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ÉCONOMIE & ENTREPRISE
JEUDI 24 OCTOBRE 2019
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Mario Draghi,
le « sauveur de l’euro »,
tire sa révérence
En huit ans de présidence de la Banque
centrale européenne, le « dottore »
a modernisé l’institution et mis un terme
à la spéculation contre la monnaie
européenne. Discret, avec un sens presque
militaire de l’efficacité, il laisse une BCE divisée
PORTRAIT
I
l a commencé son mandat avec un
casque à pointe. Il le termine affublé
des dents de Dracula. Au gré de ses
huit années à la présidence de la Ban
que centrale européenne (BCE), Ma
rio Draghi a régulièrement fait l’objet
de caricatures peu subtiles au sein de la
presse tabloïd allemande. Lors de sa nomi
nation, en 2011, Bild le couronna du couvre
chef symbole de la Prusse, rassuré de l’enten
dre vanter les vertus du modèle allemand.
Aujourd’hui, le même quotidien ne décolère
pas contre l’Italien, singé en « comte Dra
ghila » dans son édition du 13 septembre.
Comprendre : en vampire suçant l’épargne
des contribuables de Munich et de Berlin...
Depuis quelques semaines, les critiques se
déchaînent outreRhin contre Mario Draghi
et les mesures adoptées par son institution le
12 septembre. En particulier contre la baisse
du taux de dépôt, jugée pénalisante pour les
banques, et la reprise des rachats de dettes
publiques. « Il est allé trop loin », s’est agacé
Jens Weidmann, le patron de la Bundesbank
(la « Buba »), la puissante banque centrale al
lemande. « Désormais, les effets négatifs de sa
politique expansionniste dépassent les effets
positifs », peste Helmut Schleweis, président
des caisses d’épargne du pays.
Etrange fin de règne pour le « dottore » Dra
ghi, 72 ans, qui tiendra sa dernière confé
rence de presse jeudi 24 octobre. Car si une
partie du monde financier germanique lui
reproche son laxisme, nombre d’économis
tes et de dirigeants politiques dans le reste de
l’Europe, comme aux EtatsUnis, le saluent
comme l’un des plus brillants banquiers
centraux de sa génération. Et ne tarissent
pas d’éloges – parfois grandiloquents – sur
son bilan. « Grâce à lui, la zone euro n’a pas
sombré dans une dépression aussi grave que
celle des années 1930 », juge David Wessel, de
Brookings, un prestigieux centre d’études de
Washington. « Il a agi en chef d’Etat et fait de
la BCE l’institution la plus importante de la
zone euro », loue le ministre de l’économie
Bruno Le Maire, convaincu que les récentes
critiques seront vite oubliées. « Sans son cou
rage, l’euro aurait explosé », ajoute le keyné
sien Peter Bofinger, ancien membre du co
mité des sages conseillant le gouvernement
allemand – et l’un des rares à défendre son
action outreRhin.
L’histoire n’est pas toujours tendre avec les
anciens banquiers centraux. Salué lors de
son départ, Alan Greenspan, qui pilota la Ré
serve fédérale américaine (Fed) entre 1987 et
2006, est aujourd’hui décrié comme l’un de
ceux qui firent le lit de la crise financière de
2008, en maintenant des taux bas trop long
temps. Dans vingt ans, M. Draghi seratil
toujours surnommé « Super Mario », le sau
veur de l’euro, dans les manuels d’écono
mie? Ou resteratil comme celui qui légua
une BCE divisée et privée de marges de
manœuvre à Christine Lagarde, qui lui suc
cédera le 1er novembre?
Les deux, peutêtre. « Mais l’on retiendra sur
tout comment l’institution s’est transformée
en profondeur sous son mandat », juge Frede
rik Ducrozet, fin connaisseur de la politique
monétaire, économiste chez Pictet WM. Lors
qu’il en prend la tête, en 2011, la BCE, créée
en 1998 pour piloter l’euro, traverse la pre
mière grande crise de sa jeune histoire. La
tempête financière des subprimes a traversé
l’Atlantique pour balayer l’Europe, menaçant
la survie de la monnaie unique. « Calquée sur
le modèle de la Buba, cette vieille dame inflexi
ble obsédée par l’inflation, la BCE était mal
équipée pour faire face à un choc d’une telle
violence, rappelle Jacob Kirkegaard, écono
miste à l’institut Peterson, à Washington.
Mais, en élargissant ses outils, Draghi en a fait
une banque centrale puissante au service de
l’ensemble de la zone euro, et non plus des
seuls Allemands. » Ce qui lui a valu une cer
taine impopularité chez nos voisins.
D’autant que le profil de l’Italien tranche
avec celui des banquiers centraux de l’an
cienne génération. JeanClaude Trichet, son
prédécesseur, est un pur produit de la haute
fonction publique française, passé par
l’Ecole nationale d’administration (ENA) et le
Trésor. Diplômé du prestigieux Massachu
setts Institute of Technology (MIT), Mario
Draghi, lui, a passé six ans à la Banque mon
diale (19841990), à Washington. « Il a ce
pragmatisme à l’américaine, prêt à sortir du
cadre quand la situation l’impose », analyse
Gilles Moëc, économiste chez Axa.
Comme le 26 juillet 2012, lorsque, en dépit
des mesures déjà déployées (baisse du taux
directeur, aujourd’hui à 0 %, mégaprêts aux
banques), la spéculation se déchaîne contre
les dettes espagnoles, italiennes et grecques.
En déplacement à Londres, l’Italien au look
sobre prononce alors cette phrase devenue
mythique sur la planète finance : « La BCE est
prête à faire tout ce qu’il faudra [« whatever it
takes » en anglais] pour sauver l’euro. Et
croyezmoi, ce sera suffisant. » Ajoutés à la
dernière minute à un discours de routine,
ces quelques mots suffisent à éteindre la
tempête financière.
UN MANAGEMENT SOLITAIRE
Ce jourlà, la « magie Draghi » opère car, en
parallèle, les chefs d’Etat viennent de s’en
tendre pour construire l’union bancaire, qui
renforcera l’euro. Mais pas seulement. « Elle
a surtout fonctionné parce qu’il sait comment
parler aux marchés », explique M. Wessel.
Plus encore : ces derniers sont l’une de ses
boussoles. Pendant ses discours, il lui arrive
de jeter un œil discret à l’écran de son porta
ble, où s’affiche le cours de l’eurodollar. Fa
çon de vérifier en direct que chacune de ses
paroles, pesée avec soin, est bien comprise
sur les places financières. Et d’ajuster ses
propos si ce n’est pas le cas.
Car les marchés, en particulier les banques,
sont l’une des courroies essentielles par les
quelles la politique monétaire se transmet à
l’économie réelle. Ses trois années à la vice
présidence Europe de Goldman Sachs, entre
2002 et 2005, lui ont permis d’en compren
dre finement les mécanismes. « Peutêtre,
mais à leur prêter autant d’attention, la BCE
est devenue trop dépendante des marchés »,
estime Jörg Krämer, chef économiste de
Commerzbank. « On peut surtout regretter
que Draghi n’ait pas accordé autant d’impor
tance aux citoyens européens », remarque
Stanislas Jourdan, de Positive Money, une
ONG militant pour une action de la BCE ci
blée sur les ménages.
Ceux qui le côtoient sont surtout frappés
par son selfcontrol, et son sens presque mi
litaire de l’efficacité. « Il ne perd jamais son
sangfroid : pas une fois je ne l’ai vu hausser le
ton, même en cas de désaccord avec les Alle
mands », confie un dirigeant européen. Doté
d’un humour cinglant, mais jamais cruel,
Draghi, formé chez les jésuites, n’est pas un
émotif. « Il a toujours douze coups d’avance
sur tout le monde mais ne dévoile rien. »
Son obsession : ne pas gaspiller son temps.
Il fuit les mondanités et la presse, limite ses
déplacements à l’étranger au strict nécessaire
- quitte à envoyer Benoît Cœuré, membre du
directoire, à sa place. « Il réfléchit beaucoup et
SI « SUPER MARIO »
A SAUVÉ L’EURO
EN 2012, IL A ÉCHOUÉ
À REMPLIR LE
PRINCIPAL MANDAT
DE LA BCE : RAMENER
L’INFLATION À 2 %,
UN NIVEAU JUGÉ
SYNONYME
DE BONNE SANTÉ
ÉCONOMIQUE
P O L I T I Q U E M O N É T A I R E
la banque centrale européenne
(BCE) doitelle contribuer à la transi
tion écologique? Pour certains, cette
mission relève d’abord des gouverne
ments, et il serait dangereux que l’ins
titut de Francfort fasse, là encore, le
travail à leur place. Pour d’autres, ce
dernier a pris un tel poids financier et
politique au sein de la zone euro qu’il
serait insensé qu’il n’apporte pas, lui
aussi, sa pierre à l’édifice.
Il a d’ailleurs commencé à le faire, ti
midement : depuis quelques mois, la
BCE réfléchit aux implications du ré
chauffement climatique sur son ac
tion, comme la plupart des grandes
banques centrales. Une trentaine
d’entre elles se sont ainsi réunies,
avec des régulateurs, au sein d’un ré
seau, le Network for Greening the Fi
nancial System (NGFS), pour travailler
au verdissement de leur politique.
A première vue, l’écologie n’a pour
tant pas beaucoup de rapport avec la
mission de la BCE et de ses homolo
gues, à savoir, assurer la stabilité de
l’inflation en jouant sur le niveau des
taux directeurs. Seulement, voilà : les
bouleversements climatiques ont déjà
une influence sur les prix, ne seraitce
que sur les tarifs des énergies fossiles.
Surtout, depuis la crise, l’institut de
Francfort, dont la présidence sera
assurée par Christine Lagarde dès le
1 er novembre, a considérablement
élargi ses outils pour soutenir l’écono
mie. En 2015, il a ainsi lancé un pro
gramme de rachat de dettes publiques,
élargi aux dettes d’entreprises en 2016.
L’objectif est de permettre à ces derniè
res – et par ricochet, à tout le secteur
privé – d’emprunter à moindre coût
pour financer leurs investissements.
« Subventions climaticides »
Problème : parmi les obligations pri
vées rachetées par la BCE figurent cel
les d’industries polluantes, comme les
groupes pétroliers Total, Shell ou Rep
sol. Choquées, une série d’organisa
tions non gouvernementales (ONG) se
sont insurgées, dénonçant les « sub
ventions climaticides » de l’institut
monétaire. Celuici se défend en souli
gnant qu’il rachète également des ti
tres de la Banque européenne d’inves
tissement (BEI), dont la mission est de
soutenir des PME innovantes, notam
ment dans l’écologie. Et surtout, qu’il
achète déjà une grande partie des obli
gations vertes disponibles sur le mar
ché... Mais que ces dernières restent
encore très peu nombreuses.
En outre, la BCE redoute de favoriser
trop franchement un secteur écono
mique au détriment d’un autre. Cela
reviendrait en effet à se mêler de poli
tique industrielle, qui ne relève pas de
sa mission, mais de celle des gouver
nements. « Or ces derniers sont incapa
bles de profiter des taux bas dont ils bé
néficient grâce à la BCE pour investir
dans la transition écologique : c’est bien
dommage, pour ne pas dire criminel à
l’égard des générations futures », souli
gne Adam Tooze, économiste à l’uni
versité Columbia, à New York. « Peut
être, mais la BCE pourrait contribuer de
bien d’autres façons à la lutte contre le
changement climatique, souligne Jéza
bel CouppeySoubeyran, économiste
à l’université ParisI, déplorant un
manque de créativité. Elle pourrait
conditionner plus strictement les méga
prêts qu’elle accorde aux banques, pour
s’assurer que ces sommes sont bien uti
lisées pour le financement des PME et
de la transition écologique. »
Christine Lagarde a ajouté les ques
tions environnementales à l’agenda
du Fonds monétaire international
(FMI), lorsqu’elle était directrice géné
rale. Elle semble déterminée à en faire
de même à Francfort. « Le change
ment climatique doit être intégré au
sein des objectifs de la BCE », après ce
lui de la stabilité des prix, atelle dé
claré lors de son audition au Parle
ment européen, le 4 septembre.
Avant de préciser qu’il s’agissait néan
moins d’une position personnelle.
Les ONG ne manqueront pas de la lui
rappeler ces prochains mois...
m. c.
Comment la Banque centrale européenne peut soutenir la transition écologique