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JEUDI 24 OCTOBRE 2019
IDÉES
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Pierre Mirel et Jacques Rupnik
En ne tenant pas parole
sur la Macédoine,
la France et l’UE
perdent leur crédibilité
Le refus opposé par Emmanuel Macron
à l’ouverture des négociations d’adhésion de
la Macédoine et de l’Albanie à l’Union européenne
est « plus qu’une erreur, une faute », regrettent
les chercheurs Pierre Mirel et Jacques Rupnik
A
u Conseil européen du 18 octobre,
la France vient, une fois de plus,
de s’opposer à l’ouverture des
négociations d’adhésion avec la
Macédoine du Nord et l’Albanie. Une déci
sion qui, en reniant la promesse de l’Union
européenne, va saper sa crédibilité et pro
voquer une onde de choc dans les Balkans,
où le retour de la France, depuis 2017, avait
été perçu comme un signe positif pour la
stabilité régionale. Et ce, alors que le gou
vernement de Skopje [capitale de la Répu
blique de Macédoine du Nord] venait de
prendre des décisions politiques histori
ques dans une région fragile, avare de
réconciliations.
En effet, lorsque la République de Macé
doine devient indépendante avec l’éclate
ment de la Yougoslavie, en novembre 1991,
la Grèce impose qu’elle soit reconnue
comme « l’Ancienne République yougos
lave de Macédoine » (ARYM), ce que l’Union
européenne accepte. Aussi, lorsque les pre
miers ministres Zoran Zaev et Alexis Tsi
pras trouvent un compromis sur le nom
avec l’accord de Prespa, le 12 juin 2018,
par lequel l’ARYM devient la République de
Macédoine du Nord, ils mettent fin à un
conflit historique et identitaire ancien.
Décision audacieuse à Athènes alors que
l’opposition – revenue au pouvoir récem
ment – la refusait et que les nationalis
tes manifestaient. Décision courageuse à
Skopje où la coalition fragile du premier
ministre faisait suite au nationalisme
exacerbé de Niola Gruevski – au pouvoir de
2006 à 2016 – qui avait appuyé son
autoritarisme sur une réécriture de l’his
toire et une débauche de statues de « héros
macédoniens ».
Un alibi commode
En dépit d’oppositions souvent violentes,
les deux premiers ministres ont obtenu la
ratification de l’accord par leurs Par
lements respectifs, animés par un esprit de
compromis au nom de leur engagement
européen. Skopje a aussi dû affronter un
opposant extérieur de taille, la Fédération
de Russie, laquelle voyait d’un très mau
vais œil l’accès à l’Alliance atlantique que
cet accord ouvrait à la Macédoine.
L’éclatement violent de la Yougoslavie
fut accompagné de l’arrivée de nouveaux
pouvoirs nationalistes et autoritaires. A
l’exception de la Macédoine qui, avec l’aide
de l’UE et de l’OTAN, a su surmonter un
début de guerre civile entre sa majorité
slave et sa minorité albanaise pour
conclure l’accord d’Ohrid, en août 2001.
L’UE reconnut cette avancée par un accord
de stabilisation et d’association, dans l’es
prit de la « perspective européenne » of
ferte aux Balkans occidentaux au sommet
de Thessalonique, en 2003. La Macédoine
donnait alors un exemple de la possibilité
de dépasser les conflits ethniques pour
s’avancer vers l’intégration européenne
qui lui était promise.
La Macédoine reçut, en 2005, le statut de
« candidat », mais l’obstruction résolue
de la Grèce en raison de son nom blo
quait toute ouverture des négociations
d’adhésion. L’unanimité est en effet la
règle en matière d’élargissement. Le veto
d’Athènes favorisa l’avènement, pour une
décennie, d’un pouvoir nationaliste, auto
ritaire et corrompu. Il fournissait aussi, il
est vrai, un alibi commode pour surseoir
au processus d’adhésion.
C’est précisément ce que le gouverne
ment de Zoran Zaev a changé depuis 2016,
par des réformes de la justice et sa lutte
contre la corruption, conformément aux
attentes de Bruxelles. Parallèlement, il a
lancé une politique de voisinage coura
geuse qui a abouti à l’accord avec la Grèce
sur le nom du pays et à un accord d’amitié
et de partenariat avec la Bulgarie, met
tant fin, là aussi, à une histoire doulou
reuse et complexe. Tout cela « au nom de
l’Europe ». Il était dès lors logique que le
Conseil européen du 29 juin 2018 ouvrît la
porte des négociations d’adhésion à ce
pays qui, meilleur élève, avait satisfait aux
exigences rigoureuses de la Commission.
C’était compter sans la France et les Pays
Bas qui souhaitaient un approfondis
sement des réformes engagées, préalable
à toute ouverture de négociation. Le pré
sident Macron avait déjà douché les es
poirs en déclarant, en 2018, que l’Union
devrait se réformer avant qu’elle ne s’élar
gisse à nouveau. Certes, selon la formule
de la Commission, « l’Union doit être plus
forte et plus solide avant de pouvoir
s’étoffer », mais la France en a fait une an
tienne en opposant de façon quasi névro
tique approfondissement et élargisse
ment. On aime évoquer son coût, on
oublie celui du nonélargissement.
Un choc
Cette position réitérée créa un choc en
Macédoine bien sûr, mais aussi dans les
pays de la région les moins enclins à enga
ger de vraies réformes et qui ne tardèrent
pas à recycler un vieil adage des pays
anciennement communistes de l’Eu
rope de l’Est : « L’UE fait semblant de vouloir
nous accueillir, nous faisons semblant de
nous réformer! »
Lors de la conférence des ambassadeurs
le 27 août, Emmanuel Macron avait
pourtant appelé à « réinvestir dans les
Balkans pour ne pas laisser des pays non
européens faire le jeu à notre place ».
Mais, à Bruxelles, le 18 octobre, la France
a souhaité que le « cadre des négocia
tions » soit révisé pour plus de transpa
rence et de réformes, alors même que la
Macédoine et l’Albanie approfondissaient
les réformes dans un environnement po
litique difficile. Le mieux est l’ennemi du
bien : c’est précisément en ouvrant les né
gociations que l’Union pouvait exercer
pleinement son soft power en favorisant
les réformes et le dépassement des con
tentieux nationalistes.
D’autant que le Bundestag, sollicité par le
gouvernement allemand, avait voté en ce
sens à une large majorité. Après la levée
du veto de la Grèce, la France oppose
maintenant le sien. Plus qu’une erreur,
c’est une faute. Audelà de l’isolement fran
çais, c’est la parole même de l’Union euro
péenne qui est discréditée.
La brutale conclusion du Conseil
européen va créer une grande déception
dans les Balkans. La Russie, la Chine, la
Turquie et d’autres « prédateurs » vont
profiter de ce vide. Quant à la France,
revenue dans la région où elle a des
liens historiques et économiques anciens
et forts, elle vient de perdre une grande
part de son crédit et contribue à perdre ce
lui de l’Europe.
La présidente de la Commision euro
péenne, Ursula von der Leyen, a déclaré
que « l’adhésion est un investissement
dans la paix, la sécurité et la stabilité de
l’Europe ». Elle aura fort à faire pour
concrétiser ce vœu, car l’Union a failli à sa
parole et risque d’en payer le prix fort.
Pierre Mirel est ancien directeur
général à la Commission européenne
(2001-2013), chargé d’enseignement
à Sciences Po ; Jacques Rupnik
est directeur de recherches et professeur
à Sciences Po (CERI)
Alberto Alemanno et Stefan Seidendorf
Le Parlement européen doit cesser
ses jeux de politique politicienne
Pour ces deux spécialistes de la politique
européenne, les parlementaires européens,
en refusant tout accord avec la nouvelle
Commission, se posent en coupables
désignés du blocage institutionnel de l’Union
D
epuis leur succès aux élections
européennes en mai, les qua
tre partis proeuropéens au
Parlement, le Parti populaire
européen (PPE, conservateurs), les
sociauxdémocrates du S&D, les Verts
ainsi que les libéraux de Renew
Europe (où siègent les députés de La
République en marche), peinent à
convaincre. S’ils ne demandent pas à
la nouvelle Commission européenne
d’adopter un programme politique
commun en échange de leur soutien,
ils risquent de perdre toute crédibilité
à force de s’épanouir dans des jeux de
politique politicienne.
Le rejet de trois candidats par le Par
lement, dont la Française Sylvie Gou
lard, a entraîné le report du vote de
confiance à Ursula von der Leyen et à
sa Commission, initialement fixé au
23 octobre, ce qui devrait empêcher
l’entrée en fonctions de l’exécutif
européen à la date prévue, le 1e novem
bre. Si ce renvoi démontre la fragilité
du soutien à la candidate allemande,
les partis proeuropéens devraient
profiter de ce gain de temps pour
négocier un « contrat de coalition »
avec la nouvelle Commission.
Capacité de blocage
Pour les « anciens grands partis », le
PPE et le S&D, cela devrait débuter par
la prise en compte du nouveau pay
sage politique européen. En effet, sans
majorité absolue au Parlement, il fau
drait qu’ils négocient, avec leurs
concurrents proeuropéens de Renew
Europe ou des Verts, un programme
politique qui serait ensuite adopté par
la nouvelle Commission, lors du vote
de confiance.
Or, si les parlementaires ne se mon
trent pas à la hauteur de leur respon
sabilité démocratique, il existe une
réelle menace d’un nouveau rejet des
citoyens visàvis du projet européen.
Car les problèmes du nouveau Parle
ment avaient déjà commencé avant
son élection, avec la tentative du PPE
d’imposer son Spitzenkandidat, son
candidat « tête de liste », Manfred
Weber, à la présidence de la Commis
sion. Audelà de l’opposition du prési
dent Macron, c’est l’absence de majo
rité parlementaire pour Manfred
Weber qui explique son échec.
La tentative des sociauxdémocrates
d’installer le Néerlandais Frans Tim
mermans à la tête de l’exécutif euro
péen ne fut guère plus convaincante.
Pour expliquer son échec, on avança la
résistance de trois chefs de gouverne
ment d’Europe de l’Est qui, dans le
passé, s’étaient heurtés à la détermi
nation de M. Timmermans à défendre
l’Etat de droit. Quelle meilleure réfé
rence pour le poste de président de la
Commission? Mais, au lieu de le sou
tenir, le Parlement renonçait à exercer
ses prérogatives et laissait l’initiative
aux chefs d’Etat et de gouvernement.
A la surprise générale, ces derniers
présentaient la ministre allemande de
la défense, Ursula von der Leyen, qui
n’était ni candidate aux élections
européennes ni à la présidence de la
Commision. Si ce coup de force pou
vait passer face à un Parlement
désuni, la manière dont la présidente
a été désignée a laissé des traces.
Stigmatisée comme la « candidate
des gouvernements », choisie contre la
volonté du Parlement et de nombreux
citoyens, Ursula von der Leyen est
toujours à la recherche d’une majo
rité. De ce fait, son programme reste
très vague. Mais, au lieu de négocier
avec elle, le PPE et le S&D ont surtout
démontré leur capacité de blocage,
pour des considérations partisanes,
voire en poursuivant des buts de poli
tique nationale. Après un candidat
conservateur et une candidate sociale
démocrate, il « fallait » recaler une
postulante libérale. Que cela tombe
sur la candidate du président français
arrangeait plus d’une délégation
nationale. Ni les compétences pro
fessionnelles indéniables de Sylvie
Goulard, ni ses convictions pro
européennes, ni une vie entièrement
dévouée à la cause européenne ne
pouvaient dissuader les parlementai
res de s’enferrer dans cette impasse.
Une occasion de négocier
Le Conseil européen des 17 et 18 octo
bre a montré que les chefs d’Etat et de
gouvernement commencent enfin à
se faire des soucis pour leur candidate.
Prenant acte de l’échec de sa candidate
à la Commission, le président Macron
a discuté avec les autres dirigeants et
Ursula von der Leyen du futur projet
politique de la Commission euro
péenne et de la majorité qui pourrait
soutenir ce projet au Parlement... Or,
si c’est une bonne chose de prendre
enfin en compte les rapports de force
existant entre institutions européen
nes, cela eût été encore mieux si cette
initiative était venue du Parlement.
Au lieu d’attendre les propositions
des gouvernements, les groupes
proeuropéens au Parlement devraient
maintenant profiter du gain de temps
que leur offre le report du vote de con
fiance pour négocier un accord politi
que entre eux et avec Ursula von der
Leyen. Un tel « accord de coalition »
devrait lui être imposé comme condi
tion préalable au soutien du Parlement
à sa Commission. Cela aurait pour effet
de rééquilibrer le rapport de force
entre ces deux institutions. Il en va de
la responsabilité démocratique de tous
les partis proeuropéens de soutenir la
nouvelle Commission en contribuant
ensemble à l’élaboration de son pro
gramme politique. Si les parlementai
res s’obstinent dans leur impasse, la
Commission von der Leyen pourrait
être condamnée dès le départ à l’échec,
et le Parlement en sera à coup sûr le
coupable désigné. Non sans raison.
Alberto Alemanno est professeur
titulaire de la chaire Jean-Monnet
en droit européen à HEC Paris ;
Stefan Seidendorf est docteur
en sciences politiques et directeur
adjoint de l’Institut franco-alle-
mand (DFI), enseignant à l’IEP de
Strasbourg ainsi qu’à l’ENA
IL EXISTE UNE
RÉELLE MENACE
D’UN NOUVEAU
REJET DES
CITOYENS VIS-
À-VIS DU PROJET
EUROPÉEN
LA BRUTALE
CONCLUSION
DU CONSEIL
EUROPÉEN VA
CRÉER UNE GRANDE
DÉCEPTION DANS
LES BALKANS