d u tiers-monde mais
que vous êtes devenu un tel colosse tout en
conservant vos pratiques, cela ne peut pas
tenir. Mais la Chine est elle-même divisée
par des problèmes politiques internes, elle a
ses réformateurs et ses conservateurs. Per-
sonne n’est totalement en possession des
pouvoirs quand il s’agit d’exécuter. C’est dur
de négocier avec quelqu’un qui ne sait pas
exactement ce qu’il veut. Et il y a eu aussi des
changements côté américain. Les objectifs
de part et d’autre sont mouvants. Mais à
terme, il va falloir y arriver, parce que tout le
monde a intérêt à éviter un découplage des
deux plus grosses économies mondiales.

Un compromis vous semble possible?
Cela ne se fera pas dans l’échelle de temps
des médias. C’est la Chine, elle est là depuis
5.000 ans, et elle réfléchit à ce qui est dans
son intérêt.

L’âge d’or du capital-investissement
est-il passé?
Non, l’âge d’or n’est pas derrière nous. Les
fondamentaux consistant à racheter des
entreprises et à les améliorer sont toujours
là. On s’améliore de jour en jour.

C’est pour ça que vous ne comptez pas
prendre votre retraite?
Je m’amuse bien! Pourquoi est-ce que j’arrê-
terais ?n

Mais cela ne devrait-il pas relever de
l’Etat fédéral plutôt que des mécènes?
Notre système n’est pas aussi efficace qu’en
France. Il y a aux Etats-Unis plus de
3.000 districts différents en matière d’édu-
cation, et en gros, chacun fait ce qu’il veut.
Parfois ils dépendent d’une autorité locale,
mais personne ne contrôle le système dans
son ensemble, comme l’Etat le fait en
France. Un Etat fort peut avoir du bon dans
certains domaines.

Pourquoi n’avoir pas signé l’appel de
l’organisation patronale américaine
Business Roundtable, qui interroge la
« raison d’être » des entreprises?
Ce texte met sur un pied d ’é galité des engage-
ments envers cinq types de contreparties :
les employés, les communautés locales, les
fournisseurs, les clients et enfin les action-
naires. Les membres de l’organisation ont
signé en partie sous pression politique, et
parce que la quasi-totalité d’entre eux ont
déjà des programmes qui satisfont ce cadre.
Blackstone aussi en a – nous employons par
exemple 75.000 anciens combattants, et
80 % de nos employés sont des bénévoles
dans leurs communautés. Nous gagnons
notre vie grâce à une seule chose : notre
capacité à délivrer du rendement pour nos
investisseurs. C’est ça notre raison d’être. Si
les profits deviennent un simple objectif
parmi les cinq, ce sera ingérable. Je constate
d’ailleurs que le Conseil des investisseurs
institutionnels, qui représente tous les
grands fonds de pension, soit 4.000 mil-

« Le plus gros risque
à mon sens, c’est celui
auquel on pense le moins :
celui d’une remontée
des taux. »

« On est à un moment
où on tend à croire que
les taux sont en train de
disparaître pour de bon. »

Son actualité


A 72 ans, Stephen Schwarzman vient
de publier ses mémoires dans un livre,
« What it takes ». Il y raconte son par-
cours, revient sur les obstacles rencon-
trés lors de la création de Blackstone,
devenu l’un des plus gros fonds au
monde, et distille quelques conseils
(« cela demande la même énergie
d’accomplir quelque chose de grand
que de petit »). Il revient aussi sur son
rôle de conseiller informel du président
Donald Trump, en particulier sur
les négociations commerciales
entre les Etats-unis et la Chine.

Son parcours


C’est en 1985 que Stephen Schwarzman
a fondé avec Pete Peterson ce qui est
devenu l’un des plus grands noms
de la gestion alternative dans le monde.
Créé avec 400.000 dollars par ces deux
anciens de Lehman Brothers, la firme,
qui était au départ une boutique de
M&A, couvre désormais la plupart des
métiers de l’investissement. Cotée à New
York depuis l’été 2007, grande gagnante
de la crise financière, elle gère 54 5 mil-
liards de dollars. Quant à son fondateur,
il est considéré comme l’un des hommes
les plus influents de Wall Street.

Todd Korol/AP/Sipa

STEPHEN SCHWARZMAN
Fondateur du fonds Blackstone

« Mon


expérience


en finance


m’a appris


que rien


n’est


éternel »


Les Echos Vendredi 18 et samedi 19 octobre 2019 // 15


le grand entretien

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