Le Monde - 20.10.2019

(lily) #1

32 |idées DIMANCHE 20 ­ LUNDI 21 OCTOBRE 2019


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Après neuf mois d’une révolution qui


a mis fin au régime d’Omar Al­Bachir, le pays,


bien que divisé et exsangue, est entré dans une


phase de transition démocratique qui laisse


déjà percevoir « des signes encourageants »,


estime l’écrivain anglo­soudanais


P


our tous ceux qui ont suivi les
événements survenus au Sou­
dan ces neuf derniers mois, une
question, cruciale, demeure : y
a­t­il une chance que la révolu­
tion se conclue par l’instaura­
tion d’une démocratie stable et durable?
Dans toute la région, les soulèvements
populaires se sont heurtés à des répres­
sions sanglantes qui ont conduit à la res­
tauration de régimes autoritaires et
anéanti tout espoir de réforme. Nous
avons tous été témoins de l’enlisement
tragique des conflits en Libye, au Yémen
et en Syrie. Tandis qu’en Egypte la junte
militaire, plus cruelle que l’ancienne, a ré­
duit à néant tous espoirs de voir s’impo­
ser dans un avenir proche un gouverne­
ment véritablement représentatif.
Il est aisé de généraliser, toutefois, il faut
replacer chaque situation dans son
contexte. Le Soudan, par exemple, n’est
pas l’Egypte, son plus proche voisin dont il
fut autrefois le vassal. Rappelons d’abord
que nous sortons tout juste de trente ans
de régime militaro­islamique. Politique­
ment, du moins, l’islam ne représente pas
tant une menace qu’une force du passé
qui a échoué à unifier le pays lors de cette
période. Source de divisions, ayant à la fois
supprimé la diversité et entravé l’égalité,
elle est à l’origine du conflit armé qui a
embrasé le Darfour, à l’ouest, et les régions
du Nil Bleu et du Kordofan, à l’est et au
centre du pays. Quant au sud, l’islamisme
a transformé la guerre civile en un djihad
qui rendait inévitable la sécession en 2011.
Au temps du régime d’Omar Al­Bachir
[président de 1989 à 2019], l’opposition fut
sévèrement réprimée : des politiques et
des journalistes, parmi lesquels mon père,
ont été contraints à l’exil ou jetés en pri­
son. Ceux qui ont survécu à cette purge
violente se sont installés dans une rela­
tion pragmatique avec la junte militaire.
Le parti au pouvoir récompensant la
loyauté par des contrats qui, notamment
lors du boom pétrolier, ont été particuliè­
rement lucratifs pour un petit groupe de
privilégiés. La paralysie qui a frappé toute
l’économie (à l’exception du domaine mi­
litaire, qui a absorbé 70 % des dépenses du
gouvernement) a également touché le
développement politique du pays.
J’ai grandi dans les années 1970, incons­
cient des complexités qui traversaient
mon pays. Nous menions alors une vie
tranquille, bien que modeste, dans une
capitale paisible, à l’écart de la guerre qui
déchirait le Sud, à quelques centaines de
kilomètres. Avec le temps, ce qui nous
semblait très éloigné a fini par se rappro­


cher. Khartoum est devenue le refuge de
populations venues des quatre coins du
pays, qui ont apporté avec elles leurs cou­
tumes, leurs langues, de nouvelles tradi­
tions culinaires et, dans certains cas, des
armes. Les dirigeants gouvernaient alors
le pays comme s’il était une lointaine co­
lonie, cela est désormais impossible.
Ceux qui cherchent aujourd’hui à le
reconstruire semblent l’avoir compris. En
témoigne la « déclaration constitution­
nelle » signée, le 17 août, entre la coalition
des Forces de la liberté et du changement
(FFC) et le conseil militaire de transition.
Quelle qu’en soit l’issue, ce projet, qui vise
à réorganiser le pays, est indéniablement
positif. Le nouveau gouvernement, formé
par Abdallah Hamdok, économiste che­
vronné, marque le retour à un paysage po­
litique plus diversifié. Longtemps, la politi­
que soudanaise a souffert d’un manque de
représentativité, en particulier aux postes­
clés du pouvoir, où les habitants des pro­
vinces régionales étaient tout simplement
absents. La distance, à la fois physique et
culturelle, entre la capitale et la périphérie
a toujours été source de déséquilibre,
nourrissant du ressentiment de part et
d’autre. Al­Bachir n’a eu de cesse d’ailleurs
de s’appuyer sur ces divisions afin de
maintenir son pouvoir, soit en armant des
milices comme au Darfour, soit en dres­
sant les différentes branches des forces de
sécurité les unes contre les autres. Ironie
du sort : il se pourrait bien que cette straté­
gie ait, in fine, servi à rassembler le pays.

S’attaquer aux inégalités
L’unité est la clé du succès de la révolu­
tion. Les préjugés et les barrières de
classe, de race et de genre doivent tous
être renversés pour se substituer au prin­
cipe de citoyenneté. La question de l’iné­
galité, qui a été le véritable moteur de la
révolution, doit être désormais affrontée
en profondeur, au niveau institutionnel,
et se traduire par de profonds change­
ments et une véritable inclusion.
Plusieurs signes encourageants suggè­
rent déjà que la question de la diversité
commence à être prise au sérieux. L’en­
trée au gouvernement de quatre femmes,
dont Asma Mohamed Abdallah au poste
de ministre des affaires étrangères, mais
également la nomination au Conseil sou­
verain [instance à majorité civile, mais di­
rigée par un militaire, qui doit superviser la
transition] de deux femmes, notamment
une chrétienne (copte), Raja Nicolas
Abdel Massih, ont envoyé un signal clair.
De même, les négociations engagées avec
les factions armées de l’Ouest soudanais,

du Nil Bleu et du Kordofan, essentielles
à la stabilité du pays, inenvisageables
sous le régime précédent.
Le risque d’échec reste cependant élevé.
Les obstacles auxquels le Soudan doit faire
face sont considérables. A commencer par
une situation économique catastrophi­
que. Après trente ans de stagnation et
d’inertie, le pays semble marcher tel un
zombie vers le désastre. L’argent facile qui
afflua pendant plus d’une dizaine d’an­
nées après le boom pétrolier s’est asséché
avec la sécession du Soudan du Sud
en 2011, qui a privé le pays de plus de 75 %
de ses gisements de pétrole. L’eau de­
meure sans doute la plus grande res­
source du Soudan – sa valeur et son im­
portance stratégique étant vouées à croî­
tre dans les années à venir. Or cette
ressource a également été compromise
par la vente de larges bandes de terre le
long du Nil à plusieurs compagnies liées à
la région du golfe Persique, au Liban, au
Pakistan ou encore à la Malaisie. Les seu­
les personnes qui semblent ne pas en pro­
fiter sont précisément les Soudanais. Il
pourrait toutefois en être autrement.
Souvenons­nous, dans les années 1960,
le Soudan a été l’un des plus grands pro­
ducteurs au monde de coton à fibres lon­
gues. Le fameux « Projet Gezira » [mis en
place dans cette région bordée par le Nil
pour le doter de l’un des systèmes de
canaux les plus importants au monde] est
tombé en décrépitude, par négligence et
mauvaise gestion, mais il est encore pos­
sible d’imaginer un pays où les ressources
naturelles profitent à tous et non à quel­
ques­uns, où le tourisme se développe.
Un pays qui deviendrait, finalement, ce
que l’on nous enseignait, enfants : le gre­
nier de l’Afrique et du Moyen­Orient.
Rien de cela n’est impossible. La levée
des sanctions commerciales américaines
en 2017 a été un premier pas. Même si la
monnaie a continué de chuter, condui­
sant à une hausse des prix des biens de
première nécessité. Et qu’en arrière­plan
s’agitent toujours les proches d’Al­Ba­
chir. Le pays a connu ces derniers mois
au moins quatre tentatives de coups
d’Etat, menées apparemment par les te­
nants de la ligne dure de l’ancien régime,
faisant planer la menace d’une interven­
tion armée. Bien sûr, certains vou­
draient voir cette révolution échouer,
pour assurer le retour au modèle mili­
taro­islamiste. Les Saoudiens et les Emi­
rats œuvrent en coulisses avec leurs mil­
liards. Mais d’autres acteurs, comme la
Chine et la Russie, sont très présents.
La démocratie a une longue histoire au
Soudan. Le premier gouvernement mul­
tipartite a été formé en 1956 [année de
l’indépendance du pays]. Depuis lors, de
multiples efforts ont été déployés pour
tenter de trouver un cadre politique adé­
quat, chaque fois brisés par les militaires.
Petit garçon, je me souviens d’avoir été

réveillé par des coups de feu au loin,
avant d’apprendre, peu après, que l’école
avait été fermée en raison d’un nouveau
coup d’Etat. C’était chose courante.
Cependant, aucune période de régime
militaire ne s’est bien terminée. Celui
d’Al­Bachir ne fait pas exception. Sembla­
ble à une folie, ce régime militaro­islami­
que n’a eu de cesse de vouloir, trente ans
durant, éloigner le pays de la modernité.

Aux marges du monde arabe
Au Soudan, souvent, la religion s’est im­
posée comme l’ultime recours lorsque
tout échouait. N’est­ce pas ce vers quoi se
sont tournés, dans les années 1980, le
colonel Gaafar Nimeiry [président de la
République de 1971 à 1985], puis, lors de la
décennie suivante, Hassan Al­Tourabi
(1932­2016), le fondateur des Frères mu­
sulmans soudanais, qui inspira le coup
d’Etat d’Al­Bachir en 1989. Cela s’explique
en partie par la situation géographique
du pays. Aux marges du monde arabe, le
pays plaide toujours pour sa reconnais­
sance. Alors qu’il est unique en son genre.
Des liens historiques nous relient, ethni­
quement et culturellement, à nos voisins
africains au sud et à l’ouest. Dans les
années 1960 et 1970, il y eut même plu­
sieurs tentatives pour définir, à travers
l’art et la poésie, cet héritage culturel sin­
gulier, en rassemblant ses éléments afri­
cains et arabes. Mais elles furent large­
ment éclipsées avec le temps.
L’islam fait toujours partie du spectre
culturel, mais en partie seulement. Le
symbolisme qui a émergé lors de la révo­
lution l’a clairement démontré, faisant
ouvertement référence à l’histoire préis­
lamique du pays et à la culture matriar­
cale nubienne, personnifiée par la figure
de la « Kandaka », la reine mère. Tout cela
s’est incarné dans une image, devenue
virale, d’une jeune femme, Alaa Salah,
perchée sur une voiture et dirigeant les
chants de protestation.
Désormais, le Soudan doit saisir l’oppor­
tunité qui lui est offerte : celle de remonter
le temps et de repartir de zéro, peut­être
même en meilleure posture. Nous avons
tous assisté au désastre de la révolution
égyptienne, des crises en Libye, au Yémen
et, évidemment, en Syrie. Personne ne
veut voir le Soudan suivre la même voie.
Nous connaissons un moment de muta­
tion, où tout semble possible. L’essentiel,
dans cette période, est d’avoir pleinement
conscience que les occasions sont rares, et
qu’en échouant nous condamnons le pays
à des décennies d’instabilité, de guerre, de
souffrances, voire même à l’implosion. Le
Soudan du Sud a prouvé que la sécession
n’est pas un remède miracle. Soixante­
dix ans après l’indépendance, il est peut­
être temps de trouver la bonne formule. Il
ne nous reste plus qu’à espérer.
Traduit de l’anglais par
Pauline Colonna d’Istria

Jamal Mahjoub est écrivain.
Né à Londres, en 1960, d’un père
soudanais et d’une mère anglaise,
il grandit à Khartoum, avant de
partir en Angleterre étudier la
géologie. Son œuvre se partage
entre romans et romans policiers.
Son prochain livre, « La Cité des
chacals », paraîtra, sous le pseu-
donyme de Bilal Parker, en fé-
vrier 2020 chez Gallimard (collec-
tion « Série noire »)

IL EST ENCORE


POSSIBLE D’IMAGINER


UN PAYS QUI


DEVIENDRAIT,


FINALEMENT,


CE QU’ON NOUS


ENSEIGNAIT, ENFANTS :


LE GRENIER


DE L’AFRIQUE ET


DU MOYEN-ORIENT


YANN LEGENDRE

Jamal Mahjoub

Pour éviter

le désastre,

le Soudan

doit repartir

de zéro
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