Le Monde - 24.10.2019

(Jacob Rumans) #1

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JEUDI 24 OCTOBRE 2019 économie & entreprise| 15


adore échanger sur la littérature, mais il dé­
teste les palabres inutiles, raconte Pierre Mos­
covici, commissaire sortant aux affaires éco­
nomiques, qui l’a côtoyé lors de nombreuses
réunions de l’Eurogroupe. Il part à 18 heures
lorsqu’il estime que l’essentiel est dit. » En fin
de semaine, il écourte les pensums pour
prendre l’avion et rejoindre sa femme à
Rome, où il passe l’essentiel de ses week­ends.
En interne, ce sens de l’efficacité s’est tra­
duit par un management solitaire, parfois
vécu comme directif. Sous le mandat de
Jean­Claude Trichet, les dîners précédant les
décisions de politique monétaire se prolon­
geaient jusque tard dans la nuit. « Il cherchait
à ménager toutes les susceptibilités des gou­
verneurs et consacrait des heures à trouver un
consensus », raconte un ancien.
Avec Mario Draghi, les repas se terminent à
22 heures. Il ne cherche pas toujours à con­
vaincre le plus grand nombre, préférant s’ap­
puyer sur un petit cercle de confiance, comp­
tant notamment Peter Praet, son chef écono­
miste remplacé en juin par Philip Lane,
Benoît Cœuré ou encore Massimo Rostagno,
un historique de la maison. « Quand il a une
conviction forte, il l’impose, quelles que soient
les opinions internes et externes », résume
l’économiste Charles Wyplosz, de l’Institut
des hautes études de Genève. Au risque de
faire preuve d’impatience envers les sujets
secondaires à ses yeux. Et envers ceux qu’il
estime injustement bornés.
Pour agir rapidement dans les quelques si­
tuations qu’il jugeait critiques, il n’a pas hé­
sité à mettre les gouverneurs et son directoire
au pied du mur. A savoir, laisser entendre aux
marchés et observateurs que la BCE s’apprê­
tait à prendre une mesure... Puis, face à l’at­

tente ainsi soulevée, convaincre les membres
de son conseil qu’ils n’ont désormais plus
d’autre choix que d’adopter ladite mesure.
Après le 26 juillet 2012, Benoît Cœuré et lui
ont finement négocié avec les gouverneurs
de l’institution pour mettre au point l’Out­
right Monetary Transactions (OMT), un grand
programme de rachat de dettes susceptible
d’éteindre à nouveau la spéculation en cas de
besoin. C’est­à­dire la version concrète du
« tout ce qu’il faudra pour sauver l’euro ».
Mais l’OMT n’a jamais totalement emporté
l’adhésion de l’Europe germanique. Tout
comme l’assouplissement quantitatif (le
quantitative easing en anglais, ou QE), un
autre programme de rachat de dettes publi­
ques et privées. Lancé en 2015, il visait cette
fois à relancer la croissance, en permettant
aux Etats et aux entreprises d’emprunter
moins cher. Au total, plus de 2 600 milliards
d’euros de titres ont été rachetés (l’équivalent
de 22 % du produit intérieur brut de la zone
euro). « Le QE est un instrument d’urgence et
devrait le rester, mais, en le réactivant en sep­
tembre, Draghi en a fait un outil permanent »,
déplore Clemens Fuest, de l’institut de con­
joncture munichois IFO.
Beaucoup doutent aussi de l’efficacité du
taux de dépôt négatif (− 0,5 %). Celui­ci taxe
les liquidités excédentaires laissées par les
banques à la BCE, afin de les inciter plutôt à
les faire circuler. « Draghi est convaincu que,
face au risque de récession se profilant en Eu­
rope, il est nécessaire de maintenir encore les
soutiens à l’économie », décrypte un respon­
sable européen. Un constat que ne partagent
pas Jens Weidmann ou encore Klaas Knot, le
gouverneur de la banque néerlandaise. Qui
l’ont bruyamment fait savoir.
Du côté de Berlin ou d’Amsterdam, certains
n’ont jamais cessé de soupçonner Mario Dra­
ghi d’agir d’abord pour aider les Etats du Sud,
dont les niveaux de dette restent élevés – en
particulier l’Italie. Ce dont il s’est toujours dé­
fendu avec vigueur. L’accusation a d’ailleurs
quelque chose d’ironique, car, de l’autre côté
des Alpes, beaucoup lui ont, à l’inverse, re­
proché... de ne pas être assez italien.
Lors de ses débuts à la BCE, la presse tran­
salpine le surnommait « l’Americano » en
raison de ses années passées à Washington.
En dépit de sa carrière au Trésor italien
(de 1991 à 2001) puis à la Banque d’Italie (de
2006 à 2011), son parcours cosmopolite et sa
connexion avec Goldman Sachs, incarna­

A Francfort,
le 13 septembre 2018.
BLOOMBERG/GETTY IMAGES

Les délicats chantiers à venir


de Christine Lagarde


La future présidente de la BCE devra affronter le risque de récession,
alors que les marges de manœuvre de l’institution sont limitées

D


es remerciements et des
félicitations. Ces derniers
jours, sur son compte
Twitter, l’ancienne directrice gé­
nérale du Fonds monétaire inter­
national (FMI), Christine Lagarde,
multiplie les amabilités en tout
genre. Fin septembre, elle salue les
équipes du Fonds pour les huit an­
nées passées à leurs côtés : « Vous
êtes le cerveau et le cœur de cette
grande institution. » Dans la fou­
lée, elle congratule son « ami Abiy
Ahmed Ali », le premier ministre
d’Ethiopie, récipiendaire du prix
Nobel de la paix, applaudit le No­
bel d’économie reçu par la Fran­
çaise Esther Duflo, puis remercie
les dirigeants européens qui l’ont
nommée à la présidence de la Ban­
que centrale européenne (BCE).
« C’est un honneur de succéder à
Mario Draghi, écrit­elle. J’ai hâte de
travailler avec les talentueuses
équipes de la BCE pour maintenir la
stabilité des prix dans la zone euro
et la sécurité des banques. »
Façon de faire court. Car la mis­
sion qui l’attend à compter du
1 er novembre sera loin de se résu­
mer à la surveillance de l’inflation
et du secteur bancaire. « La liste
des chantiers est longue », résume
Gilles Moëc, économiste en chef
d’Axa. Outre les dossiers monétai­
res, il lui faudra convaincre les
chefs d’Etat d’achever la construc­
tion de l’union bancaire, indis­
pensable pour prévenir de nouvel­
les crises, renforcer le rôle interna­
tional de l’euro face au dollar, défi­
nir comment l’institution pourra
soutenir la transition écologique...
Mais son premier défi sera de ra­
mener le calme dans les rangs de

l’institution. Les mesures prises, le
12 septembre, sous l’impulsion de
Mario Draghi face au ralentisse­
ment de l’activité ont en effet sou­
levé une violente vague de contes­
tation parmi certains gouver­
neurs. Jens Weidmann, le patron
de la banque centrale allemande,
Klaas Knot, son homologue aux
Pays­Bas, ont ainsi fait savoir qu’ils
jugeaient inutile – voire dange­
reux – de relancer les rachats de
dettes publiques et de baisser en­
core le taux de dépôt (de – 0,4 % à –
0,5 %), pénalisant les banques.

Sens de l’écoute et du consensus
« Si les langues se délient, c’est en
partie pour des raisons politiques,
avec un côté combat de coqs : ceux
dominés par M. Draghi depuis des
années se sentent soudain autori­
sés à parler », analyse un responsa­
ble européen. Quelques­uns espè­
rent au passage asseoir leur in­
fluence sur Mme Lagarde, souli­
gnant qu’elle n’est ni économiste
ni banquière centrale... « C’est mal
la connaître : huit ans au FMI va­
lent bien deux doctorats en écono­
mie », dit José Viñals, aujourd’hui
président de la banque Standard
Chartered, qui l’a côtoyée au
Fonds. Comme lui, beaucoup esti­
ment que le sens de l’écoute et du
consensus de la Française l’aidera
à apaiser les esprits à Francfort.
Sa seconde mission, plus déli­
cate encore, sera de combattre le
risque de récession en zone euro,
alors que la BCE a déjà déployé la
plupart de ses outils – notamment
la baisse des taux et les rachats de
dettes. « Ses marges de manœuvre
sont désormais limitées », explique

Frederik Ducrozet, stratégiste chez
Pictet WM. Mme Lagarde devra con­
vaincre les gouvernements dispo­
sant de réserves budgétaires,
comme l’Allemagne, de les utiliser
pour soutenir l’activité. « Et leur
faire comprendre que la BCE ne doit
pas faire le travail à leur place : elle
doit retrouver un rôle plus classi­
que », insiste Clemens Fuest, prési­
dent de l’institut de recherche éco­
nomique de Munich Ifo.
Autre option : « utiliser de nou­
veaux outils pour agir directement
sur l’économie réelle, et en particu­
lier les ménages », suggère Jézabel
Couppey­Soubeyran, économiste
à l’université Paris­I. Et celle­ci de
citer le mécanisme dit de la
« monnaie hélicoptère », par le­
quel la BCE pourrait injecter direc­
tement de l’argent sur les comp­
tes des consommateurs euro­
péens – mais encore jugé tabou.
Avant d’envisager de telles mesu­
res, l’institution devra mener une
réflexion approfondie sur la mys­
térieuse atonie de l’inflation, éloi­
gnée de la cible de 2 % depuis de
longs mois. Et ce, pour des raisons
structurelles échappant pour l’es­
sentiel à son champ d’action, tel le
vieillissement démographique.
Enfin, Mme Lagarde devra répon­
dre à la concurrence croissante
des cryptomonnaies. La plupart
des banques centrales étudient
désormais comment éviter que
celles­ci ne déstabilisent la souve­
raineté monétaire des Etats, mais
aussi, comment intégrer les tech­
nologies qu’elles utilisent aux
monnaies traditionnelles. His­
toire d’organiser la riposte...
m. c.

tion de la finance internationale, soulèvent
la méfiance chez certains de ses conci­
toyens déçus de l’euro.
S’il est loin du cliché de l’Italien volubile, le
discret Draghi, protégeant jalousement sa
vie privée, reste pourtant très attaché à son
pays. « A chaque nouvelle crise là­bas, comme
après la nomination de Matteo Salvini [le
chef de la Ligue, parti d’extrême droite, est
devenu vice­président du conseil des minis­
tres le 1er juin 2018], les dirigeants européens
le sondent sur le sujet », confie une source
bruxelloise. Né dans la capitale en 1947, fils
d’un haut fonctionnaire de la Banque d’Italie
et d’une pharmacienne, Mario Draghi perd
ses parents à l’âge de 15 ans. Au lycée, il a pour
camarade Luca di Montezemolo, l’ancien pa­
tron de Ferrari, qui se rappelle de lui comme
d’un élève très sérieux – mais prêt à aider les
autres pour leurs devoirs. Avant de rejoindre
le MIT et les Etats­Unis, il suit un parcours
brillant à l’université La Sapienza, à Rome.

DES OUTILS À BOUT DE SOUFFLE
Sa pudeur, la rareté de sa parole dans la
presse éclairent peu ses ambitions person­
nelles. Ses discours, comme celui donné à
Bologne le 22 février, dévoilent en revanche
son profond engagement européen. « Lors­
qu’il était au trésor italien, il a participé à la ré­
daction du traité de Maastricht et à la créa­
tion de l’euro », rappelle Michel Sapin, minis­
tre des finances français entre 1992 et 1993,
puis entre 2014 et 2017. « En 1992, nous étions
tous les deux en première ligne lorsque le
franc et la lire étaient attaqués par les spécu­
lateurs. Cette période a forgé sa conviction de
la nécessité de bâtir une monnaie unique so­
lide. » Une décennie plus tard, lorsqu’ils se
croisent dans les sommets européens, les
deux hommes se remémorent leurs souve­
nirs d’anciens combattants de l’euro.
Surtout : Mario Draghi n’a pas oublié que le
traité de Maastricht n’a pas seulement doté
la zone euro d’une banque centrale com­
mune. En théorie, les Etats doivent égale­
ment coordonner leurs politiques économi­
ques, en particulier budgétaires. Or si la BCE
est en première ligne pour soutenir l’activité
depuis la crise, les Etats, eux, n’ont pas rem­
pli leur part du contrat. Ils n’ont pas achevé
les réformes susceptibles de solidifier la
zone euro, comme l’union bancaire.
En outre, ceux disposant de marges de
manœuvre financières, comme Berlin, re­

chignent à les utiliser pour contrer le risque
aujourd’hui croissant de récession. « Sans
une véritable politique budgétaire pour l’en­
semble de la zone euro, l’union restera une
construction fragile », insiste le « dottore »
Draghi, dans son interview testament don­
née au Financial Times du 30 septembre.
Un message qu’il répète sans relâche de­
puis 2014. En vain.
C’est dire si son mandat s’achève sur une
série de paradoxes. Pendant la crise, la BCE a
suppléé aux défaillances des gouverne­
ments et pris une place de premier plan dans
la politique économique européenne. Mais
ses outils sont désormais à bout de souffle.
Et seront probablement insuffisants pour
faire face à une nouvelle crise. « L’une des
missions de Christine Lagarde sera de con­
vaincre les gouvernements, en particulier l’Al­
lemagne, d’agir enfin eux aussi », résume Do­
menico Lombardi, un économiste passé par
le Fonds monétaire international (FMI).
Surtout : si « Super Mario » a sauvé l’euro
en 2012, il a échoué à remplir le principal
mandat de la BCE : ramener l’inflation à 2 %,
un niveau jugé synonyme de bonne santé
économique. « Il a pourtant déployé toutes
les mesures possibles pour y parvenir », es­
time M. Kirkegaard. Mais cet échec n’est pas
seulement le sien : partout, y compris aux
Etats­Unis, l’inflation reste étonnamment
basse, tandis que les salaires sont moins dy­
namiques qu’autrefois. Et personne ne com­
prend vraiment pourquoi... « L’histoire se
souviendra de Mario Draghi comme du ban­
quier central qui a remporté une victoire,
mais pas la guerre », conclut Sylvain Broyer,
chef économiste de S&P Global Ratings.
Lui se fiche des lauriers et des statues. On le
dit orgueilleux, mais pas vaniteux. Fier, mais
sans ego mal placé. Il y a quelques mois,
Bruno Le Maire lui a suggéré de candidater
au FMI : « Tu serais le meilleur. » « Je veux faire
autre chose », a répondu l’intéressé, sans en
dévoiler plus. Rentrer à Rome, sans doute.
Passer du temps avec ses petits­enfants. « Je
le vois bien en sage de la République italienne,
retiré quelque part pour écrire ses Mémoi­
res », dit M. Moscovici. D’autres l’imaginent
en président de la République, distillant ses
conseils avec parcimonie, se tenant à l’écart
de la tragi­comédie quotidienne de la vie po­
litique transalpine. Et loin, désormais, des
caricatures de la presse allemande...
marie charrel

LEXIQUE


OMT
Les « opérations moné-
taires sur titre » (outright
monetary transactions,
en anglais) sont un pro-
gramme de rachats de
dettes publiques dévoilé
en septembre 2012. Il
permet à la Banque cen-
trale européenne (BCE)
d’acheter de façon illimi-
tée les obligations d’un
pays attaqué par les
spéculateurs, en parti-
culier, celles d’une du-
rée de un à trois ans,
en échange d’un pro-
gramme de réformes. Il
n’a jamais été activé.

QE
L’« assouplissement
quantitatif » (quantitative
easing, en anglais) est un
programme de rachat de
dettes publiques lancé
en 2015, élargi aux det-
tes privées en 2016. De-
puis, la BCE a racheté
pour plus de 2 600 mil-
liards d’euros de titres
en suivant des quotas
et règles précis, comme
le poids des Etats.

TLTRO
Les opérations ciblées de
refinancement de long
terme (targeted longer-
term refinancing opera-
tions), lancées à trois
reprises depuis la crise,
sont des prêts de long
terme accordés aux ban-
ques de la zone euro,
afin de les inciter à ac-
croître leurs crédits aux
entreprises et ménages.

 « SANS UNE VÉRITABLE 


POLITIQUE BUDGÉTAIRE 


POUR L’ENSEMBLE 


DE LA ZONE EURO, 


L’UNION RESTERA


UNE CONSTRUCTION 


FRAGILE », RÉPÈTE  


M.  DRAGHI DEPUIS 

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