Le Monde - 24.10.2019

(Jacob Rumans) #1

28 |idées JEUDI 24 OCTOBRE 2019


0123


En Afghanistan,


les dommages d’une politique


étrangère américaine


chaotique


Pour les chercheurs Adam Baczko et Gilles Dorronsoro, faute


d’une politique cohérente, Donald Trump ayant imposé puis


rompu au dernier moment des pourparlers avec les talibans,


les Etats­Unis pourraient être amenés à terme à négocier dans


des conditions encore plus difficiles


L


a procédure d’impeach­
ment contre le président
Trump lancée par la
Chambre des représen­
tants le 24 septembre a, entre
autres effets, celui de paralyser
assez largement la politique
extérieure américaine. Les di­
plomates du département
d’Etat et les agents du rensei­
gnement sont entravés par
une administration qui poli­
tise ouvertement la gestion
des dossiers et dont la con­
duite est toujours plus impré­
visible et irrationnelle, comme
en témoigne la gestion chaoti­
que du dossier syrien.
Cette crise ouverte accélère
la personnalisation croissante
de la politique extérieure mar­
quée par l’affaiblissement du
National Security Council et le
poids croissant des conseillers
extérieurs (Rudy Giuliani, dif­
férents commentateurs de Fox
News, etc.). Si l’on ajoute l’en­
trée en campagne en vue de
l’élection présidentielle de no­
vembre 2020 et le délai entre
l’élection du président et l’ins­
tallation d’une nouvelle
équipe, la politique étrangère
américaine ne reprendra un
cours normal – dans le
meilleur des cas – qu’au prin­
temps 2021.
La politique afghane des
Etats­Unis nous montre les
conséquences concrètes de
cette incroyable désorganisa­
tion. Rappelons que le prési­
dent Trump a demandé au né­
gociateur américain, Zalmay
Khalilzad, et à son équipe de
conclure rapidement un ac­
cord avec les talibans pour
achever le retrait des troupes
américaines avant la présiden­
tielle américaine. Cette con­
trainte explique que les Améri­
cains ont essentiellement cédé
aux demandes des talibans, en
dépit de l’absence de garanties
concernant l’organisation Etat
islamique et Al­Qaida.
Ces négociations ont installé
les talibans comme des inter­
locuteurs crédibles pour l’en­
semble des pays de la région et
au­delà, ce qui constituait un
objectif majeur de l’insurrec­
tion. De plus, tout le processus
ayant été mené en dehors du
régime de Kaboul, l’avenir de
l’Afghanistan se décidait de
fait en dehors de son gouver­
nement légal.
Or, après avoir payé le prix
politique de la reconnaissance
politique des talibans et s’être
ainsi aliéné le gouvernement


afghan, le président Trump a
annulé la rencontre prévue
avec eux à Camp David le
11 septembre (un choix de date
pour le moins maladroit...) et a
déclaré, dans le même mouve­
ment, que les négociations
étaient « dead » (« mortes »). La
raison précise de cette
volte­face de dernière minute
n’est pas connue, y compris
chez les diplomates améri­
cains. Elle n’implique pas un
retour à la situation initiale, la
reconnaissance de la légiti­
mité des talibans étant désor­
mais un fait acquis.
Dans la mesure où l’accord
projeté leur était favorable, on
pourrait penser que son annu­
lation représente un tournant
positif pour l’Afghanistan. La
situation est en fait plus
complexe car, faute d’initia­
tive dans les mois à venir, la
dégradation politique et mili­
taire pourrait obliger les Etats­
Unis à de nouvelles négocia­
tions dans des conditions en­
core plus difficiles ou
conduire à l’effondrement du
régime afghan.

Discrédit général
Le premier tour de l’élection
présidentielle, le 28 septembre,
a mis en évidence un discrédit
général du processus électoral
et l’absence de progrès en ce
domaine depuis le fiasco de


  1. L’absence de listes fiables
    et les soupçons de fraude géné­
    ralisée expliquent que les deux
    principaux candidats, Abdul­
    lah Abdullah et le président
    sortant, Ashraf Ghani, aient re­
    vendiqué la victoire. La partici­
    pation a été extrêmement
    faible, avec environ 20 % de vo­
    tants. La violence a été réduite
    le jour du scrutin mais, dans
    certaines régions de l’Est et du
    Sud, le contrôle de l’insurrec­
    tion est tel que la menace suf­
    fit à décourager les électeurs
    potentiels.
    Or, la variation régionale de
    la participation est décisive
    car les soutiens des candidats
    sont régionaux (l’Est pour
    Ghani, le Nord pour Abdullah).
    S’il est élu au premier tour, le
    prochain président n’aura mo­
    bilisé que 10 % des votants
    dans un processus qui, loin de
    contribuer à lui donner un ca­
    pital politique, aura confirmé
    aux yeux du public la corrup­
    tion des politiques. Rien n’in­
    terdit de penser que, comme
    en 2014, il n’y aura pas de pu­
    blication officielle des résul­
    tats et que la solution adoptée
    sera un partage du pouvoir en­
    tre Abdullah Abdullah et As­
    hraf Ghani.
    Ensuite, la situation sécuri­
    taire continue à se dégrader
    avec une avancée de l’insur­
    rection. Désormais, moins
    d’une moitié du territoire est
    sous le contrôle incontesté du
    gouvernement, dont l’admi­
    nistration est largement
    inexistante au niveau du dis­


trict. Les talibans ont établi un
contre­pouvoir, notamment
pour ce qui relève du système
judiciaire. De plus, ils dispo­
sent de forces militaires de
plus en plus performantes
avec des troupes de choc spé­
cialisées, équipées d’outils de
vision nocturne et capables de
coordonner des opérations
dans plusieurs provinces.
Les perspectives sécuritaires
du côté du régime sont propre­
ment catastrophiques. Le taux
d’attrition annuel des forces
de sécurité afghanes, autour
de 30 %, indique une armée et
une police en voie d’effondre­
ment. En 2018, plus de
400 membres des forces de sé­
curité auraient été tués chaque
semaine, soit plus de 20 000
pour l’année. La police subit la
majorité des attaques et cette
pression croissante aboutit,
dans les districts périphéri­
ques, à des accords locaux avec
les talibans, qui provoquent
une dissolution graduelle du
dispositif de sécurité.
La seule façon pour les Etats­
Unis de stabiliser le gouverne­
ment afghan serait d’investir
plus de moyens, ce qui pose
une nouvelle fois le problème
de la corruption du régime. Il
est peu probable que le gou­
vernement américain ren­
force significativement sa pré­
sence militaire alors que la
guerre d’Afghanistan est deve­
nue remarquablement impo­
pulaire aux Etats­Unis.
Pour l’instant, la stratégie
américaine repose sur une in­
tensification des frappes aé­
riennes destinées à éviter la
chute des villes. En dehors
même du problème de leur ef­
ficacité, ces frappes sont dé­
sormais responsables d’une
majorité des pertes civiles, ce
qui nourrit la propagande des
talibans. En l’absence d’une
politique cohérente et de
moyens nécessaires pour
renforcer le gouvernement
afghan, une solution négociée
redeviendra tôt ou tard d’ac­
tualité, sauf à acter l’effondre­
ment du régime et à faciliter
une prise du pouvoir des tali­
bans par les armes.

Adam Baczko, chercheur
au Centre de recherches
internationales (CERI) Scien-
ces Po-CNRS ;
Gilles Dorronsoro, profes-
seur de science politique
à l’université Paris-I-Pan-
théon-Sorbonne, CESPP-CNRS


C


e jeudi 24 octobre aurait pu être
un grand jour dans l’histoire de
l’Europe et de l’Internet. Avec
l’entrée en vigueur en France de
la directive européenne sur les droits
voisins, la presse devait, pour la pre­
mière fois sur notre continent, com­
mencer à percevoir une rémunération
sur les contenus qu’elle produit et qui
sont diffusés sur Google, Facebook et
autres plates­formes. Des journalistes,
photographes, reporters de l’Union
européenne, mais aussi des artistes, se
sont longtemps battus pour ce texte.
Parce que l’information de qualité
coûte cher à produire. Parce que la si­
tuation actuelle, qui voit Google capter
l’essentiel des recettes publicitaires
générées par les informations que le
moteur ratisse, est intenable. Et plonge
chaque année la presse dans une crise
plus profonde. Le Parlement européen
a voté la directive au printemps, le Par­
lement français l’a transposée en droit
français à la quasi­unanimité cet été.
Pourtant, ce texte tant attendu risque
d’être vidé de toute portée avant même
sa mise en œuvre. Et cela pourrait
s’étendre à toute l’Europe.

Bras d’honneur
Refusant toute négociation, Google a
offert aux médias un cynique choix de
dupes. Soit ils signent un blanc­seing à
Google en renonçant à rémunération,
et le modèle actuel à base de gratuité
perdure. C’est la mort lente, qui a com­
mencé de vider les salles de rédaction,
en Europe comme aux Etats­Unis. Soit
ils refusent, continuant d’espérer une
rémunération. Et on leur promet de
redoutables représailles : la visibilité de
leurs contenus sera réduite à sa plus
simple expression. Plus de photo, plus
de textes, un bout de titre, rien de plus,
apparaîtra quand les internautes feront
des recherches sur une information.
Un suicide pour la presse.

Car, avant d’arriver sur un site de
média, la porte d’entrée des internau­
tes, c’est Google. Les autres moteurs de
recherche pèsent trop peu. Les édi­
teurs le savent : ils n’ont pas les
moyens financiers de supporter la
chute vertigineuse de trafic sur leurs
sites que cette mesure entraînera.
Google bafoue la loi. Il en exploite les
subtilités en détournant son esprit.
Comme le géant américain a si bien su
le faire avec les montages fiscaux, qui
lui ont permis de faire de l’évasion fis­
cale à échelle planétaire. C’est un nou­
veau bras d’honneur à la souveraineté
nationale et européenne.
Google veut faire la démonstration
d’une impuissance publique à réguler
les plates­formes, faire plier les médias
et les forcer à accepter un modèle éco­
nomique assis sur la non­rému­
nération par principe des contenus. En
mettant en avant, magnanime, le fi­
nancement qu’il a bien voulu donner
pour des projets innovants dans le
domaine des médias : une diversion,
une aumône pour un groupe qui pèse
140 milliards de dollars [environ
126 milliards d’euros] de chiffre d’affai­
res. Alors que les campagnes de désin­
formation envahissent Internet et les
réseaux sociaux, que le journalisme
indépendant est attaqué dans plu­
sieurs pays de l’Union, renoncer serait
catastrophique. Nous appelons à une
contre­attaque des décideurs publics.
Ils doivent muscler les textes pour que
Google ne puisse plus les détourner,
utiliser tout l’arsenal des mesures qui
permettent de lutter contre l’abus de
position dominante. De notre côté,
nous, journalistes, photographes,
reporters d’images et artistes, en ap­
pelons à l’opinion publique et mène­
rons ce combat, car, ce qui est en
cause, c’est la survie de médias indé­
pendants et pluralistes et, in fine, la vi­
talité de notre démocratie.

POUR L’INSTANT,


LA STRATÉGIE


AMÉRICAINE


REPOSE SUR UNE


INTENSIFICATION


DES FRAPPES


AÉRIENNES


DESTINÉES À


ÉVITER LA CHUTE


DES VILLES


Il faut dénoncer sans relâche


le cynisme de Google


Un collectif de 800 journalistes et personnalités internationales
s’insurge contre l’attitude du géant américain du numérique,
qui, malgré l’entrée en vigueur en France de la directive européenne
sur les droits voisins, refuse de rémunérer les éditeurs de presse
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