Le Monde - 20.10.2019

(lily) #1

34 | 0123 DIMANCHE 20 ­ LUNDI 21 OCTOBRE 2019


0123


C


rêpe de maïs originaire
du Mexique fourrée de
viande et de sauce fro­
magère, le tacos réalise,
depuis quelques années, une per­
cée prodigieuse dans le secteur de
la restauration rapide en France.
A Tours, l’offre en la matière s’est
brutalement réduite cet été, avec
la fermeture de trois restaurants
de l’enseigne O’Tacos, l’un des lea­
ders du secteur. Un quatrième, à
Perpignan, appartenant aux mê­
mes gérants, a été liquidé simulta­
nément, dans le cadre d’une af­
faire de travail dissimulé en bande
organisée et d’emploi de person­
nes en situation irrégulière.
Révélée par La Nouvelle Républi­
que du Centre­Ouest, l’histoire en
dit long sur les pratiques exercées
à l’encontre des migrants qui
cherchent à s’intégrer par le tra­
vail. Les victimes sont une ving­
taine de Bangladais dépourvus de
titre de séjour, à qui des condi­
tions d’hébergement indignes
étaient par ailleurs proposées.
Tout commence fin juin par leur
interpellation dans plusieurs ap­
partements du centre­ville et des
quartiers nord de Tours. L’un,
d’une superficie de 70 m², est oc­
cupé par neuf hommes, dont cer­
tains dorment sur des matelas
posés à même le sol ; un autre,
de 68 m², est habité par sept per­
sonnes, dont une femme et
son enfant de 20 mois. Agés de
25 à 30 ans les hommes tra­
vaillaient alors, en cuisine, dans
les trois O’Tacos de la ville, ouverts
en 2017 et 2018 par le même gérant
« franchisé », Yassine Zerizer.
Celui­ci est également appré­
hendé par les forces de l’ordre ce
jour­là, ainsi que trois proches
collaborateurs, dont un cuisinier
bangladais, Mohammed Rabi­
buzzaman, présenté par les en­
quêteurs comme le « recruteur »
et l’« homme de main » de
l’équipe. Auditionnés, les mi­
grants seront vite remis en li­
berté. Ils se sont aujourd’hui
constitués partie civile dans l’af­
faire et ont engagé un recours aux
prud’hommes contre leur ancien
employeur, resté en prison.
L’enquête a en fait démarré
en 2018, à la suite d’une dénoncia­
tion d’un ex­salarié ayant été li­
cencié sans motif. Une année de
surveillance et d’écoutes télépho­
niques permettra de mettre au
jour une « petite entreprise » délic­
tueuse fonctionnant sur la loi du
silence. Payés au smic, mais non
déclarés à la préfecture par leur
employeur (qui avait l’obligation
de signaler qu’il faisait travailler
des clandestins), les employés
bangladais n’avaient pas le droit
de protester contre le non­paie­
ment des heures supplémen­
taires qu’ils effectuaient (jusqu’à
treize par semaine), sous peine
d’être mis à la porte sur­le­champ


  • et voir leur espoir de régularisa­
    tion s’envoler.
    Originaires de la région de
    Sylhet, la plupart d’entre eux es­
    comptaient, en effet, faire appli­
    quer la circulaire Valls de 2008
    pour obtenir leurs papiers. Cette
    disposition permet aux travail­
    leurs étrangers en situation irré­
    gulière d’obtenir une carte de sé­
    jour au cas par cas, à condition de
    justifier d’une présence sur le ter­
    ritoire français de cinq ans mini­


mum et d’une ancienneté de tra­
vail de huit mois sur les deux der­
nières années (ou trente mois sur
les cinq dernières années). « Il
était interdit de réclamer le paie­
ment de nos heures supplémen­
taires, et même de se plaindre de
quoi que ce soit, sinon tout était
fini : le salaire, la demande de titre
de séjour... », raconte Mahmud
Miah, 30 ans. « Ils n’avaient pas
d’autre choix que d’être dociles »,
explique Yasmina Selatna, l’avo­
cate de treize d’entre eux.

Chantage aux papiers
Ce chantage aux papiers n’est pas
le seul délit découvert par l’en­
quête. Pour intégrer l’un des trois
O’Tacos tourangeaux, les candi­
dats à l’embauche devaient ainsi
verser un « droit d’entrée » com­
pris entre 1 000 et 1 500 euros à
leur compatriote recruteur, Mo­
hammed Rabibuzzaman. Concer­
nant les appartements mis à dis­
position, ils n’avaient guère
d’autre alternative que d’y rési­
der, ne parlant pas français et ne
connaissant pas la ville (tous ve­
naient directement de la région
parisienne). Les loyers – 110 euros
par personne dans l’appartement
de Tours­Nord, par exemple –
étaient directement versés à leurs
patrons, de la main à la main.
L’argent liquide semblait
d’ailleurs circuler allégrement au
milieu des parfums de tortilla :
également soupçonnés d’abus
de biens sociaux, les quatre res­
ponsables des fast­foods avaient
ainsi l’habitude de « se servir »
dans la caisse des établissements,
à hauteur de plusieurs centaines
d’euros par jour, pour leurs be­
soins personnels. Ceci n’empê­
chait pas les employés bangladais
de toucher normalement leur sa­
laire par virement et de se voir dé­
livrer des feuilles de paie rédigées
par un expert­comptable.
C’est sur leur examen que le gé­
rant des trois O’Tacos, Yassine Ze­
rizer, 34 ans, compte miser sa dé­
fense. Son avocat, Denys Robi­
liard, réfute la notion de « travail
dissimulé » figurant dans la lon­
gue liste des chefs de mise en exa­
men, précisant que des déclara­
tions préalables à l’embauche ont
été envoyées à l’Urssaf pour cha­
que salarié, et que les heures sup­
plémentaires étaient dûment
payées. Il mentionne également
la bonne note – 86 % de satisfac­
tion – qu’aurait obtenue le pre­
mier des trois restaurants touran­
geaux, situé rue de la Rôtisserie,
faisant suite à un audit social
mandaté par la direction d’O’Ta­
cos auprès sur l’ensemble de son
réseau, en avril 2018.
Tous les salariés bangladais
sont aujourd’hui revenus en ré­
gion parisienne. Une partie a re­
trouvé un emploi, comme Mah­
mud Miah, qui vient de décro­
cher un CDI dans un restaurant
de kebabs de Seine­Saint­Denis.
L’homme vit dans l’attente d’une
réponse de la préfecture d’Indre­
et­Loire, à qui il a fait parvenir
une demande de titre de séjour. A
Tours, les trois O’Tacos ont été re­
pris par un nouveau gérant. Une
campagne de recrutements a été
lancée, comme on peut le lire en
devanture : « Ici, ouverture pro­
chaine. New propriétaire. New
équipe. Rejoins la team. »

E


n deux déclarations fermes, l’exécu­
tif a recadré, cette semaine, le débat
sur la laïcité, qui commençait à pren­
dre mauvaise tournure. Mardi 15 octobre,
lors des questions d’actualité à l’Assemblée
nationale, Edouard Philippe a fermement
rejeté l’idée d’une nouvelle loi pour inter­
dire le port du voile aux accompagnatrices
scolaires. « On peut porter un voile quand
on accompagne une sortie scolaire, mais on
n’a pas le droit de faire du prosélytisme, et les
autorités peuvent et doivent intervenir si tel
est le cas », a déclaré le premier ministre,
dans un rappel bienvenu au texte de 2004
qui fait la part des choses entre pratique
culturelle et militantisme religieux.
Le Conseil d’Etat avait, de fait, précisé, en
décembre 2013, que les parents accompa­

gnant les enfants lors de sorties scolaires
n’étaient pas tenus à la neutralité et pou­
vaient porter des signes d’appartenance re­
ligieuse – à l’inverse des enseignants. Seul
bémol : le prosélytisme leur est interdit.
Dès lors, pourquoi sortir du cadre? Deux
jours plus tard, Emmanuel Macron, en
marge d’un sommet franco­allemand, a dé­
noncé ceux qui « stigmatisent » les musul­
mans, critiquant vivement ce « raccourci
fatal » entre lutte contre le terrorisme et is­
lam. Dans le même temps, le chef de l’Etat a
rappelé sa volonté d’être « intraitable avec
le communautarisme ».
Il était temps de crever l’abcès : un climat
nauséabond était en train de s’installer. Il y
a d’abord eu ce coup d’éclat d’un élu RN in­
vectivant en pleine séance du conseil régio­
nal de Bourgogne­Franche­Comté une
mère voilée devant son fils. Il y a ensuite eu
l’offensive de la droite sénatoriale annon­
çant le dépôt d’une proposition de loi vi­
sant à étendre aux parents d’élèves l’inter­
diction de porter des signes religieux au
motif que le voile serait « une marque de
soumission » et parfois de « sécession ».
Il y a eu enfin, dans la majorité, le vif dé­
bat entre le ministre de l’éducation, Jean­
Michel Blanquer, qui a affirmé que « le voile
en soi n’était pas souhaitable dans notre so­
ciété », et le député du Val­d’Oise Aurélien
Taché, jugeant que le rôle de la majorité

était de défendre la loi existante. Cet accès
de fièvre n’est pas une surprise : l’islam in­
quiète une partie de la société française, qui
y voit une menace pour son identité et sa
culture. C’est en jouant sur cette peur que
Marine Le Pen prospère depuis des années.
C’est en l’instrumentalisant qu’elle a favo­
risé à droite la cassure entre les défenseurs
de l’identité heureuse (Alain Juppé) et les
pourfendeurs de l’islam politique (Nicolas
Sarkozy, François Fillon). Laisser s’installer
cette surenchère est dangereux pour la
concorde nationale – plusieurs millions de
musulmans vivent en France et sont régu­
lièrement stigmatisés.
La réponse du chef de l’Etat était ainsi at­
tendue depuis deux ans. Elle apparaît, heu­
reusement, très nette dans sa volonté de
mettre fin à la surenchère, mais elle est en­
core imprécise quant aux moyens concrets
de renforcer la lutte contre le communau­
tarisme, qui constitue de fait une menace
pour le modèle républicain. Mardi, devant
les députés, Edouard Philippe n’a pas mas­
qué certaines « dérives », en soulignant no­
tamment le phénomène de déscolarisation
des jeunes filles dans certains quartiers.
L’Etat est­il capable d’endiguer ce phéno­
mène? La réponse tarde, parce qu’elle n’est
pas évidente, mais le silence nourrit le fan­
tasme. Il est ainsi indispensable qu’Emma­
nuel Macron traite le sujet jusqu’au bout.

LES CANDIDATS 


À L’EMBAUCHE 


DEVAIENT VERSER 


UN « DROIT D’ENTRÉE » 


COMPRIS ENTRE 1 000


ET 1 500 EUROS


VIDER L’ABCÈS 


DU DÉBAT 


SUR LE VOILE


L’AIR DU TEMPS |CHRONIQUE
pa r f r é d é r i c p o t e t

Les tacos


et les clandestins


LES QUATRE 


RESPONSABLES


DES FAST­FOODS 


AVAIENT L’HABITUDE 


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