Le Monde - 24.10.2019

(Jacob Rumans) #1
0123
JEUDI 24 OCTOBRE 2019 idées| 29

HISTOIRE D’UNE NOTION


L’


expression évoque un individu
bien planté sur ses deux jambes.
« Mâle alpha » peut en effet comp­
ter sur une double référence scien­
tifique, l’une au vocabulaire de la biologie,
l’autre à la première lettre de l’alphabet grec
et à ses nombreuses utilisations en mathé­
matiques, en physique ou en chimie.
Un double aplomb pour une double domi­
nation : en zoologie, l’expression « mâle al­
pha » décrit un groupe social dans lequel les
individus de sexe masculin dominent et où,
parmi eux, un individu se distingue par son
ascendant sur les autres mâles et son accès
privilégié aux ressources – espace, nourriture,
femelles. Son introduction dans le langage
courant date d’une vingtaine d’années, au
sein de la communauté des pick­up artists
[« communauté de la séduction » ]. Dans cette
sous­culture masculine née aux Etats­Unis à
la fin des années 1990, les hommes (hétéro­

sexuels) apprennent à devenir de parfaits mâ­
les dominants, considérés plus à même d’ob­
tenir les faveurs sexuelles des dames – parmi
lesquels le gagnant sera donc le « mâle alpha ».
Forgée à la fin des années 1940 par Rudolf
Schenkel, un zoologiste allemand spécialiste
du comportement social des loups, l’expres­
sion est conçue pour désigner l’animal ayant
le rang le plus haut placé dans la meute, à l’is­
sue d’un processus de compétition. Aux fon­
dements de cette description se trouve une
autre notion, celle de hiérarchie de domi­
nance, qui remonte, quant à elle, aux travaux
de l’éthologiste norvégien Thorleif Schjelde­
rup­Ebbe au début des années 1920. Ce der­
nier avait observé chez la poule domestique
l’émergence d’une « hiérarchie des coups de
bec », une structure de domination linéaire
dans laquelle chaque poule a la préséance sur
une autre. L’idée essaime rapidement à tous
les champs de la zoologie. On la retrouve no­
tamment aux fondements de la primatologie
naissante alors que l’un de ses pères fonda­

teurs, Solly Zuckerman, tente d’expliquer les
bagarres qui déchirent la colonie de babouins
du zoo de Londres, créée spécialement pour le
public, et la paix retrouvée une fois la hiérar­
chie installée. La biologiste et philosophe
américaine Donna Haraway notera, bien plus
tard, que « la dominance allait devenir aux pri­
matologues ce que les liens de parenté sont aux
anthropologues : le soubassement le plus my­
thique, le plus technique et le fondement disci­
plinaire des outils conceptuels du terrain ».

Hiérarchie
Les générations de chercheurs suivantes sont
à ce point convaincues de ce modèle que, à
leur arrivée sur le terrain, leur premier geste
est de chercher la hiérarchie et de la décrire ;
et si on ne parvient pas à la repérer, on expli­
que alors son absence par une « hiérarchie la­
tente » tellement fluide qu’elle en devient in­
détectable.
Dans les années 1970, pourtant, la primato­
logue britannique Thelma Rowell insiste : les
babouins qu’elle observe ne connaissent pas
la hiérarchie. Intriguée, elle compulse les tra­
vaux antérieurs et constate que la hiérarchie
n’est observée qu’en captivité chez les ba­
bouins – ou, en liberté, quand les chercheurs
nourrissent les singes pour pouvoir s’en ap­
procher. Lorsque l’alimentation est naturelle­
ment dispersée dans la nature, les violentes
bagarres observées en captivité et menant à
l’instauration d’une hiérarchie n’ont d’ordi­
naire pas lieu. « On pense révéler la hiérarchie,
alors qu’en fait on la détermine », explique
Vinciane Despret, philosophe des sciences à
l’université de Liège (Belgique). Les condi­
tions d’observation seront plus tard aussi
pointées du doigt dans le cas des poules de

Schjelderup­Ebbe et des loups de Schenkel.
Comment un « artefact de terrain » a­t­il
rencontré un tel succès dans tous les domai­
nes de la zoologie? « Il y a aux soubassements
de tout cela trois théories : une théorie darwi­
nienne de la compétition, une théorie patriar­
cale des rapports entre mâles et femelles (ces
dernières étant des objets pour lesquels les
mâles vont se disputer), et une théorie sociale
de la pacification par la hiérarchie importée
du XIXe siècle », éclaire Vinciane Despret, sou­
lignant ainsi la manière dont le chemine­
ment scientifique est imprégné par la
conception que nous avons du système so­
cial. Thelma Rowell s’en amusait déjà : ses
collègues – masculins – accordant le plus
d’importance aux schémas de dominance
étaient également ceux pour qui la compéti­
tion universitaire faisait alors rage...
Pourquoi le modèle du mâle dominant, ré­
futé ou nuancé depuis plus de cinquante ans
par la zoologie, continue­t­il d’être un hori­
zon pour certains hommes? « Ce qui est inté­
ressant dans la notion de “mâle alpha” », note
Mélanie Gourarier, anthropologue au CNRS
et auteure d’Alpha mâle (Seuil, 2017), « c’est
qu’elle tire sa force significative et performa­
tive dans le fait qu’il s’agirait d’une expression
naturelle, voire, au­delà, d’une nécessité : si on
brimait l’expression du “mâle alpha”, on s’op­
poserait du coup au fonctionnement de la na­
ture. Les masculinistes accusent ainsi les fémi­
nistes d’être une anomalie ». Des rapports de
force politiques dissimulés derrière un mo­
dèle scientifique, l’idée n’est pas neuve ; et
elle ne fait pas honneur aux poules, aux ba­
bouins et aux loups, dont la sociabilité s’est
révélée, depuis, infiniment plus complexe.
marion dupont

L’EXPRESSION EST 


CONÇUE POUR 


DÉSIGNER L’ANIMAL 


AYANT GAGNÉ LE 


RANG LE PLUS HAUT 


PLACÉ DANS LA 


MEUTE, À L’ISSUE 


D’UN PROCESSUS 


DE COMPÉTITION


M Â L E A L P H A


Le terme date de la fin des années 1940 et a essaimé rapidement dans tous les
domaines de la zoologie. Bien que ce modèle soit aujourd’hui en partie réfuté dans
le règne animal, il est désormais utilisé par les « pick­up artists », une sous­culture
masculine où les hommes apprennent à devenir de parfaits « mâles dominants »

«  MONDES 
EN  GUERRE  », 
TOME  1  «  DE 
LA  PRÉHISTOIRE 
AU  MOYEN  ÂGE  », 
TOME  2  «  L’ÂGE 
CLASSIQUE 
XVIE­XIXE  SIÈCLE  »
collection dirigée
par Hervé Drévillon
et Giusto Traina,
Passés/Composés
et ministère
des armées,
636 et 784 pages,
39 euros chacun

Calling | par giulia d’anna lupo


UNE HISTOIRE GLOBALE DE LA GUERRE


LE LIVRE


P


enser la symbiose entre
l’histoire de la guerre et
celle du monde, l’ambi­
tion peut paraître démesurée. La
collection « Mondes en guerre »,
dirigée par les historiens Hervé
Drévillon et Giusto Traina – une
série de quatre volumes dont les
deux premiers, depuis la préhis­
toire jusqu’au XIXe siècle, parais­
sent en cette rentrée –, démon­
tre que l’entreprise valait d’être
tentée. Les ouvrages sont des
objets magnifiques, à la fois sa­
vants, accessibles et esthétiques.
Pour l’équipe de spécialistes
réunie autour de MM. Drévillon
et Traina, tout a débuté en 2012
par « une réflexion sur le princi­
pal facteur de la globalisation du
monde, relativement peu traité
en tant que tel dans la nouvelle
“histoire globale” : la guerre ».
M. Drévillon, professeur à l’uni­
versité Panthéon­Sorbonne, di­
recteur de la recherche au ser­
vice historique de la défense,
assure : « Travailler sur ce sujet de
façon transnationale nous a
ouvert de nouvelles compréhen­

sions du fait guerrier national. »
Exemple? Le rôle de l’imprimé
fut décisif dans la révolution
militaire de l’Europe entre le
XVIe et le XIXe siècle, « en ce qu’il
a contribué à la politisation et à
la publicisation de la guerre ».

Le premier bombardement
Pas d’enchaînement encyclo­
pédique ici, les chapitres sont
conçus comme des récits. Dans
le deuxième volume, « L’avè­
nement des territoires », « La
sacralisation de la violence »,
« Les malédictions impériales »
guident le lecteur vers l’affron­
tement des nations au XIXe siè­
cle. L’iconographie a été par­
ticulièrement travaillée. En té­
moigne ce petit croquis original
de 1797, par lequel un ingénieur
parisien présenta au Directoire
le tout premier projet de bom­
bardement aérien, au moyen
d’un chapelet d’une centaine de
ballons. Il permet de compren­
dre l’importance du principe de
« l’économie des moyens » qui
va modeler la guerre moderne.
Les leçons tirées des épuisan­
tes guerres de siège redessine­

ront alors les fortifications
des Etats. Les contraintes logis­
tiques avaient déjà montré les
limites de l’assaut des villes au
Moyen­Orient. « Dans les espa­
ces arides, l’armée assiégeante
est dans une position plus diffi­
cile que les assiégés pour des
raisons d’approvisionnement, et
doit précipiter l’issue du siège
dans une logique de terreur »,
explique M. Drévillon – qui sait
que les 90 000 habitants de
Bagdad furent tués en dix­sept
jours en 1247?
« Le XVIIIe siècle voit naître le
bombardement stratégique »,
détaille encore M. Drévillon. Lors
du siège de 1747, l’armée française
bombarde la ville de Berg­op­
Zoom, dans les Provinces­Unies
(les Pays­Bas), ce qui veut dire
alors viser la population avec des
boulets explosifs à la trajectoire
parabolique. Une rupture. Le
tome III de la série, Guerres mon­
diales et impériales 1870­1945,
est annoncé pour mars 2020 ;
le dernier, Guerres sans fron­
tière, 1945 à nos jours, pour l’au­
tomne 2020.
nathalie guibert

L


e projet de cryptomonnaie de
Facebook, le libra, semble com­
promis depuis que PayPal, Visa,
Mastercard, Stripe, eBay et Mercado
Pago ont refusé d’en être les sponsors.
Ce refus n’a rien de surprenant,
compte tenu des inquiétudes crois­
santes sur le libra, propice à l’évasion
fiscale, au blanchiment d’argent, au fi­
nancement du terrorisme – mais aussi
à l’accès de Facebook aux informa­
tions financières de ses utilisateurs.
Le libra crée par ailleurs un certain
nombre de risques pour la stabilité
économique et financière. Même si
la monnaie de Facebook était sou­
tenue par un portefeuille d’« actifs
faiblement volatils », quiconque a
vécu la crise financière mondiale de
2008 sait que la « faible volatilité »
tient davantage à un état d’esprit qu’à
la nature d’un actif. Si les prix des
actifs du portefeuille de réserve ve­
naient à chuter en raison d’une aug­
mentation des taux d’intérêt, l’émet­
teur de la monnaie ne pourrait rache­
ter tout le libra en circulation, et l’on
assisterait à l’équivalent d’une pani­
que bancaire. D’autant qu’aucun prê­
teur de dernier recours (Etat, banque
centrale) n’interviendrait.
La cryptomonnaie de Facebook
pourrait également affecter la capa­
cité stabilisatrice des politiques
monétaires et réglementaires. Si la
population d’un Etat troquait sa
monnaie nationale pour le libra,
les politiques nationales de taux et
de change seraient viciées : il suffit
d’observer la longue et douloureuse
expérience de dollarisation en Argen­
tine pour le comprendre.
Les partisans du libra en font valoir
les bienfaits sociaux : il réduirait le
coût des paiements transfrontaliers
et des envois de fonds à l’étranger et
offrirait des services financiers aux
populations non bancarisées.
Ces arguments sont recevables,
mais superflus. Le coût des paiements
transfrontaliers est d’ores et déjà en
baisse. La société Ripple, basée à San
Francisco, recourt par exemple à
une technologie de registre distribué

et à une cryptomonnaie brevetée afin
d’effectuer les transferts pour une
fraction du coût initial. Ripple coopé­
rant avec des banques commerciales
soumises aux contraintes réglemen­
taires, sa technologie ne soulève pas
de problèmes. Des banques telles
que Santander l’utilisent d’ores et déjà
pour relier l’Europe aux Etats­Unis,
et prochainement les Etats­Unis à
l’Amérique latine.

Service déjà surpassé
La Society for Worldwide Inter­
bank Financial Telecommunication
(Swift), le réseau traditionnel des
transferts interbancaires, teste un sys­
tème baptisé SWIFT gpi Instant pour
les transferts entre Amérique du
Nord, Europe et Asie, avec un règle­
ment en seulement treize secondes.
On peut citer aussi le Fast and Secure
Transfers (FAST) de Singapour, le Tar­
get Instant Payment Settlement (TIPS)
de la Banque centrale européenne. La
Réserve fédérale américaine déploiera
le sien d’ici à 2023 ou 2024.
Par ailleurs, des avancées majeures
ont été accomplies dans les services
financiers mobiles, tel M­Pesa, né au
Kenya et aujourd’hui utilisé de l’Afgha­
nistan à l’Albanie. Les utilisateurs
n’ont pas besoin d’un compte ban­
caire, mais d’un téléphone portable et
d’un contrat auprès de leur opérateur.
Ils peuvent recharger leur solde à la
boutique du coin, le protéger par un
code PIN et l’utiliser pour effectuer des
paiements à quiconque dispose d’un
compte. Ces plates­formes permettent
aussi de bénéficier de services finan­
ciers, tels les microprêts. Elles surpas­
sent d’ores et déjà le libra dans la ban­
carisation des non­bancarisés!
Ces services sont coûteux dans les
pays où le secteur des télécoms est peu
concurrentiel, l’opérateur dominant
réalisant alors des marges élevées. Le
libra peut­il apporter une rupture
concurrentielle? Il s’agit, ici encore,
d’une douce illusion, car ces quasi­
monopoles feront obstacle à son auto­
risation réglementaire. Si le problème
est le manque de concurrence, les po­
pulations des pays en développement
doivent se tourner vers leurs déci­
deurs politiques. Ce n’est pas Mark
Zuckerberg qui les aidera.
Traduit de l’anglais par
Martin Morel

Barry Eichengreen est professeur
d’économie à l’université de
Californie à Berkeley.
© Project Syndicate 1995­2019

CHRONIQUE |PAR PROJECT SYNDICATE 


Les fausses promesses


du libra


LE LIBRA PEUT­IL 


APPORTER  UNE RUPTURE 


CONCURRENTIELLE ? 


IL  S’AGIT, ICI ENCORE, 


D’UNE  DOUCE ILLUSION

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