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JEUDI 24 OCTOBRE 2019 international| 3
Pour les libéraux, le rêve
à portée de main d’une
« SingapoursurTamise »
L’accord signé par Johnson avec l’UE rend
possibles la dérégulation et le libreéchange
londres correspondance
D
an Hannan est ravi. Le dé
puté européen britanni
que, idéologue du Brexit,
qui travaille depuis des décennies
à la sortie de l’Union européenne,
estime que l’ambition de sa vie est
sur le point de se réaliser. « Pour le
RoyaumeUni, c’est le début d’une
renaissance nationale, assuretil.
Dans vingt ans, on regardera en ar
rière, en se demandant ce qui nous
a pris si longtemps pour partir. »
En votant mardi 22 octobre pour
l’accord du Brexit négocié par Bo
ris Johnson avec l’UE, par 329 voix
contre 299, les députés britanni
ques ont, pour la première fois, dé
gagé une majorité. Ils ont cepen
dant rejeté le processus parlemen
taire accéléré, nécessitant sans
doute de repousser la date du
31 octobre, et des rebondisse
ments demeurent possibles. Mais
le Graal semble à portée de main :
« D’une façon ou d’une autre, nous
quitterons l’UE avec cet accord », es
timait Boris Johnson après le vote.
Cette demivictoire est celle des
tenants d’une certaine vision du
Brexit, portée notamment par
M. Hannan : dérégulation écono
mique, libreéchange total, ouver
ture des frontières. « Singapour
surTamise », comme l’ont sur
nommé ses opposants. Ses parti
sans, qui ont souvent grandi sous
l’ancienne première ministre
conservatrice Margaret Thatcher,
adulent la Dame de fer.
Il s’agit d’une vision très diffé
rente de celle de Nigel Farage,
autre avocat de longue date du
Brexit, qui se concentre au
contraire sur la réduction de l’im
migration et une certaine forme
de protectionnisme.
M. Hannan ne rejette pas la com
paraison avec la citéEtat asiati
que. « Singapour a décidé d’accep
ter les importations sans restric
tion, sans imposer de normes, et
aujourd’hui, c’est l’un des endroits
les plus riches au monde. Les trans
ports publics, l’éducation, l’aide aux
pauvres sont parmi les meilleurs. »
« Pas de protection légale »
Il prône donc une ouverture unila
térale des frontières britanniques,
supprimant les droits de douane
et les normes sur les importations.
Et tant pis si cela met à genoux cer
tains secteurs, comme l’industrie
automobile, par exemple. « L’in
dustrie du charbon a disparu, les
agences de voyages ont disparu. El
les ont été remplacées par de nom
breux nouveaux emplois. Et dans le
même temps, le niveau de vie a
connu une amélioration record. »
Cette vision d’un RoyaumeUni
qui ouvrirait ses frontières au
bœuf aux hormones américain
ou aux OGM, loin des règles euro
péennes, a fait un bond en avant
avec l’accord sur le Brexit de Boris
Johnson. Contrairement à celui
signé par Theresa May, sa prédé
cesseure, son objectif affiché est
de faire progressivement diverger
les normes britanniques de celles
de Bruxelles, et de mener une po
litique commerciale agressive
avec le reste du monde.
Le nouvel accord apporte deux
changements fondamentaux.
D’abord, le fameux « backstop »
sur l’Irlande du Nord, tant honni
des brexiters ultras, prévoyait
qu’en cas d’échec des négociations
sur les futures relations entre Lon
dres et Bruxelles, le RoyaumeUni
resterait dans l’union douanière
européenne afin d’éviter le retour
d’une frontière dure entre les
deux Irlandes. « Les partisans du
Brexit voyaient ça comme une
chaussetrape, qui allait bloquer
leur politique commerciale. C’est
désormais supprimé », explique
Sam Lowe, du groupe de réflexion
Centre for European Reform.
Par ailleurs, l’accord de Theresa
May imposait aux Britanniques
de conserver avec l’UE un socle
commun de normes dans les do
maines de la protection sociale, de
l’environnement, des aides d’Etat
et de la fiscalité. Objectif : éviter
d’avoir, aux marges de l’Europe,
une grande économie qui prati
querait une course au moinsdi
sant social et environnemental.
Ce passage existe toujours dans
le nouveau compromis, mais il a
été transféré de l’accord de retrait,
qui a valeur légale, à la déclaration
politique, qui n’est qu’une note
d’intention encadrant les rela
tions futures entre Londres et
Bruxelles. En clair, il n’engage que
ceux qui y croient.
Conscient du danger, Michel
Barnier, le négociateur européen,
a insisté sur ce point lors de la pré
sentation de l’accord le 17 octo
bre : « Le niveau d’ambition de no
tre futur accord de libreéchange
[entre le RoyaumeUni et l’UE]
sera proportionnel au niveau et à
la qualité des règles du jeu écono
mique entre nous. » En clair, si le
RoyaumeUni ne veut ni droits de
douane ni quotas, il faudra res
pecter ce socle commun. Reste
que tout est à négocier.
L’opposition britannique ne s’y
est pas trompée et attaque le pre
mier ministre britannique sur son
intention de déréguler. « Il n’y a pas
de protection légale dans cet [ac
cord] pour rester aligné avec l’UE
sur les droits des consommateurs,
la protection de l’environnement et
des travailleurs », estime Jeremy
Corbyn, le leader des travaillistes.
« L’accord proposé signifie inévita
blement des droits de douane [avec
l’UE], donc moins d’industrie et
moins d’emplois », attaque David
Lammy, un député travailliste.
Boris Johnson s’est voulu rassu
rant. « Il n’y aura pas de régression
de la protection des travailleurs. »
Pareil sur l’environnement : « Ce
pays en fait plus contre le réchauffe
ment climatique que presque tous
les autres pays de l’UE. » Surtout, il
insiste : l’accord permet, certes, au
RoyaumeUni de diverger, mais il
est possible de renforcer les nor
mes, pas forcément de les abaisser.
Ce sera aux futurs gouvernements
britanniques de choisir, au lieu
d’accepter le choix de Bruxelles.
Pour l’instant, il ne s’agit que
d’une victoire d’étape pour les
partisans d’un Brexit libéral. Le
vrai enjeu sera les négociations
sur les relations futures entre
Londres et Bruxelles. C’est à ce
momentlà que la vraie capacité
des Britanniques à diverger des
normes européennes sera déci
dée. Mais le scénario « Singapour
surTamise », qui semblait impro
bable sous Theresa May, est de
nouveau une réelle possibilité.
éric albert
« L’INDUSTRIE
DU CHARBON A DISPARU,
LES AGENCES DE VOYAGES
ONT DISPARU. ELLES
ONT ÉTÉ REMPLACÉES
PAR DE NOMBREUX
NOUVEAUX EMPLOIS »
DAN HANNAN
eurodéputé conservateur
Macron accusé d’« erreur historique » après
avoir fermé la porte de l’UE à Skopje et Tirana
La position de Paris contre l’élargissement est vivement critiquée dans les Balkans
vienne, bruxelles correspondants
H
aro sur la France et sur
Emmanuel Macron. Le
veto mis, vendredi
18 octobre, à Bruxelles, par le pré
sident français à l’ouverture des
négociations d’adhésion à
l’Union européenne (UE) avec
l’Albanie et la Macédoine du
Nord a déclenché une vaste va
gue de critiques contre la France,
inédites dans les Balkans, et plus
largement en Europe centrale. Le
principal déçu est le premier
ministre de la Macédoine du
Nord, le socialdémocrate Zoran
Zaev, qui était parvenu à forger
un accord historique avec la
Grèce sur le nom de son pays de
deux millions d’habitants, avec
l’espoir que l’effort lui ouvre les
portes de l’Union européenne et
de l’OTAN.
« Nous sommes victimes d’une
erreur historique de l’UE », a dé
claré M. Zaev, samedi 19 octobre,
dans une allocution télévisée en
annonçant l’organisation d’élec
tions anticipées en avril pour
« décider de la route que nous al
lons emprunter » face à ce refus. Il
a clairement blâmé la France, qui
« a dit que l’UE a besoin de temps
maintenant », alors que « nous
remplissons toutes les condi
tions ». Sa déception est d’autant
plus forte qu’il assure avoir de
mandé en vain plusieurs rendez
vous à M. Macron.
La Commission européenne,
chargée de piloter la politique
d’élargissement, recommande de
puis plus d’un an d’ouvrir les négo
ciations avec la Macédoine du
Nord et l’Albanie. A ce titre, la posi
tion de M. Macron a été dénoncée
par JeanClaude Juncker, qui a éga
lement évoqué une « erreur histo
rique ». « Erreur », a aussi clamé Do
nald Tusk, le président polonais du
Conseil. Car audelà de la Macé
doine et de l’Albanie, c’est l’ensem
ble des six pays des Balkans qui se
demandent désormais s’ils ont
une chance de rentrer un jour
dans l’UE.
« La pression de la bulle »
Le Monténégro et la Serbie sont
engagés dans des négociations qui
durent depuis des années et sont
censées aboutir vers 2025, tandis
que le Kosovo et la Bosnie – les
plus en retard – demandent tou
jours le statut de « candidats ».
Pour tous ces pays, il faut l’unani
mité au Conseil européen, l’or
gane qui regroupe les Etats, pour
chaque étape, et le veto français
bloque toute perspective d’adhé
sion pour les 18 millions d’habi
tants que compte la région. Alors
que la politique d’élargissement
est un puissant facteur de stabili
sation et de renforcement de l’Etat
de droit, des experts assurent que
ce blocage pourrait à nouveau
faire basculer les Balkans dans
l’instabilité des années 1990.
« J’assume d’être minoritaire sur
certains sujets. Pardon de ne pas
céder à la tyrannie de la majorité,
ou à la pression de la bulle [bruxel
loise] », a justifié le président fran
çais à Bruxelles. Emmanuel Ma
cron a bataillé pour convaincre
que le processus d’élargissement
tel qu’il est conduit depuis des an
nées par la Commission doit être
réformé, car il « n’est plus adapté »,
« trop bureaucratique », et « ne
parle plus aux peuples ». Un point
de vue certes partagé par d’autres
capitales, mais qui se sont pru
demment abritées derrière Paris.
En bout de ligne, seuls les Pays
Bas et le Danemark ont appuyé sa
position, tout en entrouvrant la
porte au lancement des discus
sions d’adhésion avec la seule Ma
cédoine du Nord, dans un avenir
assez proche. L’Albanie, pays à
majorité musulmane qui est à
l’origine d’une forte demande
d’asile en France, fait l’objet d’un
front du refus plus large.
« Vous ne pouvez pas dire que
l’UE a besoin d’une réforme in
terne avant de s’élargir, cela doit
aller de pair. L’Europe est un projet
historique tellement important
que personne n’a le droit de s’en
proclamer le seul directeur », a fus
tigé Albin Kurti, vainqueur des lé
gislatives kosovares et probable
futur premier ministre. « Le
non aux négociations de l’UE en
Serbie rendra l’UE encore moins
populaire et moins digne de con
fiance », a aussi estimé le prési
dent serbe Aleksandar Vucic dans
un entretien au quotidien autri
chien Der Standard.
La presse locale accuse surtout le
président français d’agir ainsi
pour éviter d’offrir des arguments
à Marine Le Pen, farouche oppo
sante à tout élargissement, et par
manque d’intérêt pour des terri
toires plus tournés vers l’Allema
gne. « Je pense que les élites fran
çaises sont sceptiques en matière
d’élargissement par peur d’une
perte de pouvoir dans l’UE », dé
fend Florian Bieber dans plusieurs
médias. Ce spécialiste des Balkans
à l’université de Graz, en Autriche,
affirme que « même si les négocia
tions avec la Macédoine du Nord et
l’Albanie avaient commencé cette
année », elles auraient duré « au
moins une décennie », « ce qui laisse
largement assez de temps pour ré
former l’UE ».
jeanbaptiste chastand
et j.p. s.
Ursula von der Leyen en quête de
majorité pour la Commission
La présidente élue cherche à élargir ses soutiens, y compris aux écologistes
strasbourg envoyée spéciale
bruxelles bureau européen
U
rsula von der Leyen, la
future présidente de
la Commission euro
péenne, est à la re
cherche de la majorité parlemen
taire qui lui permettra de mener à
bien son programme. La trouve
ratelle? La question était sur
toutes les lèvres, mardi 22 octobre,
à Strasbourg, alors que son prédé
cesseur, JeanClaude Juncker, fai
sait ses adieux au Parlement de
Strasbourg et que son équipe n’est
toujours pas complète.
Le Parlement européen aurait
dû voter, mercredi 23 octobre, l’in
vestiture du nouveau collège.
L’échec de trois candidats com
missaires, dont la Française Sylvie
Goulard, lors de leur audition par
les eurodéputés, n’a pas permis
de respecter ce calendrier.
« Ce sera ricrac, pronostique Ra
phaël Glucksmann, du groupe so
cialiste (S&D). D’autant qu’avec
l’épisode Goulard les eurodéputés
ont pris conscience de leur pou
voir. » Il n’est pas le seul à s’inquié
ter du résultat du vote, qui devrait
être reprogrammé dans un mois,
pour une entrée en fonctions de
la nouvelle Commission au 1er dé
cembre. Les conservateurs du
Parti populaire européen (PPE)
comme les libérauxdémocrates
de Renew, qui forment avec le
S&D la majorité de Mme von der
Leyen, jugent aussi que le compte
n’y est pas et tentent d’obtenir
quelques dernières concessions
avant de se prononcer.
Renew et S&D veulent s’assurer
que Margrethe Vestager et Frans
Timmermans, les viceprésidents
exécutifs respectivement char
gés du numérique et du « green
deal », auront les moyens de leurs
ambitions, alors que c’est Valdis
Dombrovskis, leur homologue
PPE à l’économie, qui tiendra les
cordons de la bourse. Ils veulent
aussi que l’intitulé du porte
feuille du Grec Margaritis Schi
nas, chargé de la « protection de
notre mode de vie européen »,
soit modifié pour éviter tout
amalgame malheureux avec la
question migratoire.
Le PPE, appuyé par les socialis
tes, pousse aussi à ce que le porte
feuille qui avait été conçu pour
Mme Goulard (marché intérieur,
défense, numérique, politique in
dustrielle) soit allégé, notam
ment des sujets culturels.
Mme von der Leyen sait que sa
majorité est fragile. Les élections
européennes ont fait apparaître
un Parlement plus fragmenté que
jamais. Avec plus de 60 % de nou
veaux élus, l’assemblée est aussi
plus instable et les chefs de
groupe maîtrisent plus difficile
ment la situation qu’auparavant.
On note d’ailleurs de fortes divi
sions dans les camps conserva
teur et socialiste. Le 16 juillet, la
présidente n’a été adoubée
qu’avec une très courte majorité
de neuf voix. Une victoire étri
quée, obtenue grâce aux ultra
conservateurs du parti Droit et
justice (PiS) polonais, et aux po
pulistes italiens du Mouvement 5
étoiles. Un tiers des députés so
cialistes et une quarantaine de
PPE ont, à l’époque, fait défaut.
L’audition des commissaires,
qui s’est traduite, outre celle de
Mme Goulard, par l’éviction du
Hongrois Laszlo Trocsanyi et de la
Roumaine Rovana Plumb, a con
firmé l’instabilité de la majorité à
trois. Pas de quoi dramatiser, es
time pourtant le député Vert Phi
lippe Lamberts : en 2014, rappelle
til, « un PPE et un S&D avaient
aussi été retoqués ».
« Le Parlement, bien élu, a gagné
en compétence. Il est en quête de
pouvoir, rétorque l’actuel com
missaire français, Pierre Mosco
vici. Il est fondamental que la nou
velle Commission trouve une ma
jorité, une coalition politique, so
lide et durable. Avec des conditions
claires. Sinon ça augurerait d’un
mandat difficile. »
« Assurer la stabilité politique »
La future présidente a en tout cas
passé beaucoup de temps, ces der
niers jours, à rencontrer les euro
députés. Lundi, elle s’est entrete
nue avec les présidents des trois
groupes de sa majorité, et pour
rait installer un rendezvous heb
domadaire avec eux. Mardi, elle a
rencontré les deux coprésidents
du groupe des Verts, Ska Keller et
Philippe Lamberts, consciente
d’avoir besoin de leur soutien
pour des sujets comme le salaire
minimum et l’assurance chô
mage européens, ou la lutte con
tre le réchauffement climatique.
Des dossiers que le PPE n’est pas
forcément prêt à soutenir.
Et le portefeuille de M. Schinas?
On pourrait y adjoindre la notion
d’« intégration », sans le modifier,
pour ne pas heurter le PPE. Pas
question, en revanche, de revoir le
périmètre du portefeuille fran
çais, afin de ne pas s’attirer les
foudres de Paris – Emmanuel Ma
cron, qui envisagerait dorénavant
de nommer Thierry Breton, l’an
cien ministre des finances et ac
tuel patron du groupe Atos,
comme commissaire français, a
été très clair sur ce point.
Dans les coulisses bruxelloises,
une inquiétude se fait jour : que la
relation de confiance entre les
trois – ou quatre – grandes fa
milles politiques ne puisse finale
ment s’établir, même si la Com
mission passait le cap de Stras
bourg. Cela entraînerait des pro
blèmes à répétition et une rapide
paralysie. « C’est pour cela qu’il
faut mettre les Verts dans le coup,
analyse un haut responsable des
institutions. Une majorité avec
450 eurodéputés indisciplinés n’est
pas une majorité solide. Avec 500,
à savoir avec les Verts en plus, ce
serait mieux. » Et c’est sans doute
texte par texte, sujet par sujet, que
la présidente devra constituer sa
majorité, analyse un vieux rou
tier de l’Assemblée.
Dernière difficulté pour la pré
sidente : mettre à distance rai
sonnable de son action le Conseil
(les Etats membres), même si
c’est lui qui l’a imposée, à la barbe
des Spitzenkandidaten, les candi
dats soutenus par le Parlement.
Un diplomate résume : « Il faut
assurer la stabilité politique. Le
conseil est colégislateur, la Com
mission fait des propositions et
tous deux ont besoin de visibilité
sur la manière dont le Parlement
s’organise. Comme dans tous les
ménages à trois, ça peut parfois
être compliqué. » Aujourd’hui, le
Conseil s’inquiète de l’opération
séduction de Mme von der Leyen
auprès du Parlement.
virginie malingre
et jeanpierre stroobants
« Une majorité avec
450 eurodéputés
indisciplinés n’est
pas solide. Avec les
Verts, ce serait
mieux », analyse un
haut responsable
Le président
français est
accusé d’agir
ainsi pour éviter
d’offrir des
arguments à
Marine Le Pen