Le Monde - 24.10.2019

(Jacob Rumans) #1

14 |


ÉCONOMIE  &  ENTREPRISE


JEUDI 24 OCTOBRE 2019

0123


Mario Draghi,


le « sauveur de l’euro »,


tire sa révérence


En huit ans de présidence de la Banque


centrale européenne, le « dottore »


a modernisé l’institution et mis un terme


à la spéculation contre la monnaie


européenne. Discret, avec un sens presque


militaire de l’efficacité, il laisse une BCE divisée


PORTRAIT


I


l a commencé son mandat avec un
casque à pointe. Il le termine affublé
des dents de Dracula. Au gré de ses
huit années à la présidence de la Ban­
que centrale européenne (BCE), Ma­
rio Draghi a régulièrement fait l’objet
de caricatures peu subtiles au sein de la
presse tabloïd allemande. Lors de sa nomi­
nation, en 2011, Bild le couronna du couvre­
chef symbole de la Prusse, rassuré de l’enten­
dre vanter les vertus du modèle allemand.
Aujourd’hui, le même quotidien ne décolère
pas contre l’Italien, singé en « comte Dra­
ghila » dans son édition du 13 septembre.
Comprendre : en vampire suçant l’épargne
des contribuables de Munich et de Berlin...
Depuis quelques semaines, les critiques se
déchaînent outre­Rhin contre Mario Draghi
et les mesures adoptées par son institution le
12 septembre. En particulier contre la baisse
du taux de dépôt, jugée pénalisante pour les
banques, et la reprise des rachats de dettes
publiques. « Il est allé trop loin », s’est agacé
Jens Weidmann, le patron de la Bundesbank
(la « Buba »), la puissante banque centrale al­
lemande. « Désormais, les effets négatifs de sa
politique expansionniste dépassent les effets
positifs », peste Helmut Schleweis, président
des caisses d’épargne du pays.
Etrange fin de règne pour le « dottore » Dra­
ghi, 72 ans, qui tiendra sa dernière confé­
rence de presse jeudi 24 octobre. Car si une
partie du monde financier germanique lui
reproche son laxisme, nombre d’économis­
tes et de dirigeants politiques dans le reste de
l’Europe, comme aux Etats­Unis, le saluent
comme l’un des plus brillants banquiers
centraux de sa génération. Et ne tarissent
pas d’éloges – parfois grandiloquents – sur
son bilan. « Grâce à lui, la zone euro n’a pas

sombré dans une dépression aussi grave que
celle des années 1930 », juge David Wessel, de
Brookings, un prestigieux centre d’études de
Washington. « Il a agi en chef d’Etat et fait de
la BCE l’institution la plus importante de la
zone euro », loue le ministre de l’économie
Bruno Le Maire, convaincu que les récentes
critiques seront vite oubliées. « Sans son cou­
rage, l’euro aurait explosé », ajoute le keyné­
sien Peter Bofinger, ancien membre du co­
mité des sages conseillant le gouvernement
allemand – et l’un des rares à défendre son
action outre­Rhin.
L’histoire n’est pas toujours tendre avec les
anciens banquiers centraux. Salué lors de
son départ, Alan Greenspan, qui pilota la Ré­
serve fédérale américaine (Fed) entre 1987 et
2006, est aujourd’hui décrié comme l’un de
ceux qui firent le lit de la crise financière de
2008, en maintenant des taux bas trop long­
temps. Dans vingt ans, M. Draghi sera­t­il
toujours surnommé « Super Mario », le sau­
veur de l’euro, dans les manuels d’écono­
mie? Ou restera­t­il comme celui qui légua
une BCE divisée et privée de marges de
manœuvre à Christine Lagarde, qui lui suc­
cédera le 1er novembre?
Les deux, peut­être. « Mais l’on retiendra sur­
tout comment l’institution s’est transformée
en profondeur sous son mandat », juge Frede­
rik Ducrozet, fin connaisseur de la politique
monétaire, économiste chez Pictet WM. Lors­
qu’il en prend la tête, en 2011, la BCE, créée
en 1998 pour piloter l’euro, traverse la pre­
mière grande crise de sa jeune histoire. La
tempête financière des subprimes a traversé
l’Atlantique pour balayer l’Europe, menaçant
la survie de la monnaie unique. « Calquée sur
le modèle de la Buba, cette vieille dame inflexi­
ble obsédée par l’inflation, la BCE était mal
équipée pour faire face à un choc d’une telle
violence, rappelle Jacob Kirkegaard, écono­
miste à l’institut Peterson, à Washington.

Mais, en élargissant ses outils, Draghi en a fait
une banque centrale puissante au service de
l’ensemble de la zone euro, et non plus des
seuls Allemands. » Ce qui lui a valu une cer­
taine impopularité chez nos voisins.
D’autant que le profil de l’Italien tranche
avec celui des banquiers centraux de l’an­
cienne génération. Jean­Claude Trichet, son
prédécesseur, est un pur produit de la haute
fonction publique française, passé par
l’Ecole nationale d’administration (ENA) et le
Trésor. Diplômé du prestigieux Massachu­
setts Institute of Technology (MIT), Mario
Draghi, lui, a passé six ans à la Banque mon­
diale (1984­1990), à Washington. « Il a ce
pragmatisme à l’américaine, prêt à sortir du
cadre quand la situation l’impose », analyse
Gilles Moëc, économiste chez Axa.
Comme le 26 juillet 2012, lorsque, en dépit
des mesures déjà déployées (baisse du taux
directeur, aujourd’hui à 0 %, méga­prêts aux
banques), la spéculation se déchaîne contre
les dettes espagnoles, italiennes et grecques.
En déplacement à Londres, l’Italien au look

sobre prononce alors cette phrase devenue
mythique sur la planète finance : « La BCE est
prête à faire tout ce qu’il faudra [« whatever it
takes » en anglais] pour sauver l’euro. Et
croyez­moi, ce sera suffisant. » Ajoutés à la
dernière minute à un discours de routine,
ces quelques mots suffisent à éteindre la
tempête financière.

UN MANAGEMENT SOLITAIRE
Ce jour­là, la « magie Draghi » opère car, en
parallèle, les chefs d’Etat viennent de s’en­
tendre pour construire l’union bancaire, qui
renforcera l’euro. Mais pas seulement. « Elle
a surtout fonctionné parce qu’il sait comment
parler aux marchés », explique M. Wessel.
Plus encore : ces derniers sont l’une de ses
boussoles. Pendant ses discours, il lui arrive
de jeter un œil discret à l’écran de son porta­
ble, où s’affiche le cours de l’eurodollar. Fa­
çon de vérifier en direct que chacune de ses
paroles, pesée avec soin, est bien comprise
sur les places financières. Et d’ajuster ses
propos si ce n’est pas le cas.
Car les marchés, en particulier les banques,
sont l’une des courroies essentielles par les­
quelles la politique monétaire se transmet à
l’économie réelle. Ses trois années à la vice­
présidence Europe de Goldman Sachs, entre
2002 et 2005, lui ont permis d’en compren­
dre finement les mécanismes. « Peut­être,
mais à leur prêter autant d’attention, la BCE
est devenue trop dépendante des marchés »,
estime Jörg Krämer, chef économiste de
Commerzbank. « On peut surtout regretter
que Draghi n’ait pas accordé autant d’impor­
tance aux citoyens européens », remarque
Stanislas Jourdan, de Positive Money, une
ONG militant pour une action de la BCE ci­
blée sur les ménages.
Ceux qui le côtoient sont surtout frappés
par son self­control, et son sens presque mi­
litaire de l’efficacité. « Il ne perd jamais son
sang­froid : pas une fois je ne l’ai vu hausser le
ton, même en cas de désaccord avec les Alle­
mands », confie un dirigeant européen. Doté
d’un humour cinglant, mais jamais cruel,
Draghi, formé chez les jésuites, n’est pas un
émotif. « Il a toujours douze coups d’avance
sur tout le monde mais ne dévoile rien. »
Son obsession : ne pas gaspiller son temps.
Il fuit les mondanités et la presse, limite ses
déplacements à l’étranger au strict nécessaire


  • quitte à envoyer Benoît Cœuré, membre du
    directoire, à sa place. « Il réfléchit beaucoup et


SI « SUPER MARIO » 


A SAUVÉ L’EURO 


EN 2012, IL A ÉCHOUÉ 


À REMPLIR LE 


PRINCIPAL MANDAT 


DE LA BCE : RAMENER 


L’INFLATION À 2 %, 


UN NIVEAU JUGÉ 


SYNONYME 


DE BONNE SANTÉ 


ÉCONOMIQUE


P O L I T I Q U E M O N É T A I R E


la banque centrale européenne
(BCE) doit­elle contribuer à la transi­
tion écologique? Pour certains, cette
mission relève d’abord des gouverne­
ments, et il serait dangereux que l’ins­
titut de Francfort fasse, là encore, le
travail à leur place. Pour d’autres, ce
dernier a pris un tel poids financier et
politique au sein de la zone euro qu’il
serait insensé qu’il n’apporte pas, lui
aussi, sa pierre à l’édifice.
Il a d’ailleurs commencé à le faire, ti­
midement : depuis quelques mois, la
BCE réfléchit aux implications du ré­
chauffement climatique sur son ac­
tion, comme la plupart des grandes
banques centrales. Une trentaine
d’entre elles se sont ainsi réunies,
avec des régulateurs, au sein d’un ré­
seau, le Network for Greening the Fi­
nancial System (NGFS), pour travailler
au verdissement de leur politique.
A première vue, l’écologie n’a pour­
tant pas beaucoup de rapport avec la
mission de la BCE et de ses homolo­
gues, à savoir, assurer la stabilité de

l’inflation en jouant sur le niveau des
taux directeurs. Seulement, voilà : les
bouleversements climatiques ont déjà
une influence sur les prix, ne serait­ce
que sur les tarifs des énergies fossiles.
Surtout, depuis la crise, l’institut de
Francfort, dont la présidence sera
assurée par Christine Lagarde dès le
1 er novembre, a considérablement
élargi ses outils pour soutenir l’écono­
mie. En 2015, il a ainsi lancé un pro­
gramme de rachat de dettes publiques,
élargi aux dettes d’entreprises en 2016.
L’objectif est de permettre à ces derniè­
res – et par ricochet, à tout le secteur
privé – d’emprunter à moindre coût
pour financer leurs investissements.

« Subventions climaticides »
Problème : parmi les obligations pri­
vées rachetées par la BCE figurent cel­
les d’industries polluantes, comme les
groupes pétroliers Total, Shell ou Rep­
sol. Choquées, une série d’organisa­
tions non gouvernementales (ONG) se
sont insurgées, dénonçant les « sub­

ventions climaticides » de l’institut
monétaire. Celui­ci se défend en souli­
gnant qu’il rachète également des ti­
tres de la Banque européenne d’inves­
tissement (BEI), dont la mission est de
soutenir des PME innovantes, notam­
ment dans l’écologie. Et surtout, qu’il
achète déjà une grande partie des obli­
gations vertes disponibles sur le mar­
ché... Mais que ces dernières restent
encore très peu nombreuses.
En outre, la BCE redoute de favoriser
trop franchement un secteur écono­
mique au détriment d’un autre. Cela
reviendrait en effet à se mêler de poli­
tique industrielle, qui ne relève pas de
sa mission, mais de celle des gouver­
nements. « Or ces derniers sont incapa­
bles de profiter des taux bas dont ils bé­
néficient grâce à la BCE pour investir
dans la transition écologique : c’est bien
dommage, pour ne pas dire criminel à
l’égard des générations futures », souli­
gne Adam Tooze, économiste à l’uni­
versité Columbia, à New York. « Peut­
être, mais la BCE pourrait contribuer de

bien d’autres façons à la lutte contre le
changement climatique, souligne Jéza­
bel Couppey­Soubeyran, économiste
à l’université Paris­I, déplorant un
manque de créativité. Elle pourrait
conditionner plus strictement les méga
prêts qu’elle accorde aux banques, pour
s’assurer que ces sommes sont bien uti­
lisées pour le financement des PME et
de la transition écologique. »
Christine Lagarde a ajouté les ques­
tions environnementales à l’agenda
du Fonds monétaire international
(FMI), lorsqu’elle était directrice géné­
rale. Elle semble déterminée à en faire
de même à Francfort. « Le change­
ment climatique doit être intégré au
sein des objectifs de la BCE », après ce­
lui de la stabilité des prix, a­t­elle dé­
claré lors de son audition au Parle­
ment européen, le 4 septembre.
Avant de préciser qu’il s’agissait néan­
moins d’une position personnelle.
Les ONG ne manqueront pas de la lui
rappeler ces prochains mois...
m. c.

Comment la Banque centrale européenne peut soutenir la transition écologique

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