30 | 0123 JEUDI 24 OCTOBRE 2019
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B
ruxelles à l’ère Macron,
ce n’est plus le plat pays,
c’est les montagnes rus
ses. Lorsqu’il a fait irrup
tion, auréolé de sa victoire électo
rale, dans la chorégraphie à la fois
codifiée et confuse des sommets
européens en 2017, le président
français a surpris et séduit. Deux
ans et demi plus tard, il surprend
toujours, mais la séduction a fait
place à l’irritation, voire à la fran
che acrimonie. Le jeune premier
s’est transformé en leader auto
proclamé de l’Europe. Ses initiati
ves inattendues et ses attaques
antisystème déroutent, déran
gent, choquent.
Leadership et Europe sont pres
que un oxymore. L’Union euro
péenne (UE) compte deux prési
dents, celui de la Commission et
celui du Conseil, ce n’est déjà pas
simple. L’affaire se complique en
core lorsque des dirigeants natio
naux se posent en leaders euro
péens, parce que leur personna
lité, leur poids politique ou la
taille de leur pays les y incitent.
Ou, plus simplement, parce que
l’Europe, comme la nature, a hor
reur du vide.
Angela Merkel, de fait, a long
temps rempli ce rôle officieux. Ba
rack Obama la considérait osten
siblement comme la leader de
l’Europe. Il fut même une époque
- 2011, dans le sillage de la crise de
la dette – où le chef de la diploma
tie polonaise, Radoslaw Sikorski,
la suppliait publiquement de
prendre davantage les rênes : « Je
crains moins la puissance de l’Alle
magne que son inaction », écri
vitil. Intrinsèquement conserva
trice, la chancelière allemande
exerçait un leadership parfaite
ment aligné sur son pays, plus
grosse économie de l’UE et plus
grand bénéficiaire du marché
unique. Ce qui était bon pour l’Al
lemagne était bon pour l’Europe,
et réciproquement : c’était le lea
dership du statu quo.
Emmanuel Macron, lui, fait très
exactement l’inverse. A la fois lea
der par nature et par défaut – An
gela Merkel, affaiblie sur la scène
politique allemande, tente de pas
ser la main, les Britanniques ont
disparu dans le gouffre du Brexit,
le gouvernement italien est oc
cupé à survivre –, il pratique, lui, le
leadership de la disruption et du
mouvement permanent. Ses en
nemis sont l’immobilisme et la
paralysie. Il veut changer l’UE
parce que le monde change. Ça
passe ou ça casse. Et avec lui, ça
casse souvent.
Retour de bâton
Deux exemples illustrent sa mé
thode, et ses risques. Aux Conseils
européens de juin, consacrés aux
nominations aux postes exécutifs
de l’UE, il démolit le système des
Spitzenkandidaten (« chefs de file
des partis »), après avoir dûment
prévenu de son offensive, puis
manœuvre et parvient à imposer
des candidats de compromis. « Il
casse les règles du jeu puis les repa
ramètre en tenant compte des inté
rêts des autres », décrypteton à
l’Elysée. Bluffés par ce coup mené
de main de maître, les partenaires
de la France encaissent sans trop
broncher : beaucoup y trouvent,
après tout, leur compte.
Le retour de bâton arrive trois
mois plus tard, lorsque le Parle
ment européen rejette la candi
date de M. Macron au poste de
commissaire, Sylvie Goulard.
C’est au tour du président d’en
caisser – sauf que lui ne le fait pas
sans broncher. Il accuse le coup et
le montre.
Emmanuel Macron est rentré
dans le dur. Le deuxième exemple
se produit au Conseil européen
des 17 et 18 octobre : le président
français met son veto à l’ouver
ture de négociations d’adhésion à
l’UE avec la Macédoine du Nord et
l’Albanie. Il est, depuis, la cible de
virulentes critiques, accusé
d’avoir trahi la parole donnée, dis
crédité l’Europe, commis une « er
reur historique ».
Lui et son entourage font valoir
que l’Albanie ne remplit pas en
core les conditions, que « décou
pler » les deux pays aurait un effet
déstabilisateur dans la région, et,
surtout, qu’il faut d’abord réfor
mer le processus d’adhésion,
« trop bureaucratique et automati
que », et le processus de décision
au sein de l’UE, déjà si dysfonction
nel à vingthuit qu’il serait para
lysé par l’arrivée de nouveaux
membres.
L’affaire est grave. Elle oppose la
France et l’Allemagne (qui soutient
l’élargissement), et, surtout, elle
met en tension deux visions de
l’Europe, selon l’Elysée : celle qui
est prête à diluer l’UE et celle pour
laquelle il faut, au contraire, la ren
forcer. C’est au cœur de la convic
tion profonde qu’a Emmanuel
Macron que l’Europe ne peut se
permettre d’être faible dans le
monde instable d’aujourd’hui. Il
ne cédera donc pas, mais va à pré
sent tenter de recoller les mor
ceaux en rendant visite aux pays
les plus affectés par sa position.
Face aux critiques, les con
seillers de M. Macron justifient
son attitude : « C’est ça le lea
dership. Vous êtes un leader en Eu
rope ou vous ne l’êtes pas, dit l’un
d’eux. Lui l’est. » A quel titre?
Au titre qu’il est le seul prêt à l’as
sumer et à avancer des idées, ré
pondentils en substance, met
tant au défi les autres dirigeants
d’en faire autant : « Just do it! »
L’autre reproche, bien sûr, porte
sur la méthode. Autant Emma
nuel Macron s’est mis, tardive
ment, à la concertation en politi
que intérieure, autant, à l’exté
rieur, il semble ne jurer que par
l’audace et l’initiative personnelle.
Il a pourtant, en mars, su inviter
Angela Merkel et JeanClaude
Juncker, président de la Commis
sion européenne, à rencontrer le
président chinois, Xi Jinping, à Pa
ris avec lui. Mais, au G7 de Biarritz,
il a fait venir le ministre iranien
des affaires étrangères sans même
consulter ses partenaires britanni
que et allemande. Parallèlement, il
a lancé sa démarche de rapproche
ment avec la Russie, sujet sensible
et clivant en Europe, sans y avoir
associé ne seraitce que Berlin.
Au moins peutil se targuer
d’avoir ouvert le débat, sur les re
lations avec Moscou, ou sur l’élar
gissement. D’avoir, aussi, imposé
ses thèmes – la taxation des GAFA,
la défense européenne, la néces
sité d’une stratégie à l’égard de la
Chine – dans l’agenda bruxellois.
Il lui reste juste à imposer son lea
dership.
P
résenté encore récemment par son
président, Sebastian Piñera, comme
une oasis de stabilité dans une Amé
rique latine en ébullition, le Chili est en
proie, depuis le vendredi 18 octobre, à des
émeutes populaires spontanées dont le res
sort est évident : des inégalités sociales
abyssales et la déconnexion des dirigeants
politiques d’avec les réalités. Equateur, Li
ban, Irak... Ce scénario est à l’œuvre ces
joursci en plusieurs points du globe. La
France des « gilets jaunes » n’est pas épar
gnée, pas plus que la GrandeBretagne, où le
Brexit traduit pacifiquement une profonde
grogne sociale.
Mais le contexte chilien est bien spécifi
que : l’ultralibéralisme qui domine la ges
tion de l’économie et de la société n’y a pra
tiquement pas été remis en cause depuis la
fin de la dictature Pinochet (19731990). La
privatisation de secteursclés comme la
santé, l’éducation, les transports et l’eau a
généré et pérennise un gouffre d’inégalités
qui touche y compris les classes moyennes.
Les remboursements de santé par des assu
rances privées sont minimes et seule une
petite minorité des Chiliens bénéficie d’hô
pitaux privés de qualité. Les étudiants s’en
dettent sur des décennies pour financer
leurs études dans des universités privées, et
le système de retraite par capitalisation
conjugue cotisations exorbitantes et pen
sions dérisoires.
Ces dernières années, des mouvements
sociaux ont dénoncé cette situation. Mais
les émeutes actuelles sont d’une ampleur ja
mais vue depuis la fin de la dictature. D’ap
parence dérisoire, l’augmentation du prix
du ticket de métro à Santiago, de 800 à 830
pesos (0,98 à 1,02 euro), moyen de transport
vital dans une mégapole de 7,6 millions
d’habitants, a servi de déclencheur. Son an
nulation par le gouvernement n’a pas em
pêché les protestations de se poursuivre et
de s’amplifier. Rassemblements et cacerola
zos (concerts de casseroles) sont quotidiens.
Le recours à l’armée, qui patrouille dans
les rues pour la première fois depuis la chute
de Pinochet, et la violence de la répression
n’ont fait qu’attiser la colère. Face aux incen
dies et aux pillages, l’état d’urgence a été dé
crété dans la capitale et neuf des seize ré
gions du pays, et un couvrefeu imposé.
Quinze personnes sont mortes sous les tirs
des forces de l’ordre ou lors d’incendies et de
pillages de centres commerciaux. Plus de
2 600 personnes ont été arrêtées.
Le président Piñera, 69 ans, élu fin 2017 et
qui a déjà été au pouvoir entre 2010 et 2014,
a annoncé, mardi soir, une série de mesu
res sociales, dont l’augmentation de 20 %
du minimum retraite. Il a reconnu « un
manque de vision » et demandé « pardon ».
Mais luimême personnifie le système qui
est dénoncé et la caste du 1 % de la popula
tion qui concentre 25 % à 30 % des riches
ses. Milliardaire, il s’est enrichi durant la
dictature et défend la gestion privée géné
ralisée des services de base, l’absence de fi
lets sociaux de sécurité et une législation
du travail qui, peu réformée depuis Pino
chet, perpétue la précarité.
Le Chili, quatrième économie d’Amérique
latine, est pourtant un pays riche. Il s’enor
gueillit d’un enviable taux de croissance :
4 % en 2018 et 2,5 % prévus cette année. Il a
donc les moyens de combler la « brecha »,
cette brèche sociale qui alimente malaise et
violences. A condition que l’Etat joue son
rôle de protection et se porte garant de ser
vices publics de qualité. Des réformes qui, au
Chili, supposent de profondes modifica
tions de la Constitution ultralibérale de
1980, dont les dispositions limitant le rôle
de l’Etat dans l’économie sont inchangées
depuis la dictature.
« MACRON VEUT
CHANGER L’UE
PARCE QUE LE
MONDE CHANGE. ÇA
PASSE OU ÇA CASSE.
ET AVEC LUI, ÇA
CASSE SOUVENT »
CHILI :
LES LIMITES
DE L’ULTRA
LIBÉRALISME
GÉOPOLITIQUE|CHRONIQUE
pa r s y lv i e k au f f m a n n
Leadership et
Europe, tout un oxymore
À L’EXTÉRIEUR,
MACRON SEMBLE NE
JURER QUE PAR
L’AUDACE ET
L’INITIATIVE
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