Le Monde - 24.10.2019

(Jacob Rumans) #1
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JEUDI 24 OCTOBRE 2019 france| 11

Préfecture de police : l’enquête parlementaire lancée


Alors que les députés s’apprêtent à mener des auditions, portrait des quatre victimes de l’attentat du 3 octobre


E


ntre secret­défense et se­
cret de l’instruction, les
députés s’apprêtent à
évoluer sur un chemin de
crête. Alors que mercredi 23 octo­
bre, le parquet a annoncé l’ouver­
ture d’une information judiciaire
confiée à des juges d’instruc­
tion, la commission d’enquête
parlementaire sur les événements
de la Préfecture de police de Paris
devait élire son bureau, vingt jours
après l’attaque qui a coûté la vie à
quatre fonctionnaires, en sus de
l’assaillant, abattu par un jeune
policier dans la cour du bâtiment.
Les élus ont six mois pour procé­
der à des auditions et pour formu­
ler des préconisations afin d’éviter
que pareil drame ne se reproduise.
« Notre but est de faire des propo­
sitions concrètes pour élever le ni­
veau de protection des Français. Il
n’est pas de transformer cela en tri­
bunal judiciaire ou politique pour
déstabiliser le ministre de l’inté­
rieur [Christophe Castaner] », a ex­
pliqué le futur président de la
commission, le député (Les Répu­
blicains, LR) des Alpes­Maritimes
Eric Ciotti, en citant, en contre­
exemple, les travaux sur l’affaire
Benalla.
« Il y a eu un attentat islamiste
dans un service antiterroriste. Cela
appelle des questions et des répon­
ses très fortes. Il y a eu des défaillan­
ces, qui enjambent ce pouvoir », af­
firme­t­il.

La discrétion est de mise
Les parlementaires souhaitent en­
trer rapidement dans le vif du su­
jet avec l’audition publique, mer­
credi 30 octobre, de Didier Lalle­
ment, le préfet de police, ainsi que
celle de Françoise Bilancini, la pa­
tronne du service de renseigne­
ment où travaillait Mickaël Har­
pon, l’adjoint administratif qui a
tué quatre de ses collègues.
La commission cherchera à sa­
voir pourquoi des signaux sem­
blant indiquer une forme de
radicalisation de l’assaillant dès

2015 ont été ignorés par sa
hiérarchie directe. Françoise
Bilancini, qui n’était pas en poste à
l’époque, devrait être entendue à
huis clos, si elle en formule le sou­
hait, tout comme le seront les dif­
férents membres du
renseignement qui seront
sollicités.
Si la discrétion est de mise dans
ce dossier, les parlementaires
devront également veiller à ne pas
mordre sur l’instruction judiciaire
en cours. Une gageure dans cette
affaire où les enquêteurs eux­mê­
mes marchent sur des œufs, affi­
chant plus de prudence que les dé­
putés quand il s’agit notamment
de qualifier précisément le geste
de Mickaël Harpon. L’assaillant,
qui semble avoir été très perturbé
la nuit précédent le passage à
l’acte, n’a laissé aucune revendica­
tion ni aucun élément d’explica­
tion de son geste.

Défaillances structurelles
Afin d’éviter ces écueils, les par­
lementaires veulent se concen­
trer sur les défaillances structu­
relles, nombreuses dans cette
affaire. Pour le rapporteur de la
commission d’enquête, Florent
Boudié, élu (La République en
marche) de Gironde, « deux axes
de travail se dégagent : la ques­
tion des procédures de détection
de la radicalisation dans un ser­
vice de renseignement et la ques­
tion des procédures d’habilita­
tion des agents, qui permettent
d’accéder à des informations clas­
sées ». Le rôle de la Préfecture de
police, qui occupe une place à
part dans les institutions, avec
son propre service de renseigne­
ment, devrait aussi être ques­
tionné en profondeur.
Une audition sera, de ce point
de vue, particulièrement atten­
due : celle du secrétaire d’Etat
auprès du ministre de l’intérieur,
Laurent Nunez. Ancien patron de
la direction générale de la sécu­
rité intérieure (DGSI), il plaide
depuis plusieurs mois en interne
pour la refonte, voire la suppres­
sion pure et simple de la direc­
tion du renseignement de la Pré­
fecture de police (DRPP), le ser­
vice où a débuté le carnage.
Les députés ne devraient
cependant pas se priver de
l’interroger sur une autre de ses
casquettes. En 2015, quand
Mickaël Harpon semblait se féli­
citer de l’attentat survenu à la
rédaction de Charlie Hebdo, Lau­
rent Nunez n’était autre que le di­
recteur de cabinet du préfet de
police de Paris.
nicolas chapuis

Relaxe dans une affaire de non­dénonciation de maltraitance


Tony, 3 ans, est mort en 2016 sous les coups de son beau­père. Le tribunal correctionnel de Reims jugeait mardi l’un des voisins de la victime


reims (marne) ­ envoyé spécial

L


e 26 novembre 2016, dans
le quartier populaire des
Châtillons, grand ensem­
ble bétonné du sud de Reims
(Marne), Tony est mort. Il avait
3 ans. Le procès du beau­père et de
la mère, accusés, pour lui, d’avoir
battu l’enfant à mort, pour elle,
d’avoir laissé faire, se tiendra aux
assises en 2020. Il sera alors
temps d’évoquer l’ampleur des
sévices qui se sont étalés sur au
moins six semaines, la rate et le
pancréas démolis par les coups,
les traces de sang dans chaque
pièce de l’appartement, l’agonie
qui a duré entre vingt­quatre et
quarante­huit heures.
Devant le tribunal correction­
nel de Reims, mardi 22 octobre,
seul le silence était en procès.
Celui d’un voisin soupçonné
d’avoir su le drame qui se dérou­

lait juste au­dessus, au 6e étage, et
d’avoir « omis d’en informer les
autorités judiciaires ou adminis­
tratives ». Non­dénonciation de
mauvais traitements sur mineur
de moins de 15 ans : un délit raris­
sime dans ce genre d’affaire,
passible de trois ans de prison.
Apeuré à la barre, Jonathan L. n’a
pas l’air de comprendre ce qu’il
fait là. « Ce qui se passait au­des­
sus, je pouvais pas imaginer que
c’était possible, c’était inconceva­
ble, monsieur », bredouille ce chô­
meur de 34 ans originaire du Pas­
de­Calais, rémois depuis 2013 et
qui, à l’époque des faits, consacrait
son temps à sa compagne, qui a
succombé à un cancer peu après.
Dans la foulée de la mort de
Tony, Jonathan L. avait répondu à
une interview télévisée sur
laquelle s’est fondée l’accusation.
On lui avait demandé : « Com­
ment savez­vous que son beau­

père le frappait? » Il avait
répondu : « On l’entendait. » Trois
ans plus tard, à la barre, il précise :
« Le petit, je l’ai entendu que très
rarement. C’est le beau­père que
j’entendais hurler, alors je me
disais que c’était plus des menaces
que des actes. »

Affiche dans l’ascenseur
A l’époque, Jonathan L. n’est pour­
tant pas resté inactif : il s’est
rendu chez son bailleur social où,
assure­t­il en mimant le geste, il a
« tapé du poing sur la table. Ils
m’ont dit : “Oui, la police est préve­
nue” ». Cinq policiers sont venus
dans l’immeuble le lendemain.
« Je pensais que ça serait réglé,
mais ils avaient été prévenus pour
du tapage, pas pour l’enfant. »
Sa compagne collera dans l’as­
censeur une affiche évoquant les
violences faites aux femmes et
aux enfants. « Pour que le couple

sache qu’on était au courant », ex­
plique le prévenu, vêtu d’un gilet
jacquard jaune et d’un pantalon
beige trop grands. Rapidement,
c’est la salle d’audience qui s’avère
trop grande pour lui seul. Son
procès devient celui des absents
lorsque le président du tribunal
cite les propos d’une liste de té­
moins entendus lors de l’enquête.
La voisine d’à côté, par exemple,
qui a raconté les « petits bleus sur
le visage » de l’enfant qu’elle en­
tendait « crier bizarrement », mais
qui n’a « pas prévenu la police
parce que pour [elle], ce n’était pas
de la maltraitance » ; une amie de
la mère de Tony, qui l’a vu « avec
un coquard » et a averti « qu’elle
[allait] avoir un problème parce
que l’école [allait] faire un signale­
ment » ; la directrice de l’école, qui
a « remarqué un bleu récurrent sur
le front » : « La maman disait qu’il
se cognait contre les meubles. »

Comme quelques autres, ces
témoins ont vu, et n’ont rien dit.
Aucun n’était sur le banc des
prévenus. « Dans ce dossier, le seul
qui est poursuivi, c’est le seul qui a
fait quelque chose », dira Me Ludi­
vine Braconnier, l’avocate de Jo­
nathan L., résumant le paradoxe
de ce procès bancal, qui a offert le
spectacle étonnant d’associa­
tions de protection de l’enfance se
déchirant entre partisans d’une
condamnation au motif que le
prévenu aurait dû faire plus, et
défenseurs d’une relaxe au motif
qu’il avait fait ce qu’il avait pu.
« Il ne faut pas rendre ce procès
contre­productif et stigmatiser
Jonathan L. qui, lui, a fait quelque
chose, avec ses moyens certes ma­
ladroits », a ainsi avancé Me Caro­
line Rémond, avocate de l’associa­
tion L’Enfant bleu, redoutant que
la crainte de poursuites en cas de
signalement « maladroit » ne

dissuade certains d’en faire. « Il ne
s’agit pas de faire peur aux gens
mais de dire : “Si vous ne dénoncez
pas à une autorité, vous aurez des
problèmes” », a répondu Me Marie
Grimaud, avocate de l’association
Innocence en danger.
Me Olivier Chalot, avocat du
père de Tony, a déploré que ce pro­
cès ne concerne que « le dernier
rouage de tout un système qui a
failli ». Il aurait souhaité que tous
les témoins soient renvoyés de­
vant le tribunal. « Le dossier que
j’attends, c’est celui de la cour d’as­
sises, mais aujourd’hui était une
occasion rêvée d’avoir un débat sur
ce qu’est la vie en société. Ce procès
est un rendez­vous manqué. » Le
procureur a souhaité que le pré­
venu soit déclaré coupable, mais
dispensé de peine. Le président,
expéditif, a prononcé la relaxe.
Jonathan L. s’est dit « soulagé ».
henri seckel

des cheveux blonds courts, coupés en brosse, des yeux
clairs, l’allure sportive, Damien Ernest a le physique de l’officier
de renseignement tel qu’on l’imagine : un ascète, droit, profes­
sionnel. A 50 ans, il cumulait déjà vingt­huit années de service,
gravissant les échelons en interne jusqu’à son poste de major,
responsable d’une unité à la direction du renseignement de la
Préfecture de police (DRPP). Etant donné ses fonctions et la né­
cessaire protection de son identité, peu d’informations ont fil­
tré sur lui. Emmanuel Macron en a livré quelques bribes lors de
l’hommage national rendu aux quatre victimes, mardi 8 octo­
bre, dans la cour de la Préfecture de police, en même temps
qu’il décorait les quatre victimes de la Légion d’honneur. Il
avait deux filles et « nourrissait des projets de mariage avec sa
compagne » après de longues années de vie commune. Il nour­
rissait aussi une passion pour la moto. « C’était un collègue ex­
traordinaire, jamais un mot plus haut que l’autre, bon vivant,
très bosseur », a témoigné un collègue sur France Inter.
christophe ayad

Damien Ernest, 50 ans,


commandant à la DRPP


« pour lui, s’engager dans la police n’était pas une oppor­
tunité de carrière, mais une vocation », dit de lui un ancien supé­
rieur. Anthony Lancelot a commencé tout en bas de l’échelle :
adjoint de sécurité à Montargis et Orléans, de 2005 à 2007.
Trois ans de contrat, dont trois mois de formation, pour un
salaire mensuel de 1 230 euros. C’est là que, chargé des tâches
administratives, il découvre l’informatique. Il se passionne et
se forme en autodidacte. « Il n’a jamais cessé d’apprendre et de
se perfectionner », se souvient son supérieur. Il consacre même
ses loisirs à l’informatique, en plus des mangas et du gachinko,
un art martial qu’il pratiquait.
Après avoir réussi le concours de gardien de la paix, Anthony
Lancelot part en formation un an à Châtel­Guyon (Puy­de­
Dôme). Il effectue ensuite son année de stage à la direction de
l’ordre public et de la circulation de la Préfecture de police.
En 2014, il rejoint le service informatique de cette direction, où
il passe quatre ans. « C’était quelqu’un de très volontaire et pro­
fessionnel, toujours désireux de progresser, poursuit son collè­
gue. Il avait le sens du service de l’Etat et le respect de la hiérar­
chie, doublé d’une grande discrétion. » Ces qualités lui valent
d’être recruté par la DRPP dans son domaine de compétence,
l’informatique. Anthony Lancelot vivait dans le Loiret avec sa
femme et ses deux jeunes fils, et venait tous les jours à Paris en
train. Très attaché à sa région d’origine, où il a grandi avec ses
deux grands frères, c’est là qu’il a été enterré, jeudi 10 octobre.
c. a.

Anthony Lancelot, 39 ans,


capitaine à la DRPP


brice le mescam s’est longtemps rêvé acteur. Il en
avait le physique. Né à Montpellier et passionné très jeune de
théâtre et de cinéma, le jeune homme au regard espiègle et au
sourire enjôleur était « monté » à Paris pour suivre une forma­
tion au cours Florent, puis au Studio 34. En attendant un rôle, il
effectuait des petits jobs dans l’événementiel. Déprimé par
cette expérience peu épanouissante, il décide, sur les conseils
d’un ami haut fonctionnaire, de se présenter en 2013 à un poste
d’adjoint administratif au ministère de l’intérieur. Reçu sans
difficulté, il est nommé au greffe du tribunal administratif de
Paris. « Pour lui, ce fut une révélation, se souvient Pierre Camelo
Cassan, un ami proche. Il découvrait un milieu où il était appré­
cié et où il avait envie de donner le meilleur de lui­même. »
Doté d’un « humour ravageur », selon tous ceux qui l’ont
côtoyé, il égaye pendant trois ans les vénérables couloirs de
l’hôtel d’Aumont de sa fantaisie un peu délirante et devient la
mascotte du tribunal. Il excellait dans les imitations drolati­
ques, rodées dès l’enfance sur ses deux grandes sœurs. En 2016,
Brice Le Mescam rejoint la Préfecture de police. Il est nommé à
la direction des ressources humaines, où il rejoint le service
chargé des sanctions disciplinaires. Un syndicaliste qui l’a cô­
toyé se souvient d’un garçon brillant et plein d’humour. « Ce
sont des affaires souvent délicates et complexes. Il était large­
ment au­dessus de la moyenne. Mais surtout, il savait mettre de
l’humour dans les situations les plus scabreuses. »
Deux ans plus tard, il rejoint la DRPP, toujours par soif de
progresser et de servir. Il voyait dans son nouveau poste une
forme de prolongement de l’engagement de son grand­père,
Louis Le Mescam, qui s’était engagé dans la France Libre
pendant la seconde guerre mondiale et dont il était très fier.
Brice Le Mescam ne cachait pas son engagement, notamment
en faveur du mariage pour tous, pour lequel il avait activement
manifesté. Il admirait Simone Veil et Robert Badinter. Il aimait
aussi la fête et les soirées technos de la communauté homo. Il
vivait avec un compagnon.
Le maire de Castelnau­le­Lez (Hérault) a annoncé qu’une pla­
que commémorative serait dévoilée dans la rue où Brice Le
Mescam avait résidé enfant. Il a été enterré dans le Sud­Ouest,
où vit aujourd’hui sa famille, près de Bayonne.
c. a.

Brice Le Mescam, 38 ans,


agent administration aux


ressources humaines de la DRPP


aussi loin qu’il se souvienne, le docteur Houseau a tou­
jours vu Aurélia Trifiro sourire. Maire de Biache­Saint­Vaast,
son lieu de naissance dans le Pas­de­Calais et médecin de la fa­
mille, il a connu Aurélia dès sa naissance : « Elle était toujours de
bonne humeur. Je ne l’ai jamais vue autrement que souriante.
C’était une gamine adorable, d’une grande gentillesse. Un rayon
de soleil. » Et il est vrai qu’il est difficile de trouver une photo où
Aurélia Trifiro ne sourit pas. Il se souvient que la jeune femme
a toujours voulu faire carrière dans la police. « Elle avait la voca­
tion. Quand elle a été reçue au concours de gardien de la paix,
elle a explosé de joie. » « Depuis qu’elle était toute petite, elle ne
parlait que de devenir policière. Ce métier, c’était toute sa vie », a
confirmé sa grand­mère Henriette au Parisien.
Aurélia Trifiro, l’aînée de deux filles, est née dans une famille
d’origine italienne émigrée dans le nord de la France. La famille
a déménagé à Fos­sur­Mer pendant son adolescence, à cause
d’un changement de poste du père, mais Aurélia revenait régu­
lièrement dans sa région natale où vivent encore un oncle et sa
grand­mère. Et c’est dans le Sud, à Martigues (Bouches­du­
Rhône), qu’elle prend son premier poste d’adjointe de sécurité.
Puis elle est mutée à Lyon et enfin à Paris, où elle travaille
d’abord au commissariat du 7e arrondissement. Louée pour sa
gentillesse et sa disponibilité, elle est mutée à la Préfecture de
police, où elle exerce des fonctions de ressources humaines au
sein du service de soutien opérationnel de la direction de la
sécurité de proximité de l’agglomération parisienne.
Installée à Combs­la­Ville (Seine­et­Marne) avec son mari po­
licier et ses deux fils âgés de 5 et 8 ans, Aurélia Trifiro était con­
nue pour son implication dans la vie associative locale. La mai­
rie a ouvert un recueil de condoléances pendant quelques
jours et mis les drapeaux en berne jusqu’à ses obsèques.
c. a.

Aurélia Trifiro, 39 ans, capitaine à la


direction de la sécurité de proximité


de l’agglomération parisienne


Si la discrétion
est de mise dans
ce dossier, les
parlementaires
devront
également veiller
à ne pas mordre
sur l’instruction
judiciaire
en cours
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