Le Monde - 24.10.2019

(Jacob Rumans) #1

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INTERNATIONAL


JEUDI 24 OCTOBRE 2019

0123


S O R T I E D U R O Y A U M E ­ U N I D E L ’ U E


Brexit : une victoire en suspens pour Johnson


Les députés acceptent le principe de l’accord arraché à l’UE, mais exigent du temps, au prix d’un nouveau report


londres ­ correspondante

I


nterminable, imprévisible
et déconcertante saga du
Brexit... En l’espace d’une
soirée, mardi 22 octobre, le
premier ministre, Boris Johnson,
a enregistré une victoire indénia­
ble – pour la première fois depuis
le référendum de juin 2016, les
députés britanniques ont fait
émerger une majorité pour un
accord de divorce, le sien. Et plu­
tôt confortable : son « deal », mi­
raculeusement décroché cinq
jours plus tôt à Bruxelles, est
passé avec trente voix d’avance
(329 approbations, 299 refus).
Mais ce vote n’était pas défini­
tif : il ne validait que le passage
du texte – par le biais d’une loi de
transposition du divorce dans le
droit britannique – en deuxième
lecture à Westminster. Et, dans la
foulée, les élus ont refusé à
M. Johnson son examen accéléré


  • en deux jours seulement – à la
    Chambre des communes. Le chef
    du gouvernement a alors décrété
    une « pause » dans ce processus
    de ratification.


Les exigences des travaillistes
Depuis Bruxelles, laconique, Do­
nald Tusk, le président du Con­
seil européen, a « recommandé »
que l’Union européenne (UE) ac­
cepte la demande de report du
Brexit formulée à son corps dé­
fendant par M. Johnson samedi.
« Par procédure écrite », a précisé
M. Tusk, c’est­à­dire sans néces­
sité d’un sommet extraordinaire
entre chefs d’Etat et de gouverne­
ment. Preuve, s’il en fallait en­
core une, que les Européens sont
presque aussi las du Brexit que
les Britanniques.
Que faut­il retenir de cette folle
journée? Quelques quasi­certi­

tudes, et de nouveau, beaucoup
d’interrogations. Ce qui paraît
désormais clair, c’est qu’à moins
d’un miracle, il n’y aura pas de
Brexit le 31 octobre. Boris John­
son a très probablement perdu
son pari d’un divorce pour Hal­
loween, lui qui avait fait de
cette date un marqueur pour son
gouvernement. Elle avait pour­
tant été choisie un peu au hasard
par les Européens, en avril,
comme un compromis entre les
demandes de l’ancienne pre­
mière ministre britannique The­
resa May (fin juin 2019) et de
M. Tusk (début 2020).
Car même si Boris Johnson
n’avait pas décrété de « pause »
dans l’examen de la loi d’applica­
tion du Brexit à Westminster, le
fait que les élus lui aient refusé
des débats accélérés (avec seize
voix d’avance) a rendu impossi­
ble une décision définitive d’ici
à la fin du mois. Le texte, validé
une première fois mardi, était
censé passer en commissions
parlementaires dès le lende­
main. Les députés auraient alors
eu tout le loisir de le décortiquer
et de l’amender.
En prélude, les travaillistes,
deuxième force politique der­
rière les conservateurs, ont con­
firmé qu’ils soutiendraient un

amendement conditionnant
leur soutien à l’accord à l’organi­
sation d’un second référen­
dum. Pire : ils ont aussi dit vou­
loir la renégociation d’une union
douanière entre le Royaume­
Uni et l’UE après le Brexit, en
contradiction totale avec l’ac­
cord de M. Johnson... C’est bien
pour éviter ces potentielles en­
treprises de sabotage que le pre­
mier ministre a tenté un pas­
sage en force.
Mais la réticence des élus était
attendue : le texte, 110 pages tout
de même, n’avait été rendu pu­
blic que lundi soir tard, la veille
de son examen en première lec­
ture. Et même si, pour l’essentiel,
il reprend des points déjà débat­
tus depuis des mois (droits des
citoyens européens, restant dû
au budget de l’UE, etc.), il intro­
duit des dispositions sur l’Ir­
lande du Nord notamment, ou
précise les modalités d’exten­
sion de la période de transition,
ce que les élus avaient besoin
d’examiner avec soin. « Nous avi­
ons siégé pendant une vingtaine
de jours pour ratifier le traité de
Maastricht », s’est étranglé le
conservateur Kenneth Clarke, le
plus ancien des élus à la Chambre
des communes.
Autre évidence : lundi soir, le
Royaume­Uni a quand même un
peu progressé vers la concrétisa­
tion du Brexit. Theresa May, elle
aussi, avait ramené un accord de
Bruxelles (en novembre 2018),
mais elle avait essuyé trois rejets
successifs à la Chambre des com­
munes (elle avait perdu le pre­
mier vote, mi­janvier, avec un re­
tard de 230 voix). Son « deal »,
proposant que le Royaume­Uni
reste dans une union douanière
avec l’UE, afin d’éviter le retour
d’une frontière en Irlande, avait

été rejeté massivement par les
hard brexiters, et l’essentiel des
remainers (partisans du main­
tien dans l’UE).
Autre évidence, qui explique
pour une grande part ce vote po­
sitif : la très grande lassitude qui
s’est exprimée mardi, lors du dé­
bat à Westminster. Surtout chez
les conservateurs modérés, qui
ont voté massivement en fa­
veur du traité de divorce, et chez
les élus travaillistes des cir­
conscriptions ayant voté en fa­
veur du Brexit en 2016. Oliver
Letwin, par exemple, un conser­
vateur notoirement contre une
sortie sans accord, et responsa­
ble de l’amendement ayant privé
Boris Johnson d’un premier vote
de principe sur son « deal » sa­
medi : « Vous n’avez pas à aimer
cet accord ou pas, mais c’est
mieux que pire », a­t­il lâché juste
avant les votes.

Johnson a réalisé l’impossible
« Je n’ai aucun intérêt à cet accord,
je ne le voterai que pour tenir ma
promesse d’honorer le résultat du
référendum », a déclaré, dans la
même veine, Rory Stewart, autre
conservateur modéré, ex­minis­
tre de Theresa May.
Gloria De Piero et Lisa Nandy,
deux députées travaillistes de
circonscriptions pro­Brexit, ont
rappelé pourquoi elles devaient,
elles aussi, tenir compte du ré­
sultat du référendum de
juin 2016, tout en s’inquiétant
des conséquences sociales d’un
Brexit dur. « Je vais voter pour
l’accord, non pas parce que je le
soutiens, mais parce que je ne le
soutiens pas », a déclaré Gloria De
Piero, une façon de faire com­
prendre qu’elle entendait amen­
der le texte par la suite afin
d’adoucir ses effets.

Quels seront les prochains épi­
sodes de la saga? Le Brexit aura­
t­il lieu à Noël, ou même avant, si
les conservateurs acceptent de
fixer avec l’opposition un calen­
drier d’examen du traité de di­
vorce, au risque de déclencher
une avalanche d’amendements?
Le texte de loi « n’est ni au paradis
parce qu’il a été voté, ni en enfer, il
est au purgatoire, où il souffre des
affres de ceux qui sont au purga­
toire », a relevé Jacob Rees­Mogg,
le ministre chargé des relations
avec le Parlement mardi soir, re­
fusant d’en dire davantage sur les
intentions du gouvernement.
A moins que ce dernier ne pré­
fère aller vers des élections géné­
rales? M. Johnson a prévenu au
début des débats, mardi, qu’il re­
tirerait son accord de divorce et
réclamerait des élections si les
élus lui refusaient l’examen
éclair du texte. Une menace en
l’air? « Laissez­moi être très clair :
notre politique reste que nous ne
devrions pas reporter le Brexit,
que nous devrions quitter l’UE le
31 octobre, a ajouté le premier mi­
nistre, après les votes. D’une ma­
nière ou d’une autre, nous quitte­
rons l’UE avec cet accord. »
Après tout, Boris Johnson a déjà
réalisé l’impossible, en obtenant
des Européens qu’ils acceptent

Le premier
ministre
britannique,
Boris Johnson,
mardi
22 octobre, à
la Chambre des
communes.
JESSICA TAYLOR/UK
PARLIAMENT/AFP

BORIS JOHNSON A TRÈS 


PROBABLEMENT PERDU 


SON PARI D’UN DIVORCE 


POUR HALLOWEEN, LUI QUI


AVAIT FAIT DE CETTE DATE 


UN MARQUEUR POUR 


SON GOUVERNEMENT


de renégocier le traité de divorce
conclu avec Theresa May. Il
pourra toujours dire, en campa­
gne électorale, que son « Brexit
à Hallowen » a été empêché par
les députés.
Mais le calendrier électoral ne
dépend pas que de lui : le premier
ministre a besoin des deux tiers
des voix, aux Communes, pour
provoquer un scrutin anticipé.
Or, il a déjà perdu sa majorité, et
jusqu’à présent, Jeremy Corbyn,
le leader travailliste, a refusé de
relever le gant : ses troupes ont
peur de perdre beaucoup de ter­
rain dans un scrutin qui tourne­
rait forcément autour du Brexit.

Report technique
Tout dépendra aussi de ce que
vont décider les Européens dans
les heures ou les jours qui vien­
nent. Une réunion des représen­
tants des Vingt­Sept devait avoir
lieu dès mercredi. M. Johnson a
envoyé des courriers à Bruxelles,
samedi, en réclamant un report
du Brexit au 31 janvier 2020. S’ils
accèdent exactement à cette de­
mande, cela laisse le temps au
premier ministre britannique de
tenter des élections générales.
Si l’Union européenne n’ac­
corde au contraire qu’un report
court du Brexit, un mois, par
exemple, M. Johnson tentera
probablement la poursuite de
l’examen de son accord à West­
minster, comptant sur la pres­
sion du calendrier pour arracher
une ratification du divorce dans
les temps. « La France ne veut pas
étendre à l’infini le processus du
Brexit, a prévenu la secrétaire
d’Etat aux affaires européennes,
Amélie de Montchalin, mardi
soir. Elle est prête à un report tech­
nique de quelques jours. »
cécile ducourtieux

LE TEXTE « N’EST NI AU 


PARADIS PARCE QU’IL A 


ÉTÉ VOTÉ, NI EN ENFER, IL 


EST AU PURGATOIRE », A 


RELEVÉ JACOB REES­MOGG, 


MINISTRE DES RELATIONS 


AVEC LE PARLEMENT

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