Le Monde - 20.10.2019

(lily) #1

0123
DIMANCHE 20 ­ LUNDI 21 OCTOBRE 2019 idées| 31


LES USINES


RESSEMBLENT


PLUS À DES


LABORATOIRES


QU’À DES GARAGES


À L’ANCIENNE


Pierre Veltz


L’industrie continue


à se moderniser


La catastrophe de Lubrizol ne doit pas cacher
la mutation en cours d’un secteur industriel de
plus en plus apte à renouer les liens avec la ville,
observe l’économiste et sociologue

L


a catastrophe de Rouen,
venant après celle d’AZF, à
Toulouse, en 2001, rappelle
que l’industrie chimique
reste une activité à risque, aussi
encadrée soit­elle. Elle rappelle
aussi que le modèle de séparation
des fonctions urbaines (résidence,
production, commerce, etc.) n’est
pas simplement l’effet d’une
idéologie fonctionnaliste, celle de
la charte d’Athènes (issue du
IVe Congrès international d’archi­
tecture moderne, en 1933), deve­
nue la règle dans l’urbanisme de
l’après­guerre et régulièrement
dénoncée depuis lors. Si l’on a pro­
gressivement sorti de nombreu­
ses industries des villes pour les
regrouper dans des zones d’activi­
tés spécialisées, c’est aussi, et sur­
tout, parce que ces industries
étaient fortement polluantes.
Mais les nuages noirs de Rouen,
aussi désastreux soient­ils, ne
devraient pas cacher la réalité
aujourd’hui dominante, celle
d’une industrie qui, dans les gran­
des villes, contribue moins à la
pollution atmosphérique que les
transports, et qui émet globale­
ment moins de gaz à effet de serre
que l’agriculture ou le bâti­
ment (du moins en France et en
Europe ; c’est très différent en
Chine). On a pu entendre à propos
de Lubrizol des commentaires
étonnants : l’incendie révélerait, ô
surprise, que l’industrie n’était
pas encore complètement morte
et que la « French Tech » n’avait
pas encore intégralement rem­
placé le monde désuet des usines.

Au­delà des légitimes indigna­
tions, l’événement dévoile ainsi,
une fois de plus, le rapport de mé­
connaissance qui sépare l’opinion
française de la réalité de son in­
dustrie. Rappelons que la France,
au cours des dernières années, a
ouvert plus d’usines qu’elle n’en a
fermé, que ces usines, dans leur
immense majorité, sont propres,
ressemblant souvent plus à des
laboratoires qu’à des garages à
l’ancienne, et que la moyenne
des effectifs y tourne aujourd’hui
autour de 20 personnes.
Même au pire moment des an­
nées d’après la crise de 2008,
l’industrie a continué à se renou­
veler et à se moderniser, et non
pas à dépérir en masse, comme le
croit l’immense majorité de nos
concitoyens. De 2007 à 2017, la
France a perdu, en solde global,
435 000 emplois manufacturiers,
mais 5 400 communes ont affiché
un solde positif de 180 000 em­
plois de ce type. Et si on cumule

les activités manufacturières, cel­
les des grands réseaux (eau, télé­
coms, transports) et des services
liés à l’industrie (ce que j’appelle
le périmètre du nouveau monde
« hyperindustriel »), on arrive à un
bon tiers du produit intérieur
brut français, un niveau compara­
ble à celui de l’Allemagne.
Cela peut sembler provocateur
face aux événements de Rouen,
mais l’heure est sans doute venue
de renouer les liens entre cette in­
dustrie nouvelle (modernisée,
mais pas uniquement orientée
vers les technologies de pointe) et
la ville. De fait, le retour de la pro­
duction matérielle dans les villes
est à l’ordre du jour dans de nom­
breux pays développés. Aux Etats­
Unis, l’Alliance pour le manufac­
turing urbain réunit 150 villes.
En Europe, Bruxelles, Rotterdam,
Londres, Hambourg, Stuttgart ex­
plorent de nouvelles manières de
réarticuler les tissus urbains rési­
dentiels avec le développement
d’activités productives, de l’artisa­
nat traditionnel au néoartisanat
numérique des « makers » (« fa­
blabs », « hackerspaces » et autres
tiers lieux), en passant par de
nouvelles usines plus ou moins
miniaturisées. La région franci­
lienne et Paris ont aussi lancé des
initiatives en ce sens.

Redonner vie au tissu urbain
L’ère des méga­usines est passée ;
les nouvelles usines sont petites,
automatisées, non polluantes,
avec une main­d’œuvre de plus
en plus qualifiée. Le bouil­
lonnement récent mais vigou­
reux d’initiatives qu’on peut rat­
tacher à la mouvance des « ma­
kers » signale une mutation
autant, et sinon plus, culturelle
que technico­économique : re­
cherche d’autonomie, recherche
de sens et volonté de « faire », de
voir le résultat concret, physique,
de son action, fût­ce à petite
échelle, avec la priorité au local et
aux circuits courts.
Un exemple entre cent : le vélo
pliable Brompton fait du « made
in London » un élément­clé de
son marketing. Les longues chaî­
nes de valeur ultrafragmentées
du « made in monde » vont pro­
bablement évoluer vers des sys­
tèmes productifs plus distribués,

réalisant la fabrication personna­
lisée au plus près des marchés,
grâce notamment à la robotisa­
tion, puissant facteur de retour
des productions vers les pays ri­
ches et les centres urbains. La
convergence « hyperindustrielle »
entre industries, services et nu­
mérique trouve un biotope privi­
légié dans les tissus urbains : no­
tamment autour des domaines
concernant l’autoproduction de
la ville, la gestion de ses métabo­
lismes et les attentes de proxi­
mité des habitants (mobilité,
énergie, santé, alimentation, etc.).
Le premier enjeu face à ces mu­
tations est social. Nos métropoles
sont menacées de bipolarisation
des emplois et des qualifications.
En caricaturant : des bac + 8 d’une
part, une énorme masse d’em­
plois de services peu qualifiés
de l’autre. La réinvention d’une
industrie urbaine, offrant des jobs
qualifiés de type intermédiaire,
et le retour en ville d’un artisanat
(traditionnel ou numérique) lar­
gement chassé par les prix fon­
ciers sont sans doute le meilleur
antidote à ce scénario.
Le deuxième enjeu est urbanis­
tique. Faciliter le retour en ville
des activités du « faire », et pas
seulement du logement, du bu­
reau, du loisir et de la consomma­
tion, permettrait de redonner vie
à un tissu urbain toujours plus
morne et fonctionnalisé. La ville
des métiers et des ateliers pour­
rait renaître, sous des formes
nouvelles. Faciliter le retour en
ville de l’industrie permettrait
aussi de renouer les liens entre les
mondes de la technique, des arts,
des sciences, de l’enseignement,
à l’image des villes d’avant la
grande divergence qui fut celle
des deux derniers siècles. Souhai­
tons que des crises dramatiques
comme celle de Rouen facilitent
cette mutation.

Pierre Veltz, sociologue
et économiste, est l’auteur
de « La France des territoires,
défis et promesses »
(Editions de l’Aube, 176 pages,
16,90 euros)

Michèle Dupré et Jean-Christophe Le Coze


La sécurité au quotidien sur un site Seveso


La sociologue et l’expert
en risques industriels
montrent l’impact des
changements d’organisation
du travail sur la culture
de gestion des risques

N


ous étudions depuis 2004 les organisa­
tions de plusieurs entreprises chimi­
ques classées Seveso seuil haut en de­
hors des contextes postaccidentels, ce
qui permet d’éliminer le biais rétrospectif qui
apparaît lorsqu’il s’agit d’élucider un événe­
ment venant bouleverser leur vie quotidienne
et leur environnement, et qui occulte ce qui
fait qu’elles fonctionnent aussi en sécurité,
malgré les complexités de tous ordres.
Que peut­on constater? Tout d’abord, que les
usines chimiques présentent en effet des dan­
gers par les procédés qu’elles emploient, les
matières premières qu’elles utilisent et qu’el­
les stockent. Ensuite, que ces usines font l’ob­
jet d’une surveillance renforcée par une régle­
mentation toujours plus étoffée au fil des an­
nées, tant au niveau national qu’européen.
Malgré les limites inhérentes à l’exercice,
cette régulation par l’Etat ne peut être rempla­
cée par l’autorégulation, pourtant parfois re­
vendiquée par les industriels.
Ce renforcement des réglementations a
contraint les entreprises à renforcer et profes­
sionnaliser leur service hygiène, sécurité, en­
vironnement (HSE). L’apprentissage des règles
de sécurité est devenu un objectif incontour­
nable, les équipements de protection collectifs
ou individuels sont obligatoires, et aux procé­

dures sont ajoutés des dispositifs de sécurité
couplés à des automates.
Mais, dans le même temps, le quotidien
de ces entreprises reste jalonné de dysfonc­
tionnements et d’incidents inhérents à leur
complexité. Ces événements ont des causes
multiples : défaillances techniques, erreurs
humaines, conception inadéquate des instal­
lations, problèmes organisationnels, qui ré­
sultent bien souvent de décisions stratégiques
des directions. L’introduction d’un nouvel
équipement ou d’un nouveau produit, la mo­
dification d’une ligne de production ou de l’or­
ganisation d’une activité peuvent perturber le
cours de l’action, parfois plus qu’escompté.

Un faisceau de relations sociales
Dans la majeure partie des cas, le savoir­faire
des équipes, combiné aux mesures techni­
ques, permet de rattraper ces dérives et d’évi­
ter qu’un incident ne se transforme en acci­
dent. L’histoire du site et du territoire sur le­
quel il est implanté marque de son empreinte
la sécurité (par exemple, le niveau de qualifica­
tion dans le bassin d’emploi considéré, ou
l’âge des installations), de même que l’appar­
tenance à des groupes internationaux ou à de
plus petites structures dont l’expertise, les
moyens, les ressources et les politiques de sé­
curité diffèrent. Une caractéristique forte de
cette industrie est en effet son hétérogénéité.
Par ailleurs, ces usines sont traversées par
des transformations à l’œuvre dans le monde
du travail. Différents statuts d’emploi (intéri­
maires, CDD, CDI) se côtoient ; la sous­
traitance est à présent une constante. Dans le
cours de l’action, les salariés, opérateurs
comme ingénieurs, constatent souvent qu’ils
ne disposent pas des connaissances pour ré­

pondre à leurs questionnements, qui exigent
alors de plus amples recherches. Les outils de
gestion et leur support informatique volent
du temps aux équipes, qui font de plus en plus
de reporting pour répondre aux exigences bu­
reaucratiques, administratives et réglementai­
res, peu sensibles aux dimensions sociales et
organisationnelles de l’action. Bref, ces usines
sont différentes des autres organisations de
travail en raison de la prégnance de la sécurité,
incarnée dans des dispositifs managériaux et
réglementaires, des injonctions et des prati­
ques, mais elles sont confrontées comme elles
à des transformations qui ne relèvent pas de la
sécurité mais qui l’impactent.
Ces univers à risques ont été longtemps ana­
lysés sous le seul angle technique, tant par les
industriels que par les inspecteurs des installa­
tions classées. Or si les équipements techni­
ques sont déterminants, ils ne pourraient
« agir » sans le faisceau de relations sociales qui
les entoure. Nos recherches empiriques parti­
cipent de la compréhension de ces systèmes,
par exemple pour prendre en compte l’impact
de changements organisationnels sur la sécu­
rité. Les sciences sociales peuvent compléter le
regard des ingénieurs et contribuer aux débats
sur les transformations que la société attend
de ces systèmes industriels à risques.

Michèle Dupré est sociologue du travail
au Centre Max-Weber (université Lyon-II)
Jean-Christophe Le Coze est responsable
étude et recherche à l’Institut national
de l’environnement industriel et des risques

150 citoyens vont-ils


sauver le climat?


L A C H RO N I QU E


D EDOMINIQUE MÉDA


L


e 4 octobre s’est ouverte au Con­
seil économique, social et envi­
ronnemental la Convention ci­
toyenne pour le climat, compo­
sée de 150 citoyens tirés au sort. En six
longs week­ends, cette assemblée est
censée exprimer et mettre sous la
forme juridique adéquate les proposi­
tions permettant de réduire de 40 %
les émissions de gaz à effet de serre à
l’horizon 2030. Le gouvernement s’est engagé à les soumettre au
Parlement ou à l’administration.
Certains commentateurs ne se sont pas privés de rappeler qu’il
n’est nul besoin d’une telle grand­messe pour savoir quelles mesu­
res il faudrait prendre. A l’appui de leurs dires, deux rapports très
clairs, publiés une quinzaine de jours auparavant, l’un par le Con­
seil des prélèvements obligatoires (« La fiscalité environnementale
au défi de l’urgence climatique »), l’autre par l’Organisation de coo­
pération et de développement économiques (OCDE) (« Taxer la
consommation d’énergie 2019 »), convergent dans la dénonciation
de l’insuffisance de la taxe carbone, qu’il s’agisse de la France ou de
la plupart des autres grands pays. La solution semble donc claire :
elle consiste à mettre en place ou à augmenter fortement les taxes
sur les combustibles fossiles. Une politique dont on se souvient
pourtant qu’elle a provoqué, en France, deux crises sociales majeu­
res, celle des « bonnets rouges » et celle des « gilets jaunes », qui
s’expliquent dans les deux cas par un mauvais calibrage et surtout
par l’absence d’accompagnement social des mesures.
L’intervention des citoyens se révèle donc bien utile : il sera(it) en
effet beaucoup plus difficile de remettre en cause des propositions
portées par des citoyens représentatifs de la population française.
Rappelons que les spécialistes indiquent que cet échantillon a été
particulièrement bien construit, même si subsiste évidemment
un biais majeur : les personnes les plus concernées par ces ques­
tions ont accepté plus facilement de participer et les 150 citoyens
se sentent donc sans doute plus impliqués que la moyenne de la
population. Il n’est donc pas exclu que la convention citoyenne ac­
couche d’une augmentation de la taxe carbone, mais cette fois ac­
compagnée des mesures sociales appropriées.

Un budget de guerre
Comme si on allait ainsi effacer l’erreur fatale commise au moment
de la hausse du prix des carburants – aveugle à la question sociale et
ignorante du fait que les taxes sur les combustibles fossiles pèsent
proportionnellement plus sur les ménages modestes. Comme si on
allait tout reprendre depuis le début en commençant, comme de­
vraient toujours le faire les décideurs publics, « par le bas », c’est­à­
dire en partant de l’expérience des personnes, réceptacle final de
toutes les contradictions des politiques publiques, et non « d’en
haut », de trop loin, de Bercy, de Matignon ou de l’Elysée.
L’intervention des citoyens est d’autant plus utile que la taxe car­
bone n’est évidemment pas la seule solution à mettre en œuvre.
Dès le premier week­end, nos 150 représentants l’ont prouvé, en
montrant une remarquable maîtrise des sujets et en transformant
une séance classique de questions­réponses adressées aux experts
en une longue et audacieuse série de prises de parole ancrées dans
l’expérience. S’est alors déployée, dans sa simplicité et dans sa radi­
calité, une liste de questions rhétori­
ques sans nul doute destinées au gou­
vernement mais aussi à la société
tout entière : ne faudrait­il pas suppri­
mer la publicité, développer le ferrou­
tage, contraindre les entreprises pol­
luantes, s’attaquer aux lobbys et aux
intérêts financiers, renoncer à la voi­
ture électrique, prendre en considéra­
tion l’empreinte carbone (qui inclut
les émissions de gaz à effet de serre
des produits importés) et pas seule­
ment les émissions de gaz à effet de
serre dont l’évolution laisse croire
que la France fait des progrès?
Et l’on se prend alors à rêver que
tout soit vraiment mis sur la table durant les cinq week­ends res­
tants. Qu’aux côtés des tenants de la taxe carbone, les défenseurs
de la post­croissance et de la décroissance, des nouveaux indica­
teurs de richesse, de la sobriété heureuse, de la déprise technologi­
que, ou les lanceurs d’alerte qui dénoncent le déploiement inces­
sant de nouveaux temples du consumérisme comme les centres
commerciaux des gares ou Europacity..., viennent échanger avec
ces citoyens, véritables experts de la vie quotidienne. Et que ces
derniers parviennent à imposer leurs vues afin qu’en 2020 soit éla­
boré, au lieu du budget actuel qui fait si peu de place à l’écologie et
au social, à la relance de l’investissement et de l’emploi, un projet
de loi de finances 2021 de combat contre le péril climatique.
Un budget de guerre donc, qui – outre les appuis nécessaires aux
changements de comportement et de pratique radicaux et à l’anti­
cipation des restructurations – acterait le lancement d’un investis­
sement public supplémentaire massif (au moins 20 milliards
d’euros par an) dans la transition écologique – et particulièrement
dans la rénovation thermique des passoires énergétiques, chantier
majeur susceptible de redessiner nos villes et de réconcilier l’écolo­
gie et le social. Ces citoyens parviendront­ils à convaincre le prési­
dent de la République? Lors du débat organisé par ce dernier le
18 mars avec les « intellectuels », je lui avais demandé s’il était prêt à
mettre en œuvre un tel grand plan d’investissement. Sa réponse
avait été nette : « Est­ce que la solution est dans un grand plan d’in­
vestissement? J’ai envie de dire, on l’a essayé, ça a été la réponse fran­
çaise de Nicolas Sarkozy à la crise de 2008­2010. Quand je regarde les
pays européens, la France est le seul à avoir fait un grand plan d’in­
vestissement. Je regarde dix ans après, on a plus de chômage que
ceux qui ne l’ont pas fait, et on a plus de déficit public. » Ajoutant :
« Les Français ont­ils été plus heureux? Non. » Espérons que, là où les
« intellectuels » ne sont pas parvenus à se faire entendre, les ci­
toyens réussiront.

L’INTERVENTION 


DES CITOYENS EST 


D’AUTANT PLUS 


UTILE QUE LA TAXE 


CARBONE N’EST  


PAS LA SEULE 


SOLUTION À METTRE 


EN ŒUVRE


Dominique Méda est
professeure de sociolo-
gie, directrice de l’Insti-
tut de recherche inter-
disciplinaire en sciences
sociales (Dauphine/PSL)
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