Le Monde - 24.10.2019

(Jacob Rumans) #1
26 |
styles

JEUDI 24 OCTOBRE 2019

0123


n’en veux pas. C’est une technique
moderne, juste un maquillage. Je
n’utilise pas l’aluminium, ni les
plastiques. Je préfère la pierre, le
bois qui se patine, le béton, les pig­
ments... tout ce qui parle aux êtres
tactiles que nous sommes, faits
de chair et d’os », précise­t­il. D’al­
lure austère, presque ascétique,
l’homme semble à l’exact opposé
de son design rond et convivial. Et,
pourtant, le voilà qui pointe du
bout du pied, dans l’entrée, les co­
quillages fossilisés dans les dalles
de granit noir, toque sur la pierre
de Paris pour expliquer qu’elle « ré­
sonne en fonction de l’humidité, de
la chaleur, de nos sentiments... », ou
caresse le comptoir du bar qu’il a
sublimé d’un bois brûlé.
« J’ai passé presque trois ans sur
ce projet, attentif à chaque détail,
avoue­t­il. A chaque fois, en fonc­
tion du chantier, je m’entoure
d’une équipe d’artisans, pas forcé­

me fascine pour avoir conservé
une large palette de savoir­faire
très anciens : ici je peux travailler
le verre moulé, la céramique ou
le métal avec des ateliers d’excel­
lence, la maison Veronese, la
manufacture de Sèvres ou la fon­
derie de Coubertin... »
Son premier grand chantier – le
Club Silencio de David Lynch,
en 2011 – le propulse à l’avant­
scène de la décoration d’intérieur.
Pour ce lieu parisien under­
ground et sélect (uniquement ré­
servé aux membres), il imagine
de tapisser les murs de feuilles
d’or et de cuivre. « L’art de la do­
rure sur bois, c’est très français.
C’est le château de Versailles! »,
souligne Raphael Navot. Par la
même occasion, il remet au goût
du jour une technique en vogue
au XVIIIe siècle : le bois debout
(placé verticalement dans le sens
de ses fibres), avec lequel il habille
aussi, en 2017, la cave à vins de la
Grande Epicerie de Paris.
Jusqu’à il y a peu, Raphael Na­
vot n’avait commis que du mobi­
lier d’exception : le sensuel sofa
en demi­lune Moon avec Do­
meau & Pérès, le lustre Toh pour
Veronese, dont la lumière tra­
verse 600 pièces en verre de Mu­
rano, ou ces tapis de soie
pour la galerie Diurne,
dont le motif rap­
pelle les photogra­
phies satellitaires
de la Terre qu’il
collectionne.
L’année 2019 res­
tera dans les an­
nales avec sa
première colla­
boration à une
fabrication en
série d’une
trentaine de
pièces qu’il
a dessinées
pour l’ensei­
gne française
Roche Bo­
bois, entrées

« JE CHERCHE


À ATTEINDRE


UNE SOBRIÉTÉ


LUXUEUSE,


UN OXYMORE ! »
RAPHAEL NAVOT
architecte d’intérieur et designer

L’alliance de la poésie et du brut de décoffrage


Vincenzo De Cotiis expose à Paris de nouvelles pièces d’exception mariant métaux et granit, verre de Murano et fibre de verre recyclée...


A


moureux des matières
brutes qu’il rend sensuel­
les, l’Italien Vincenzo De
Cotiis expose sous le titre « Eter­
nel » une dizaine de pièces sculp­
turales d’une sauvage poésie, à
voir jusqu’au 21 décembre à la
Carpenters Workshop Gallery, à
Paris. « Je cherche à marier le bru­
talisme et la Renaissance italienne
en apportant sur des matériaux
frustres l’art du verre soufflé, de
l’enluminure, de la patine... Mon
but ultime serait que mes pièces
atteignent une forme d’immorta­
li té », explique l’artiste sexagé­
naire installé à Milan.
Ses objets en édition limitée


  • tables petites ou grandes, bancs
    et chaises, cabinets et lustres –
    marient métaux et granit, verre
    de Murano et fibre de verre recy­
    clée, sans que ces compositions
    semblent contre nature ou les
    points de suture même visibles.
    Ses tables évoquent des paysages
    tantôt lunaires tantôt terrestres.


des années 2000. C’est dans ce
même esprit, brut de décoffrage,
qu’il vient de transformer la Car­
penters Workshop Gallery « en un
bunker, ou du moins un abri, en
hommage au minimalisme des an­
nées 1990 », reconnaît­il.
Les pièces mobilières qu’il crée,
en commençant toujours par un
croquis fait main, célèbrent,
quant à elles, des noces barbares :
celles du précieux et du brut, du
naturel et du composite. Mais on
consacre aussi les épousailles du
mat et du brillant, du liquide et du
solide, du lourd et du léger, de la
géométrie simple d’une architec­
ture de Tadao Ando avec les fiori­
tures des maîtres de la Renais­
sance... Vincenzo De Cotiis, ce bru­
taliste tendre, est capable de pas­
ser des heures à métamorphoser
la matière, outillé d’un simple
chalumeau ou de papier de verre.
Ainsi peut­il, avec délectation, ca­
resser de la pulpe de ses doigts les
éclats rosés d’améthyste qui af­

fleurent dans sa « table basse­bon­
zaï », comme il l’appelle, née de la
fusion d’une pierre venue du Bré­
sil et d’un aluminium iridescent.
« Rencontrer le travail de Vin­
cenzo De Cotiis, c’est comme vivre
une expérience sensuelle, écrit
Tom Delavan, directeur design et
architecture d’intérieur du New
York Times Style Magazine dans
Vincenzo De Cotiis Works, la nou­
velle et première monographie
jamais consacrée à l’artiste ita­
lien. Comme son compatriote
Carlo Scarpa, qui fusionnait si élé­
gamment le passé avec le moder­
nisme, De Cotiis conjugue la trace
du temps qui passe avec des lignes
futuristes », précise­t­il dans cet
ouvrage publié en anglais chez
Rizzoli Electa, à l’occasion de l’ex­
position parisienne « Eternel ».
v. l.

Eternel, Carpenters Workshop
Gallery, jusqu’au 21 décembre.
54, rue de la Verrerie Paris 4e.

Des reflets iridescents subliment
leurs plateaux évoquant le vif­ar­
gent de l’eau ou encore « la lu­
mière au Japon et la transparence
laiteuse des fleurs de cerisier », pré­
cise Vincenzo de Cotiis. Au­dessus
de ce mobilier, dont on oublie
qu’il est fonctionnel, s’inscrivent
des lustres monumentaux inspi­
rés des lanternes japonaises, mais
réinventés avec leurs bulbes en
verre de Murano, aux formes im­
parfaites traversées de rectilignes
tiges de laiton.

Des éclats rosés d’améthyste
Né en 1958 à Gonzaga, en Lombar­
die, et diplômé en architecture de
l’Ecole polytechnique de Milan,
Vincenzo De Cotiis cultive très tôt
un goût pour l’arte povera, d’où
son obsession pour « la matière
recyclée qui parle du temps qui
passe ». C’est dans ce style mini­
maliste – béton nu et laiton
oxydé – qu’il signe la décoration
de l’Hôtel Straf de Milan, au début

Chaise
Identities
de la collection
« Nativ », pour
Roche Bobois
(2019).
BAPTISTE LE QUINIOU

Table basse
DC 1902, par
Vincenzo
De Cotiis,
aluminium,
verre
de Murano,
laiton
et verre
argenté
(2019).
CARPENTERS
WORKSHOP
GALLERY

raphael navot


ou la matière forte


Un escalier


creusé dans


du marbre gris,


des murs


tapissés


de feuilles d’or


et de cuivre...


les matériaux


naturels


sont au cœur


des œuvres


de l’architecte


d’intérieur


et designer


israélien


La salle de restaurant
de l’Hôtel national des Arts
et Métiers, à Paris,
et sa cascade de tubes oxydés,
créée par Raphael Navot.
VINCENT LEROUX JÉRÔME GALLAND

ment les mêmes, mais toujours des
ébénistes, des ferronniers ou des
tapissiers capables de prouesses. »
Le mobilier chante aussi sa petite
histoire, intrigante, comme ces
chaises chinées en Slovaquie,
l’immense bibliothèque métalli­
que ayant garni, au XXe siècle, les
murs d’une banque. Ou ces sus­
pensions rudimentaires que Ra­
phael Navot a réalisées en retour­
nant des assiettes creuses pour
pâtes sur une ampoule nue, en
guise d’abat­jour.
« Un équilibre entre matériaux,
coloris, composition dans l’espace
et textures : telle est ma définition
du design d’intérieur, afin d’offrir
un tableau harmonieux dans le­
quel les gens peuvent habiter et se
sentir bien, détaille le créateur. Je
cherche à atteindre une sobriété
luxueuse, un oxymore! »

Le Club Silencio de David Lynch
A 15 ans, Raphael Navot se voyait
architecte, à 18 ans, sculpteur,
avant de se découvrir des appétits
de designer grâce à la Design Aca­
demy d’Eindhoven, aux Pays­Bas,
dont il sort en 2003, diplôme en
poche, spécialisation « bien­être ».
Peu après, il choisit de s’établir à
Paris. « Je viens d’Israël, un pays
neuf, perturbé, avec des habitants
venus d’ailleurs : ma mère vivait en
Pologne, mon père au Maroc. Moi,
je me sens citoyen du monde. Paris

DESIGN


A


l’Hôtel national des
Arts et Métiers, à Paris,
les gens lézardent sous
la verrière d’acier aux
allures de tour Eiffel, déjeunent
sous une cascade de tubes de cui­
vre oxydés, façon stalactites, con­
versent dans des fauteuils de ve­
lours ronds comme des galets...
« Ici, dans ce coin du Haut­Marais,
j’ai voulu faire entrer tout Paris, ré­
sume l’architecte d’intérieur Ra­
phael Navot, mais sans le manié­
risme, sans l’ornementation, sans
Louis XV. » Et c’est réussi. Depuis
l’inauguration, en 2017, l’établis­
sement cinq étoiles ne désemplit
pas. Le restaurant au rez­de­
chaussée et le bar­terrasse du der­
nier étage, avec vue panoramique
sur le Sacré­Cœur ou le Centre
Pompidou, sont un succès. Du
hall d’entrée avec ses piliers de
pierre calcaire façonnés au mar­
teau et au burin (comme au
temps du baron Haussmann) jus­
qu’aux chambres avec leur salle
de bains en terrazzo, en passant
par l’escalier du sous­sol, creusé
dans un marbre gris, c’est à un
voyage au cœur de la matière
qu’invite le designer de 42 ans, né
à Jérusalem et installé à Paris.
« J’aime les matières naturelles,
retravaillées et poussées dans leurs
retranchements. La peinture? Je

en boutique cet automne, et qui
ont ce supplément d’âme qui fait
sa signature.
La collection, baptisée Nativ,
comprend une table ovale Pat­
chwork aux 320 pièces de bois en
marqueterie, de moelleux tapis
noués main en laine naturelle,
cinq chaises colorées dont
aucune n’a la même forme de
dossier (« car personne dans une
famille ne se ressemble tout à fait
autour de la table », lâche Raphael
Navot). Sans compter des lampes
Stalagmite en céramique et cette
bibliothèque Primordial, faite
d’une structure en mousse cou­
verte d’un enduit béton appliqué
à la main, évoquant un masque
africain, presque un objet tribal.
Par la même occasion, l’architecte
d’intérieur a « revampé » la bouti­
que Roche Bobois de Saint­Ger­
main­des­Prés, avec un sculptural
escalier métallique hélicoïdal sur
fond de mur aux pigments ocre.
« L’hélicoïdal? C’est le seul moyen
pour que les gens ne se heurtent
pas aux murs et trouvent naturel­
lement leur chemin dans un es­
pace donné. D’ailleurs, il n’y a pas
de chose plus bizarre que le carré
dans la nature, même si certains
cristaux savent le faire. Aucun ani­
mal n’imagine dormir dans
une chambre géométri­
que... », assène Ra­
phael Navot. Pour
son prochain projet,
l’Hôtel Belle Plage
de Cannes, livré en
septembre 2020,
il a imaginé un
bar­restaurant
sur le toit avec
une vue inouïe
sur la Méditer­
ranée et des
chambres en
façade, avec
chacune sa
terrasse en de­
mi­lune.
véronique
lorelle
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