Le Monde - 24.10.2019

(Jacob Rumans) #1

0123
JEUDI 24 OCTOBRE 2019 culture| 23


dessin. L’exercice du drapé était
encore en vigueur naguère dans les écoles
d’art, car très formateur pour qui veut savoir
rendre des volumes. Si on a besoin d’une
preuve, on s’arrêtera devant le dessin d’un
paysage de la vallée de l’Arno, que Léonard
exécute en 1473. Il a à peine 20 ans et témoi­
gne déjà d’une belle maîtrise et d’un sens de
l’observation étonnant. Au même moment,
il intègre la Compagnia di San Luca, la con­
frérie des artistes de Florence. Des tableaux
de Verrocchio, où on a identifié la main de
Vinci dans certains détails ou personnages
(la recherche est un peu facilitée par le fait
qu’il était gaucher, ce qui donne une direc­
tion caractéristique à ses tracés), montrent
que, peu à peu, l’élève dépasse le maître.

BIEN DES REPENTIRS
D’autant qu’il adopte une technique alors
nouvelle, la peinture à l’huile, découverte
des Flamands (d’où sans doute le tableau de
Hans Memling présent au début du par­
cours). Elle est d’un séchage beaucoup plus
lent que la détrempe – ce qui permet bien
des repentirs –, gagne à être appliquée cou­
che par couche, pour multiplier les effets,
ceux de profondeur ou d’ombres et de lu­
mière, notamment. Cette exécution qui
laisse au peintre le temps de réfléchir, la pos­
sibilité de changer d’avis, lui convient parfai­
tement. Chaque fois qu’il devra recourir à
l’art bien plus expéditif de la fresque, il ira de
catastrophe en catastrophe.
Changer d’avis? Il le fait notamment avec
le Saint Jérôme, prêté généreusement par les
musées du Vatican. C’est un tableau excep­
tionnel à plus d’un titre. D’abord, car Vinci y
est revenu au moins trente ans après l’avoir
commencé, pour corriger une erreur dans le
cou que ses nouvelles recherches en anato­
mie (il aurait disséqué plus de trente cada­
vres) lui avaient fait percevoir ; ensuite,
parce qu’il ne l’a jamais terminé. Et ce ne
sera pas le seul. Comme si la peinture pour
lui n’était qu’une manière de formuler des
idées. Aujourd’hui, on appellerait cela de
l’art conceptuel...

Pour mieux comprendre le phénomène,
peut­être suffit­il de lire son CV, celui qu’il
adresse à Ludovic Sforza, duc de Milan, vers
1481 ou 1482 : « Illustrissime seigneur, ayant
désormais suffisamment considéré les expé­
riences de ceux qui se prétendent grands in­
venteurs de machines de guerre, et constaté
que lesdites machines ne diffèrent en rien de
celles qui sont communément employées, je
m’efforcerai, sans vouloir faire injure à per­
sonne, de révéler mes secrets à votre excel­
lence, à qui j’offre de mettre à exécution, à sa
convenance, toutes les choses brièvement no­
tées ci­dessous... »
S’ensuit, en une douzaine de points, tout
ce qu’un artiste de la Renaissance peut ap­
porter à un prince conquérant. Dans l’or­
dre : des ponts mobiles, des machines de
siège, des mortiers, des navires cuirassés.
En cas – improbable – de paix, précise Léo­
nard, il est aussi architecte et peut, acces­
soirement, « exécuter de la sculpture en
marbre, bronze ou terre ; et en peinture faire
n’importe quel ouvrage aussi bien qu’un
autre, quel qu’il soit ». Sforza, qui n’est pas
moins munificent que l’était Médicis, l’em­
ploie essentiellement à concevoir des dé­
cors pour les fêtes qu’il donne à son peu­
ple : Vinci est scénographe. Il le sera toute
sa vie, reprenant dans son vieil âge pour
François Ier des idées de fêtes conçues pour
ses mécènes précédents. Vinci conçoit bien
pour Sforza un monument équestre. Las, le
bronze qui lui était destiné servira à fondre
des canons : les tambours des guerres d’Ita­
lie battaient de nouveau.
C’est à l’occasion d’une entrevue diploma­
tique entre le pape Léon X et le jeune roi
François Ier que ce dernier persuada Léonard
de Vinci de passer les Alpes, avec armes et ba­
gages, c’est­à­dire surtout La Joconde, le Saint
Jean­Baptiste, et le non moins merveilleux
La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne, dont
aucun n’avait jamais été livré à son com­
manditaire. Vinci passa le reste de sa vie à les
retoucher, à entretenir avec le roi de France,
auquel il servait d’encyclopédie vivante, de
longues et fréquentes conversations, et d’en­
visager à sa demande les possibilités de
transplanter la capitale du royaume à Romo­
rantin... Evoqués dans l’exposition, ses der­
niers dessins représentent le Déluge.
Etrange sujet de la part d’un artiste qui se
préoccupait, ainsi qu’il l’avait noté, de « lais­
ser un souvenir dans l’esprit des hommes ».
C’est plutôt réussi.
harry bellet

Léonard de Vinci, Musée du Louvre, tous
les jours sauf mardi : le lundi de 9 heures à
18 heures, les mercredi, vendredi, samedi et
dimanche de 9 heures à 21 h 45, jusqu’au
24 février 2020. Réservation obligatoire
sur le site http://www.ticketlouvre.fr. Entrée 17 €.
Catalogue, Editions Hazan, 480 p., 35 €.

MÊME SANS MONNA LISA, 


LAISSÉE À SA PLACE 


HABITUELLE, LA BOUSCULADE 


EST PRÉVISIBLE ET 


ON L’A PALLIÉE COMME 


ON POUVAIT : N’ACCÉDERONT 


QUE CEUX QUI AURONT 


RÉSERVÉ


Les guitares font de la résistance


avec Rodrigo y Gabriela


Tournée française triomphale du duo mexicain de metal flamenco


MUSIQUE


L


es instrumentaux de gui­
tare n’avaient pas été
autant célébrés par un pu­
blic international depuis Friday
Night in San Francisco, le live pu­
blié en 1981 par le trio de stars Al Di
Meola, John McLaughlin et Paco
de Lucia. Sauf que ces deux­là ne
se sont pas cantonnés à une réu­
nion historique sans lendemain.
Et pour cause : Rodrigo Sanchez et
Gabriela Quintero ont surgi de
l’anonymat, de l’outre­monde du
thrash metal mexicain puis de la
bouillonnante mais isolée scène
musicale d’Irlande pour imposer
une symbiose défiant toute appel­
lation : à deux fois six cordes, des
mélodies latinas boostées aux
deux genres les plus énergiques
qui soient, le flamenco et le metal,
enrichis récemment de funk.
Depuis le surprenant succès de
l’album Rodrigo y Gabriela
(2006), leur bonne étoile ne pâlit
pas, ce qui leur vaut de toujours
faire le bonheur des fournisseurs
de tutoriels et de donner trois
concerts complets au Trianon à
Paris. Public mixte, de tous âges,
ambiance joyeuse, à rebours du
récital recueilli. Une résistance du
bois, du Nylon et de l’acier, quand
l’industrie musicale ne jure plus
que par les sons dits urbains et
d’ordinateur. « Je pense que la lon­
gévité de notre carrière s’explique
par notre différence, observe Ro­
drigo. Il y a dix ans, on trouvait peu
d’instrumentaux acoustiques.
Nous sommes aussi arrivés au bon
moment et au bon endroit : l’Ir­
lande vivait une métamorphose
sociale et politique, quand nous y
avons débarqué en 1999. Nous
avons été bien aidés là­bas par Da­
mien Rice, qui nous a conviés en
première partie de ses concerts. »
« C’est une combinaison de travail
et de chance, ajoute Gabriela. A
Dublin, nous avons loué un petit
studio où nous jouions de 9 heures
du matin à 16 heures, avec reprise
à 18 heures. Par la suite, nous
avons été très bien exposés dans de
grands festivals comme Glas­
tonbury [Royaume­Uni] et le
Werchter [Belgique]. »

C’est les mains dans la glace que
Rodrigo Sanchez reçoit dans leur
loge, sa partenaire l’ayant précédé
pour ce rituel d’après­concert. « Ce
n’est pas que je me blesse, mais
mieux vaut prévenir que guérir »,
explique­t­il. Avec « Rod y Gab », la
guitare est en effet un sport de
combat, que le duo soit assis sur
une estrade formée de deux cer­
cles lumineux ou se dresse pour
sautiller. Le soliste a offert une py­
rotechnie d’effets – bend, trilles,
tapping... –, mais le duo fonc­
tionne à parité : elle, rythmi­
cienne, privilégie le rasgueado
(frappes des doigts sur les cordes)
cher aux mariachis et le golpe,
cette technique du flamenco con­
sistant à frapper la caisse de réso­
nance comme une percussion.

Tour de force
« Ce que nous faisions au début
était trop guitaristique si l’on peut
dire, se souvient­elle. En jouant
dans les rues, j’ai réalisé que les
gens avaient besoin d’une pulsa­
tion et je suis devenue aussi bat­
teuse. J’ai cherché à copier les gars
du flamenco, mais je n’y parvenais
pas, alors j’ai développé mes pro­
pres rythmes. Ma manière de jouer
est plus linéaire, plus rock’n’roll. » A
l’occasion, le beat vire même au
disco ou au martèlement électro.
Sur l’écran, des paysages kitsch.
Sur scène, les tubes YouTube n’ont
pas été oubliés, ce Tamacun par le­
quel tout a commencé ou Hanu­
man, hommage au compatriote
Carlos Santana. Pour l’étape, Les
Feuilles mortes, délicatement arpé­
gées par Gabriela et, en rappel, le

Clandestino de Manu Chao chanté
par le public. Mais les quadras
n’ont pas encore l’âge de céder à la
nostalgie : le répertoire est centré
sur les sept titres de Mettavolution,
sixième album studio paru (chez
Because) en avril, le plus original et
inventif, avec comme tour de force
la relecture d’Echoes, chef­d’œuvre
psychédélique de Pink Floyd, à
peine écourté.
« Nous avons travaillé sur ce dis­
que pendant trois ans en écrivant
beaucoup de musique, environ
trente titres, mais cela ressemblait
à ce que nous avions fait », confie
Rodrigo, quand Gabriela reconnaît
que « les précédents albums finis­
saient par obéir à une formule avec
des mélodies accrocheuses et des
saveurs latinas ». Plus ambitieux,
plus complexe, puisant dans le
blues et le jazz (que Rodrigo tra­
vaille en prenant des leçons sur
YouTube avec un musicien sué­
dois), comme dans le répertoire
classique (alors que ni l’une ni
l’autre ne lisent la musique), Met­
tavolution est surtout moins dé­
monstratif, le principal reproche,
même si Rodrigo affirme qu’ils ne
sont pas « de ces musiciens qui
cherchent à jouer plus vite que les
autres ». Depuis, le morceau titre a
séduit ­ M ­, qui lui a ajouté une
partie vocale autour d’un poème
de sa grand­mère, Andrée Chedid.
Dans l’immédiat, Rodrigo y Ga­
briela, qui possèdent un studio à
mi­chemin de leurs domiciles à
Ixtapa, dans l’Etat de Guerrero,
ont choisi de revenir à leurs pre­
mières amours, quand ils se sont
rencontrés à Mexico. Ils avaient
15 ans, ont formé un couple, sans
que sa fin mette en péril leur com­
plicité musicale. Le 29 novembre,
ils éditeront à 2 500 exemplaires
Mettal EP, trois reprises emprun­
tées au triumvirat infernal du
thrash metal, Holy Wars (Mega­
deth), Battery (Metallica) et
Seasons in the Abyss (Slayer). Là,
les doigts ont dû saigner.
bruno lesprit

Rodrigo y Gabriela, le 23 octobre
au Trianon, Paris 18e (complet),
le 25 à L’Aéronef, à Lille, le 26 à
La Cartonnerie de Reims.

Un triangle amoureux fatal


Le film de Jack Clayton sorti en 1959 rapporta un Oscar à Simone Signoret


REPRISE


E


ntre les mains de cinéastes
comme Douglas Sirk ou
Kenji Mizoguchi, le mé­
lodrame fut le genre politique
par excellence. C’est dans cette ac­
ception du genre que s’inscrit Les
Chemins de la haute ville (1959),
mélodrame sec et tendu, quelque
peu oublié, mais qui en son temps
souffla un vent de modernité sur
la fiction britannique et rapporta
un Oscar à Simone Signoret pour
sa première incursion outre­Man­
che. Le film, ressorti en version
restaurée, est le premier des huit
longs­métrages de Jack Clayton
(1921­1995), réalisateur occasion­
nel mais passionnant, qui entra
garçon de courses dans le monde
des studios pour ne plus jamais le
quitter, et auquel on doit sans
doute l’une des plus belles adapta­
tions à l’écran de l’œuvre d’Henry
James (Les Innocents, 1961).
Tiré du roman de John Braime,
figure littéraire du groupe des
« Angry Young Men », Les Chemins
de la haute ville fut parfois associé
à tort au Free Cinema (la Nouvelle
Vague anglaise), alors qu’il em­
pruntait un sillon moins contesta­
taire que naturaliste. A la fin des
années 1940, dans l’immédiat
après­guerre, Joe Lampton (Lau­

rence Harvey), jeune homme pau­
vre, débarque dans une petite ville
industrielle du Yorkshire pour oc­
cuper un modeste poste de tréso­
rier, mais avec l’intention de gra­
vir les échelons de la société. Dans
un club de théâtre amateur, il re­
père une jeune héritière, Susan
Brown (Heather Sears), sur la­
quelle il jette son dévolu. Mais la
famille de celle­ci, de riches indus­
triels, fait tout pour décourager le
prétendant de basse extraction.
Pendant ce temps, Joe ronge son
frein dans les bras d’Alice Aisgill
(Simone Signoret), une Française
enlisée dans un mariage agoni­
sant, passade charnelle sur la­
quelle fleurit un amour sincère et
réciproque. Ainsi pris entre deux
feux, Joe se dirige vers un choix
nécessairement destructeur.

Audace inédite
Sous le schéma éprouvé du trian­
gle amoureux, le film frappe par
son réalisme rugueux, qui con­
cerne aussi bien le décor grisâtre
du Yorkshire que la peinture rele­
vée des caractères sociaux, et plus
encore par sa crudité physique. Les
rapports de classes s’éprouvent ici
au regard de motivations sexuel­
les, abordées avec une audace iné­
dite pour l’époque, à plus forte rai­
son dans le cadre du chaste ci­

néma de studio britannique. La
séduction populaire de Joe, les
mœurs libérées et avides d’Alice, la
virginité étourdie de Susan, oc­
troyée à son prétendant comme
un sauf­conduit pour la haute so­
ciété, sont autant d’énergies libidi­
nales qui se rencontrent dans le
prolongement du jeu social.
Dans son rôle de femme adul­
tère, scandaleuse au regard de la
bienséance provinciale, et dont la
beauté solaire lutte pied à pied
contre les ravages du temps, Si­
mone Signoret se révèle profon­
dément bouleversante, comme si
elle jouait sa vie. Peu à peu, le film
tisse une réflexion amère sur le
mythe creux de la réussite, qui
renferme toujours une forme de
compromission. L’insincérité de
Joe finira par se retourner contre
lui, l’emprisonnant dans le regis­
tre d’une représentation sociale
factice. Le film s’achève sur un fi­
nale d’une ironie glaçante et dont
la morale pourrait se résumer
ainsi : prenez garde à vos rêves de
réussite, car il se pourrait bien un
jour qu’ils se réalisent.
mathieu macheret

Les Chemins de la haute ville,
film anglais (1959) de Jack
Clayton. Avec Lawrence Harvey,
Simone Signoret (1 h 55).

« En jouant dans
les rues, j’ai
réalisé que les
gens avaient
besoin d’une
pulsation et je
suis devenue
aussi batteuse »
GABRIELA

Portrait de jeune homme tenant une partition, dit « Le Musicien », vers 1483­1490.
BIBLIOTHEQUE AMBROSIENNE DE MILAN

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