Le Monde - 24.10.2019

(Jacob Rumans) #1

24 |culture JEUDI 24 OCTOBRE 2019


0123


« Au nom


de la terre », un


succès en région


Le film d’Edouard Bergeon, sur


un agriculteur poussé au suicide, a


été vu par 1,3 million de personnes


REPORTAGE
abbeville, amiens, doullens
(somme) ­ envoyée spéciale

R


ené et Marie ont du mal
à se souvenir de leur
dernière sortie au ci­
néma. « Ce devait être
pour Qu’est­ce qu’on a encore fait
au Bon Dieu ?, en janvier », finit
par se remémorer ce couple de
retraités. Dimanche 20 octobre,
en fin d’après­midi, ils font la
queue au CGR d’Abbeville
(Somme) pour découvrir le film
Au nom de la terre. « On vit dans
une région agricole, alors on est
intéressés par le sujet », explique
René. « Et puis on a vu Guillaume
Canet en parler au journal de
France 2, je l’aime bien cet ac­
teur », complète Marie.
Dans ce multiplexe installé à
l’entrée de la ville sur l’ancienne
friche industrielle de la sucrerie,
dont il ne reste que la cheminée
en briques au milieu du parking,
la séance pour ce drame vécu par
un agriculteur affiche complet.
« C’est comme ça depuis plus de
trois semaines, le film fonctionne
super bien, constate la guiche­
tière, et il sera encore à l’affiche la
semaine prochaine. »
Depuis sa sortie, le 25 septem­
bre, ce premier long­métrage
d’Edouard Bergeon, inspiré de
l’histoire de son père, qui s’est
suicidé sous le poids des dettes et
du travail, cumule plus de 1,3 mil­
lion d’entrées en France. Pour sa
cinquième semaine d’exploita­

tion, il sera sur 550 écrans, contre
437 au départ. « Ça nous dé­
passe », reconnaît, face à ce succès
inattendu, le producteur, Christo­
phe Rossignon, cogérant de
Nord­Ouest Films et, comme le
réalisateur, fils d’agriculteur.

L’exception Paris intra-muros
Dans la Somme, où les champs
cultivés s’étendent à perte de vue,
entre villages de briques rouges et
éoliennes, nombreux sont les
spectateurs, à l’image de René et
Marie, qui ont été ou connaissent
des agriculteurs. « On est de ce mi­
lieu, l’histoire de ce film m’inter­
pelle, c’est vrai qu’on ne sait jamais
à quelle heure on va terminer la
journée, tellement y a de boulot »,
témoigne Vincent, venu en fa­
mille. « Notre petit­fils fait ses étu­
des au lycée agricole, ça nous
parle », racontent Mireille et Ger­
main, qui n’avaient pas mis les
pieds au cinéma depuis Belle et
Sébastien 3 en 2018.
Que ce soit à Abbeville (23 000
habitants), à Amiens (134 000 ha­
bitants) ou à Doullens (6 000 ha­
bitants), Au nom de la terre fait un
carton. « Même à la séance de
mercredi soir, alors que d’habi­
tude peu de gens ici sortent en se­
maine, on a fait le plein », constate
Fabrice Lejeune, responsable du
cinéma Le Tivoli (93 places) à
Doullens. Entre mercredi 16 et di­
manche 20 octobre, le film a enre­
gistré, en quatre séances, 338 en­
trées dans cette petite commune,
contre 117 pour Rambo : Last

Blood, et 6 pour la comédie Le
Dindon avec Dany Boon. « Au­delà
du public habituel, je vois de nou­
veaux spectateurs. On est dans un
milieu rural, les gens sont très tou­
chés par cette histoire », témoigne
Fabrice Lejeune.
Samedi, Brigitte et Gaby sortent
de la séance le cœur serré. « On a
été agriculteurs, on a vécu cette pé­
riode productiviste, cet engrenage
terrible, se souviennent­ils. On ne
pouvait plus cultiver comme nos
parents. Aujourd’hui, on est con­
tents que nos enfants fassent un
autre métier. » Et Brigitte d’ajou­
ter : « Il est vraiment sincère ce film,
et très réaliste. »
En haut du box­office, juste der­
rière Joker, le succès de ce long­
métrage à 5 millions d’euros de
budget épouse en grande partie la
géographie agricole et rurale
française. Dans les petites et
moyennes villes des Hauts­de­
France, de Bretagne, de Norman­
die, des Pays de la Loire, etc., il fait

carton plein. En revanche, l’en­
gouement est beaucoup moins
fort en Provence­Alpes­Côte
d’Azur et surtout à Paris, où sa
programmation a fondu comme
neige au soleil. « L’exception, c’est
vraiment Paris intra­muros, parce
qu’à Lyon, Bordeaux, Lille ou en pé­
riphérie, ça va », résume le pro­
ducteur Chistophe Rossignon.
« Le rapport Paris­province est din­
gue, constate Michel Saint­Jean,
président de la société de distri­
bution Diaphana. D’habitude, la
proportion est de 1 à 3 – si vous fai­
tes 100 000 entrées dans la
capitale, vous ferez 300 000 en
France. Là, il va être de 1 à 17, c’est
disproportionné. »
Comment expliquer cet écart
considérable entre Paris et le
reste du pays? « Ce gap, on n’en
sort pas, mais quand vous faites
de tels scores en province vous
vous en moquez », balaie Christo­
phe Rossignon. Avant de livrer
son « analyse » : « A Paris, il y a pro­

bablement encore l’influence de
certaines critiques des médias na­
tionaux. Le casque et l’enclume
[allusion à l’émission « Le Mas­
que et la plume » sur France Inter]
nous a massacrés, et Le Monde
ignorés. On nous a accusés d’être
cucul la praline avec une histoire
soi­disant trop facile qui tire les
larmes à la fin à cause des vraies
images du père du réalisateur.
Quand ce sont les Américains qui
font ça, c’est génial, quand c’est
nous, c’est de la merde. »

Le lancement d’Au nom de la
terre a été mûrement planifié. En
juin et juillet, 356 avant­premiè­
res ont été organisées à travers la
France. « Je n’avais jamais fait ça
en trente ans de carrière », recon­
naît Michel Saint­Jean. Cette
« tournée » s’est réalisée avec le
soutien de l’association nationale
Solidarité paysans. Puis la promo­
tion a repris dès le 20 août,
Guillaume Canet participant à de
nombreuses séances et France
Bleu (partenaire du film) relayant
sa médiatisation.
« Les débats après les projections
se sont souvent éloignés de l’his­
toire pour embrasser d’autres sujets
prégnants comme l’utilisation des
produits chimiques et la malbouffe,
se souvient le distributeur. Il y a la
prise de conscience que quelque
chose ne tourne pas rond, insiste
Christophe Rossignon, et que la
souffrance de l’agriculteur arrive
peut­être jusqu’à notre assiette. »
sandrine blanchard

Une « Machine de cirque » québécoise


qui tourne à plein régime


La troupe présente à La Scala, à Paris, une succession haletante de numéros époustouflants


SPECTACLE


I


ls sont déchaînés, courent du
four au moulin et inverse­
ment, compilent les exploits
à flux tendu, mouillent la chemise
sans chichi. Et lorsqu’on pense
que leurs batteries sont raplaplas,
pendant que les nôtres se rechar­
gent à vue, les voilà qui se jettent
dans un nouveau tour de piste « à
fond la caisse », avec déborde­
ment de risques. Ces lascars intré­
pides, qui ne jouent pas à l’écono­
mie, sont les cinq artistes du spec­
tacle Machine de cirque, de la com­
pagnie du même nom, à l’affiche
jusqu’au 3 novembre de La Scala, à
Paris. Un même nom pour une
troupe inconnue en France, créée
en 2013 au Canada, et une produc­
tion, leur première, qui tourne de­
puis sa création, en 2015.
La machine est d’abord celle de
la scénographie conçue par
Vincent Dubé, directeur artisti­
que. Comme on entasse tout son
matos dans un conteneur, le club
des cinq se love dans un méga­
agrès, assemblage de poteaux, de
câbles, de planches, de roues de
vélo, arrimé à un échafaudage
métallique de six mètres de haut.
Solide et branlant, cet invraisem­
blable engrenage compacte les ac­
cessoires des interprètes, qui vo­
lent entre les filins et se jouent des
chausse­trapes comme on plonge
dans un vide­ordures. Il s’ébroue
aussi régulièrement, sculpture vi­

vante qui soudain se cabre et
roule des mécaniques en faisant
grincer et trembler la bicoque.
Vite, très vite, une question ta­
raude. Que ne savent­ils pas faire
ces jeunes acrobates, âgés de 28 à
33 ans et visiblement très
outillés? Epaulé par le musicien­
compositeur­bruitiste Frédéric
Lebrasseur, collaborateur du met­
teur en scène Robert Lepage, qui
fouette la bande­son en direct sur
sa batterie, son ordi, à la guitare,
lorsqu’il ne sort pas carrément la
fourchette pour touiller les sons,
le quatuor de circassiens, com­
posé d’Ugo Dario, Raphaël Dubé,
Maxim Laurin et Elias Larsson,
dégaine des numéros époustou­
flants. Mât chinois, roue Cyr, jon­
glage avec massues qui entraîne
les cinq dans la boucle, monocy­
cles perchés et bascule coréenne,
feu d’artifice, tout s’enchaîne
dans un tourbillon cimenté par
une énergie collective musclée.

Art de la turbulence
Resserré sur le petit plateau de La
Scala, ce qui met le nez sur la
sueur, la virtuosité et le danger
qui va avec, le groupe ne se con­
tente pas de tournebouler les mi­
rettes des spectateurs à coups de
technique flamboyante. Il dé­
crispe aussi les zygomatiques les
plus raides à grand renfort de
gags, parfois un peu téléphonés,
mais qui achèvent d’emporter
l’adhésion de la salle. Un peu de

participatif impeccablement fi­
celé par­ci, un faux strip­tease hi­
larant par­là – qui donne immé­
diatement envie de le tester en
rentrant chez soi –, Machine de
cirque cultive l’art de la turbu­
lence. Mais il y a heureusement
un pilote dans l’avion.
Ce déluge d’événements, qui
semble ne jamais devoir s’arrêter
tant les acrobates ont depuis long­
temps bloqué la pédale de frein, a
aussi la saveur du quotidien et
celle d’une cohabitation perma­
nente, déplacés sur scène par de
charmants loustics qui font « jeu »
de tout bois. Se rafraîchir, se dou­
cher produisent des effets secon­
daires « boule de neige » dans
l’imagination des interprètes.
Tout devient show entre les mains
de la troupe, qui cultive le coq­
à­l’âne et le refrain « selle de che­
val, cheval de course » comme une
galipette entre deux numéros. Et
un tableau surgit l’air de rien de la

routine, et avec trois fois rien – une
serviette de bain par exemple!
Machine de cirque s’ajoute à la
liste des enseignes de cirque ca­
nadiennes qui raflent la mise,
comme le Cirque du Soleil, chez
qui est d’ailleurs passé l’un des
collaborateurs de la compagnie,
Yohann Trépanier, Les Sept
Doigts de la main ou Eloize. Nou­
velle génération plus multidisci­
plinaire que jamais, bardée d’ex­
périences de tout poil, sur la piste
mais aussi sur le Net – le duo Les
Beaux Frères, de Yohann Trépa­
nier et Raphaël Dubé cartonne
sur Internet –, Machine de cirque
témoigne aussi d’un esprit de
troupe. Si chacun se distingue
sans jamais tirer la couverture à
soi, tous ont mis la main à la pâte
de l’écriture globale du spectacle.
Sous la direction de Vincent
Dubé, artiste de cirque et ingé­
nieur de formation, qui est aux
manettes depuis 2013, cette pre­
mière pièce, déjà suivie de deux
autres dont La Galerie, créée
en 2019, a fait le plein dans le
monde entier. Normal : Machine
de cirque, résolument tout public,
fait rire, émeut, épate et emballe.
Elle est enfin à Paris.
rosita boisseau

Machine de cirque, de et par
Machine de cirque. La Scala,
13, boulevard de Strasbourg, Paris.
Jusqu’au 3 novembre,
De 19,50 euros à 45 euros

Machine
de cirque
s’ajoute à la liste
des enseignes
canadiennes
qui raflent la
mise comme le
Cirque du Soleil

Guillaume Canet (à droite) et Rufus, dans le long­métrage « Au nom de la terre », d’Edouard Bergeon. DIAPHANA DISTRIBUTION

Dans les petites
et moyennes
villes des Hauts-
de-France, de
Bretagne, de
Normandie, etc.,
il fait carton plein

Brigitte Tornade,


mère active et rincée


La pièce de Camille Kohler est menée
tambour battant par Eléonore Joncquez

THÉÂTRE


B


rigitte et Paul, parents
trentenaires, s’aiment en­
core. Mais il y a la vie,
« le rouleau de la vie », comme le
chante Alain Souchon. Ces ur­
bains courent partout mais ne
savent plus après quoi. A l’origine,
La Vie trépidante de Brigitte Tor­
nade était une fiction radiopho­
nique. Camille Kohler y racontait
le quotidien d’une mère de famille
débordée par quatre enfants,
un mari peu coopératif, un boulot
passablement épanouissant et un
quotidien épuisant. Ces pastilles
sonores, devenues une bande des­
sinée en 2015, se sont transfor­
mées en création théâtrale.
Sur la scène du Tristan­Bernard,
à Paris, l’adaptation de Camille
Kohler nous entraîne dans un
tourbillon familial mené tambour
battant par Eleonore Joncquez.
Cette comédienne attachante, qui
a aussi mis en scène cette comé­
die, joue une Brigitte Tornade pé­
tulante. A ses côtés, on découvre
Paul, son mari, incarné par Vin­
cent Joncquez, trois vrais bouts de
chou, un faux bébé, l’excellent Ju­
lien Cigana tour à tour patron sans
états d’âme ou frère perdu dans
son divorce, et Clara Guipont en
collègue de travail libérée, bel­
le­sœur perchée ou grand­mère
habituée au modèle patriarcal.

Au milieu de sa marmaille, Bri­
gitte Tornade, femme active et
mère rincée, dresse le bilan de sa
vie de famille, et de sa vie tout
court. Elle cherche des échappa­
toires, quitte à mentir, pendant
que son mari, éternel adolescent,
élude les contrariétés en écoutant
David Bowie. Chacun a sa dose de
mauvaise foi, ses rêves inassouvis,
ses envies de mettre du piment
dans un quotidien étouffant.
Charge mentale, partage des
tâches domestiques, conciliation
vie privée­vie professionnelle,
éducation des enfants... Les thè­
mes abordés par Camille Kohler
n’ont rien d’original. Fais pas ci,
fais pas ça, Parents mode d’em­
ploi... Le filon a été usé à la télévi­
sion. Mais cette chronique théâ­
trale de la vie ordinaire d’une
mère de famille a le mérite de son­
ner juste. Les dialogues font mou­
che, le décor est ingénieux.
On rit beaucoup à regarder vivre
cette famille et cette Brigitte Tor­
nade qui se démène, anticipe et
planifie tout. Hormis des intermè­
des dansés inutiles, on ne s’ennuie
jamais. L’effet miroir est garanti.
s. bl.

La Vie trépidante de Brigitte
Tornade, de Camille Kohler,
mise en scène Eléonore Joncquez.
Au Théâtre Tristan­Bernard,
Paris 8e. Jusqu’au 14 décembre.
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