Le Monde - 20.10.2019

(lily) #1

0123
DIMANCHE 20 ­ LUNDI 21 OCTOBRE 2019 international| 3


« Le système


actuel a fait


son temps »


L’ancien ministre Abdelaziz Rahabi


juge que l’Algérie se trouve face


à une « opportunité historique »


ENTRETIEN


A


ncien ministre et diplo­
mate, Abdelaziz Rahabi
a dirigé en juillet les tra­
vaux de la conférence
nationale de dialogue dite de Aïn
Benian, au cours de laquelle une
plate­forme de revendications a
été adoptée par plusieurs partis
politiques, personnalités et asso­
ciations de la société civile.


Les Algériens ont chassé
Abdelaziz Bouteflika et
manifestent depuis trente­cinq
semaines. Qu’est­ce qui
a changé en Algérie?
Le Hirak [mouvement populaire]
a surpris tout le monde. Par sa co­
hérence, par son caractère massif,
national, pacifique. Ce n’est pas


l’expression d’un ras­le­bol du
système Bouteflika, c’est l’expres­
sion de l’accumulation de toutes
les frustrations politiques et des
aspirations à la justice sociale de­
puis des décennies. Le peuple s’est
réapproprié l’espace public et po­
litique. Ce mouvement trans­
cende les idéologies, il veut rom­
pre avec le système autoritaire, la
corruption, c’est ce qui fait son
caractère éminemment politique.
C’est aussi une opportunité his­
torique dans un pays qui procède
et n’avance que par ruptures
violentes. La colonisation a été
une très grande violence. L’indé­
pendance a été marquée par la
violence de la lutte pour le pou­
voir. Puis vint le coup d’Etat de
Houari Boumediene en 1965. La
nationalisation des terres agrico­

les, qui a été une forme de vio­
lence économique. Le printemps
berbère de 1980, les émeutes
d’octobre 1988, le mouvement
civique en Kabylie de 2001...
Pour la première fois, nous envi­
sageons de sortir d’un système
non démocratique de façon paci­
fique. C’est une immense avan­
cée. Une sorte de coup d’Etat civil,
un coup d’Etat de la société contre
ses propres institutions, incapa­
bles de se réformer, de se mettre
en rapport avec le temps réel.

Comment expliquer cette
surdité et cette résistance
du pouvoir?
C’est le pays le plus fermé de la
Méditerranée alors que le peuple
est mondialisé. Il y a un décalage
profond entre la société, en lien
avec le temps réel, et la structure
gouvernementale, le fonctionne­
ment de l’Etat, qui est archaïque et
qui manifeste une très forte résis­
tance au changement. Soit parce
qu’il n’a aucune vision de l’avenir,
soit par crainte de perdre sa rente,
ses intérêts. Il est incapable d’ac­
compagner la transformation de
la société sans vouloir en contrôler
tous les tenants et aboutissants.
Prenons Bouteflika. Pendant
vingt ans, il n’a pas construit un
Etat, il a construit un pouvoir.
C’était un président omnipotent
qui décidait de tout, qui a cons­
truit son pouvoir à coups de com­
plicités étrangères, en dépensant
la rente... Or il s’est effondré en
une semaine, car il n’a pas cons­
truit d’Etat. Il a neutralisé toute

forme d’intermédiation entre lui
et le peuple. Son pouvoir ne repo­
sait que sur des allégeances.

Que reste­t­il du système?
Il reste une administration, une
bureaucratie, des groupes d’inté­
rêts. La résistance au changement
vient de là. Nous sommes encore
en présence d’un gouvernement
des frères Bouteflika. Les walis
[préfets] sont les mêmes, les ré­
flexes sont les mêmes. C’est le dis­
cours qui a changé, les éléments
de langage. Parce que le peuple a
gagné la rue et les cœurs, mais il
n’est pas entré au cœur des insti­
tutions. Nous avons un peuple
qui ne fait pas confiance et un
gouvernement inaudible. Et cela
fait huit mois que cela dure. C’est
le temps qu’il a fallu à l’Espagne,
au Portugal ou à la Corée du Sud
pour organiser une transition...
C’est sur cette question que je di­
verge fondamentalement avec le
commandement de l’armée. Je
pense qu’on aurait pu, dès le 22 fé­
vrier ou dès le 2 avril avec le

départ de Bouteflika, travailler
pour un accord politique global.
L’accord était possible.

Cet accord a été refusé par le
commandement de l’armée et
vous avez vous­même refusé de
participer à l’élection présiden­
tielle prévue le 12 décembre...
C’est sûr qu’il ne l’a pas encou­
ragé. A défaut d’accompagner le
Hirak, le pouvoir cherche à le
neutraliser dans une tentative
d’assurer la continuité du sys­
tème Bouteflika. Le principe
d’une élection n’est pas rejeté. Ce
qui est rejeté, ce sont les condi­
tions dans lesquelles elle va se
dérouler. Or les conditions d’une
élection régulière et transparente
ne sont pas réunies. Ce que nous
demandons, c’est la mise en place
de mesures de confiance et
d’apaisement.

Lesquelles?
Je ne peux pas accepter que la
presse subisse toutes ces formes
de répression et de chantage. Je ne
peux pas accepter que des jeunes
aillent en prison pour avoir mani­
festé ou avoir porté un emblème
amazigh. Je ne peux pas accepter
que ce soit l’administration ac­
tuelle et le dernier gouvernement
Bouteflika qui organisent les élec­
tions. La demande de démocratie
en Algérie est endogène, ce n’est
pas une greffe voulue par l’étran­
ger. Le pouvoir a des réflexes sécu­
ritaires en emprisonnant et en ré­
duisant au silence les opposants
et les médias, alors que la crise est

« LE PEUPLE NE SORT 


PAS DANS LA RUE 


DEPUIS HUIT MOIS POUR 


AVOIR UN SYSTÈME 


ÉDULCORÉ OU


 LA REPRODUCTION 


DU MÊME SYSTÈME »


politique. Et la solution est forcé­
ment politique.

Que va­t­il se passer
le 12 décembre?
Tout est possible chez nous.
Mais un faible taux de participa­
tion va entacher la légitimité et la
crédibilité de celui qui sera élu. Un
candidat élu dans ces conditions
hypothèque forcément sa prési­
dence. J’ai peur qu’on mette en
place les conditions d’une ingou­
vernabilité de l’Algérie.

Un compromis est­il encore
possible?
Nous entrons dans une phase de
transition. Celle du passage vers
un système démocratique, car le
statu quo n’est plus possible. Il est
peut­être dans les calculs d’une
partie du système, mais il n’est pas
dans celui du peuple algérien. Le
peuple algérien n’est pas sorti et il
ne sort pas dans la rue depuis huit
mois pour avoir un système édul­
coré ou la reproduction du même
système sous d’autres formes. Les
Algériens attendent une rupture.
Ils veulent contrôler les richesses
publiques, la décision politique, la
souveraineté nationale. Confis­
quées depuis 1962 par un groupe.
Les Algériens veulent se réconci­
lier avec leur destin et ils savent
qu’il est possible de construire
une Algérie plus forte, plus juste
en rompant avec le système ac­
tuel. Il a fait son temps. Il faut que
nos dirigeants l’admettent.
propos recueillis par
madjid zerrouky

La diversité sociologique, clé


de la longévité du mouvement


Chaque vendredi, trois manifestations réunissant plusieurs dizaines
de milliers de personnes parcourent les rues d’Alger

W


allah ma rana hab­
sine [Nous jurons que
nous ne nous arrête­
rons pas]. » Décliné sur tous les
tons depuis le mois de février, dé­
but de la contestation contre le ré­
gime, c’est le leitmotiv des dizai­
nes de milliers de manifestants
qui emplissent les grandes artè­
res de la capitale chaque vendredi.
Plus que toute autre ville, Alger
a une charge symbolique et poli­
tique particulière pour les mani­
festants comme pour les autori­
tés, qui y déploient un imposant
dispositif de sécurité. Sans s’op­
poser, pour l’instant, frontale­
ment aux foules qui y défilent.
Ainsi, les jours de grande
mobilisation, ce n’est pas une,
mais trois manifestations qui
parcourent les rues de la capitale
pour converger vers l’esplanade
de la Grande Poste. L’édifice de
style néomauresque, une icône
du centre­ville, est devenu le
point névralgique de la contesta­
tion dans la capitale.
« C’est un moment inédit car
tout le monde manifeste, la
diversité sociologique de l’Algérie
se retrouve et se brasse. Jeunes,
familles, vieux : tous sortent. Les
couches moyennes comme les
quartiers populaires. Mais aussi
des gens aisés, dirigeants d’entre­
prises, petits entrepreneurs, ca­
dres, professions libérales »,
explique le sociologue Nacer
Djabi, qui travaille sur la mor­
phologie du mouvement. « La
force du mouvement tient au fait
qu’aucune classe n’avance de
revendication socio­économique
ou catégorielle. Il y a un objectif
commun, une détermination
collective à rompre avec le sys­
tème », poursuit­il.
Chaque vendredi, les quartiers
des hauteurs ouvrent le bal. Un

premier cortège, constitué en
grande partie d’hommes, de
femmes et de familles issus des
classes moyennes, de la petite
bourgeoisie, mais aussi des éli­
tes, descend la rue Didouche­
Mourad, l’artère commerçante
du centre­ville. Un flux alimenté
par ce que les Algérois appellent
la « deuxième vague ». Celle des
manifestants qui défilent après
la grande prière du vendredi.
Beaucoup viennent de la mos­
quée Al­Rahma. Située à quel­
ques encablures de « Didouche »,
elle accueille plusieurs milliers
de fidèles. Ceux qui ne prient pas
attendent dans le triangle de
rues environnantes.

Rupture
Quatre kilomètres à l’ouest, les
quartiers de Bab­el­Oued et de la
Casbah s’animent à la même
heure. Plus populaire, festive, la
marche « Bab­el­Oued­Casbah »
arrive au pas de course à la
Grande Poste, souvent animée
par la présence des supporteurs
des deux grands clubs de foot de
la ville, l’USMA et le MCA. Un dy­
namisme qui habite aussi la troi­
sième manifestation, celle des
quartiers populaires de l’est (Be­
louizdad, Hussein Dey) et des

banlieues, dont celle d’El­Har­
rach et de ses turbulents suppor­
teurs, ceux de l’USMH, qui
arrivent à la Grande Poste après
une longue marche d’une di­
zaine de kilomètres, les trans­
ports étant suspendus par les
autorités. C’est vers 15 heures que
les « trois affluents du Hirak
d’Alger donnent toute leur puis­
sance », souligne Nacer Djabi.
Le sociologue insiste égale­
ment sur la dimension féminine
et familiale de la mobilisation.
« La présence des femmes – dont
beaucoup sont des femmes au
foyer – est remarquable. Tout
comme celle de parents défilant
avec leurs enfants. C’est aussi ce
qui explique une constante des
manifestations : leur pacifisme.
On n’envisage pas la violence
lorsqu’on vient marcher avec un
bébé accroché dans le dos, ou
lorsqu’on accompagne un
grand­père ou une grand­mère,
voire des malades ou des handi­
capés. Cette diversité empêche les
face­à­face exclusifs et à risques
entre jeunes garçons et policiers »,
ajoute Nacer Djabi.
C’est là une rupture avec les
manifestations qu’a connues le
pays ces dernières décennies :
« Des mouvements urbains, impli­
quant des jeunes des quartiers po­
pulaires et tournant parfois à
l’émeute. Ces mouvements, dus à
la mal­vie, au mal­logement,
bénéficiaient du soutien du reste
de la population, mais sans que
celle­ci ne s’implique dans la rue. »
Un nombre et une diversité qui
rendent, pour l’instant, impossi­
ble un recours à la violence de la
part des forces de l’ordre : « Celui
qui ordonnerait un tel recours
contre ces manifestations en
payerait le prix politique. »
m. z.

« C’EST UN MOMENT 


INÉDIT, CAR TOUT 


LE MONDE MANIFESTE : 


JEUNES, FAMILLES, 


VIEUX, MAIS AUSSI 


DES GENS AISÉS »
NACER DJABI
sociologue

L’ ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMERAVEC MODÉRATION.


MHD SAS, 105 Bvd de la Mission Marchand, 92400 Courbevoie – B 337 080 055 RCS Nanterre
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