4 |international DIMANCHE 20 LUNDI 21 OCTOBRE 2019
0123
barcelone (espagne)
envoyée spéciale
J
ordi, immobile au milieu de
la foule, a le regard perdu
dans le vide. Autour de lui,
des centaines de jeunes – cer
tains, le visage masqué –
avancent d’un pas décidé vers Ur
quinanoa, une centaine de mètres
plus en avant. Une colonne de fu
mée s’élève en provenance de
cette place du centre de Barcelone.
De hautes flammes éclairent la
nuit. Le bruit des tirs de balles en
caoutchouc résonne au loin.
Jordi, 58 ans, employé dans un
cabinet de gestion qui préfère ne
pas donner son nom, n’en croit
pas ses yeux. Il a participé à quasi
ment toutes les manifestations
indépendantistes depuis 2012. Y
compris celle, massive, du ven
dredi 18 octobre, convoquée pour
protester contre les lourdes pei
nes – de neuf à treize ans de pri
son – infligées aux chefs de file in
dépendantistes catalans à l’ori
gine du référendum d’indépen
dance illégal d’octobre 2017. Mais
il n’avait, jusqu’ici, jamais assisté
au moindre incident.
Brutalité policière
« Je ne sais pas quoi penser, tout
cela est nouveau, soupiretil, ha
gard et cherchant ses mots. Jus
qu’à présent, nous avons été très
gentils et cela n’a pas marché.
Peutêtre qu’il faut devenir mé
chant. La révolution des sourires
est un échec, c’est évident. Tout
cela dure depuis trop longtemps et
nous sommes tous secoués. Mais
là, j’ai des doutes... »
Comme lui, plus de
500 000 personnes se sont réu
nies dans l’aprèsmidi sur l’ave
nue Diagonal dans une ambiance
calme, aux cris de « Liberté, pri
sonniers politiques ». Lorsque la
manifestation s’est dispersée, des
milliers de jeunes se sont dirigés
vers la place de Catalogne et ses
environs. Parmi eux, quelques
centaines de radicaux ont brûlé
des bennes à ordures, via Laie
tana, avant de se replier sous les
charges de la police catalane der
rière des barricades en feu, place
Urquinanoa, où les émeutes ont
continué une bonne partie de la
nuit, avec des jets de pierre et des
saccages. De nombreux manifes
tants et des journalistes ont pro
testé contre la brutalité policière.
Si la majorité des indépendantis
tes défend une voie pacifique, le
débat sur la nécessité d’un virage
stratégique, après sept ans de mo
bilisations non violentes, agite les
cercles les plus radicaux. Certains
défendent l’idée de « paralyser le
pays », comme Enric Piñol, agent
administratif de 48 ans, qui voit
dans les « gilets jaunes » français
une source d’inspiration, « pour
leur énergie et leur entêtement » ;
ou Ramon Ramos, retraité de
64 ans pour qui « la solution est de
s’en prendre aux intérêts financiers,
en bloquant les infrastructures ».
D’autres, souvent les plus jeu
nes, considèrent qu’il faut « me
ner des actions plus révolutionnai
res et violentes face à la répres
sion », comme Sofia, 17 ans. Le pré
sident du gouvernement catalan,
l’indépendantiste radical Quim
Torra, a gardé le silence sur les dé
bordements.
Jusqu’à présent, les Comités de
défense de la République (CDR),
sortes d’associations de quartier
nées pour organiser le référen
dum d’indépendance illégal d’oc
tobre 2017, représentaient les plus
radicaux. Souvent animés par des
militants d’extrême gauche, pro
ches du mouvement anticapita
liste, eurosceptique et indépen
dantiste Candidature d’union po
pulaire (CUP), ils se sont chargés
d’apprendre aux indépendantis
tes les techniques de résistance
passive face aux forces de l’ordre
avant le référendum interdit.
Par la suite, ils ont instauré des
réunions hebdomadaires et com
mencé à organiser des manifesta
tions plus musclées que celles des
grandes associations indépen
dantistes ANC ou Omnium cultu
ral. Convoqués par le biais de
leurs canaux de diffusion sur Te
legram, qui délivrent aussi des
conseils et des numéros de télé
phone d’avocats, ils ont promu
ces deux dernières années des
blocages de routes, des coupures
d’autoroutes, des occupations de
voies ferrées ou des manifesta
tions devant la préfecture qui ont
déjà donné lieu à des heurts avec
la police. Mais jamais des émeu
tes comme celles qui enflamment
Barcelone depuis cinq soirs.
Une mystérieuse organisation
Cellesci ont déjà fait plus de
250 blessés depuis lundi et la po
lice a procédé à plus de 150 gardes
à vue. Neuf personnes ont été in
carcérées de manière provisoire.
Cependant, selon le ministère es
pagnol de l’intérieur, Fernando
Garcia Marlaska, les violences ont
été essentiellement le fait de
« près de 400 personnes organi
sées », ce qui démontrerait leur
caractère ultraminoritaire.
Cet embrasement n’est toutefois
pas une surprise. Le 23 septembre,
la garde civile a arrêté neuf per
sonnes en lien avec les mouve
ments indépendantistes, soup
çonnées de « se préparer pour me
ner à bien des actions violentes »,
selon le ministère de l’intérieur
qui les a définis comme des mem
bres des « Equipes de réponse tac
tique » des CDR. Durant les perqui
sitions, du matériel et des subs
tances soupçonnées de pouvoir
servir à la fabrication d’explosifs
ont été saisis. Sept d’entre eux ont
été placés en prison provisoire
pour appartenance présumée à
un groupe terroriste. Deux hom
mes auraient reconnu préparer
des sabotages, selon des fuites de
l’investigation rapportées par la
presse espagnole.
Cependant, la grande nou
veauté de la sphère indépendan
tiste est l’apparition du « Tsu
nami démocratique », à l’encon
tre duquel la justice espagnole a
aussi ouvert une enquête pour
« terrorisme », vendredi. Ce
groupe anonyme, qui prône pu
bliquement la nonviolence et
dont le canal sur Telegram
compte près de 350 000 abon
nés, est né le 2 septembre.
Son lancement a été immédia
tement signalé sur Twitter par le
président du gouvernement ca
talan, Quim Torra, et son prédé
cesseur, Carles Puigdemont, ré
fugié en Belgique, mais aussi par
plusieurs chefs de file emprison
nés, comme le président de la
Gauche républicaine indépen
dantiste, Oriol Junqueras, ou les
dirigeants associatifs Jordi
Cuixart et Jordi Sanchez, ainsi
que dirigeants de la CUP.
Sa première action de grande
envergure a été le blocage de l’aé
roport de Barcelone, le 14 octobre,
organisé en deux temps dès que
les condamnations de la Cour de
suprême ont été connues : les
manifestants ont d’abord été ap
pelés à se retrouver place de la
Catalogne, où leur a été commu
niqué l’objectif final.
Depuis, plus rien. En tout cas sur
son canal Telegram. Car la mysté
rieuse organisation a lancé une
application afin de communiquer
de manière plus sûre. Pour l’acti
ver, il est indispensable d’obtenir
un des codes QR (codebarres
identifiable avec un smartphone)
distribués par les promoteurs du
mouvement avec parcimonie
auprès de militants de confiance.
Grâce à la géolocalisation de ses
membres, elle devrait pouvoir in
diquer à chacun quelles actions
mener et coordonner les actions
des manifestants.
« Le “Tsunami démocratique” est
utile dans un moment de manque
de meneurs et d’unité entre les par
tis indépendantistes, pour remobi
liser les gens et mieux organiser les
protestations, tout en évitant la ré
pression grâce à l’anonymat, ex
plique Joan, 24 ans. Les gens en ont
marre de manifester et de ne rien
obtenir. D’autres voies sont à ex
plorer pour démontrer que l’Etat
espagnol est un Etat répressif.
Mais il faut de la constance et avoir
des objectifs clairs, ce qui manque
en ce moment. »
sandrine morel
La jeune génération libanaise crie sa détresse dans la rue
L’absence de perspectives attise la contestation, menacée par les débordements et par les récupérations politiques
beyrouth correspondance
I
ls s’appellent Malek, Rim,
Houssam, Nour, Hussein, ils
n’ont pas 30 ans et déjà si peu
d’espoirs. Certains triment dur
pour financer leurs études,
d’autres voient leurs amis émi
grer pour échapper au chômage,
d’autres encore ne supportent
plus, tout simplement, de devoir
vivre résignés. D’être contraints
de s’accoutumer, comme la géné
ration de leurs parents, à ce que
les coupures d’électricité et d’eau
persistent trente ans après la fin
de la guerre, à ce qu’un piston
d’un responsable politique soit
nécessaire pour entrer dans la
fonction publique, ou même pour
être soigné, quand on est démuni.
Alors, dans le cœur de Beyrouth,
pour le deuxième jour consécutif
de manifestations, vendredi 18 oc
tobre, ils sont venus demander des
comptes à ceux qui leur volent
leurs rêves. « Une classe politique
de brigands! Les mêmes au pouvoir
depuis trente ans! », tonne Nour.
« Des responsables qui passent leur
temps à nous faire des promesses et
à ne pas les tenir. Ils ont dépecé
l’économie du pays », ajoute Lynn.
Ils font partie des milliers de Li
banais descendus dans la rue, ven
dredi, au cri de « Révolution! » Il y a
aussi d’autres générations, des fa
milles, des têtes blanches, exaspé
rées par des années d’incurie poli
tique. Surprenant tout le monde,
l’étincelle est partie jeudi soir,
quand le gouvernement a an
noncé son intention d’imposer de
nouvelles taxes, y compris sur l’ap
plication WhatsApp, une message
rie très utilisée, quand les commu
nications sur mobile sont si chè
res. Mais WhatsApp n’est qu’un
prétexte. Depuis des semaines, des
mois, l’inquiétude monte : l’éco
nomie est en rade, le système fi
nancier menace d’imploser.
« Boule de neige »
A plusieurs reprises, on entonne
l’hymne national libanais, en se fé
licitant de l’unité du moment, au
delà des confessions et des diffé
rences sociales. Des manifestants
sont venus un balai à la main : c’est
sur la scène politique qu’ils sou
haitent faire le ménage. Chez ceux
qui ont moins de 30 ans, certains
descendent dans la rue pour la pre
mière fois. « Je ne peux pas espérer
me fiancer, je n’ai aucune chance
d’obtenir un visa pour émigrer, je
travaille pour payer mes études et
je ne sais même pas si j’aurai un tra
vail... », s’émeut Hussein, 24 ans.
Vers 18 heures, la foule se fait
plus massive, sur les deux points
de rassemblement attenants, ce
lui de l’emblématique place des
Martyrs, et celui de la place Riad
ElSolh, en contrebas du siège du
gouvernement. Le premier mi
nistre, Saad Hariri, prend alors la
parole dans une allocution télévi
sée que l’on suit, dehors, sur les té
léphones portables. D’un ton
grave, il met en cause les « obsta
cles », qu’il impute à des membres
de son cabinet de coalition, pour
mener à bien des « réformes ». Il
donne soixantedouze heures à
l’équipe pour changer la donne.
Pas de démission, pas pour l’ins
tant en tout cas. Dans la foule,
Emilio, ingénieur au chômage de
27 ans, n’est pas vraiment surpris.
« Je ne m’attends pas à ce que le
mouvement arrive à faire plier le
système politique. Mais, au moins,
la contestation grossit petit à petit,
comme une boule de neige », ditil.
Mais, déjà, des menaces planent
sur le mouvement. Celle, d’abord,
de la violence. Vendredi soir, les
échauffourées sont montées cres
cendo au centre de Beyrouth, des
manifestants lançant bouteilles
d’eau et pétards contre le cordon
de policiers. Les forces de sécurité
ont répliqué en tirant des gaz la
crymogènes. Des dizaines d’ar
restations ont eu lieu. Tout au
long de la journée, à deux pas des
rassemblements, des casseurs et
des jeunes révoltés ont brûlé des
pneus. Certains ont cassé des vi
trines. « Ils sont envoyés pour se
mer la zizanie et casser le mouve
ment par le parti Amal [celui du
président du Parlement, Nabih
Berri] », accuse Emilio.
Autre défi pour que le mouve
ment perdure, l’absence de lea
dership. Mais, surtout, le risque
d’une récupération politique. Si le
Lors de la manifestation d’indépendantistes à Barcelone, le 18 octobre. BERNAT ARMANGUE/AP
« La révolution
des sourires est
un échec, c’est
évident. Tout cela
dure depuis trop
longtemps »
JORDI
manifestant catalan
mouvement se concentre contre
une seule personnalité ou un seul
parti, il ne résistera pas. Alors que
la fronde populaire gronde, des
responsables politiques ont com
mencé à régler leurs comptes, es
pérant affaiblir leur rival. Une
énième crise politique plongerait
le pays dans la paralysie. Des par
tis non communautaires appel
lent à la formation d’un gouver
nement de technocrates.
La journée de samedi devait
donner quelques indications sur
la persistance de la contestation,
qui s’est étendue du palais prési
dentiel de Baabda, où siège Mi
chel Aoun, à Tripoli, dans le nord,
ou Nabatiyé, dans le sud. Samedi
matin, des routes restaient cou
pées dans le pays, et une odeur de
brûlé traversait divers quartiers
de Beyrouth.
laure stephan
En Catalogne, l’indépendantisme radical s’organise
Après cinq soirs d’émeutes, le débat sur la nécessité d’un virage stratégique agite les cercles les plus déterminés
Puigdemont entendu par la justice
L’ancien président du gouvernement catalan, Carles Puigdemont,
qui a fui en Belgique en 2017, a été entendu par un juge d’instruc-
tion, vendredi 18 octobre, à Bruxelles, après la réactivation du
mandat d’arrêt européen à son encontre pour « sédition et mal-
versation de fonds publics ». Après une vingtaine d’heures d’audi-
tion, il a été laissé en liberté sous conditions en attendant une
prochaine comparution devant le juge le 29 octobre, le temps
pour le juge d’analyser le dossier et d’éclaircir la question de sa
possible immunité. Elu au Parlement européen, M. Puigdemont
n’a pas pu prendre ses fonctions, n’ayant pas prêté serment de
respecter la Constitution de l’Espagne à Madrid.