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JEUDI 24 OCTOBRE 2019 international| 5
istanbul correspondante
sotchi envoyé spécial
A
près plus de six heures
de discussions en tête
à tête à Sotchi, la ville
balnéaire russe du lit
toral de la mer Noire, les prési
dents russe, Vladimir Poutine, et
turc, Recep Tayyip Erdogan, sont
parvenus à un accord en dix
points visant à sécuriser les terri
toires situés au nordest de la Sy
rie. Des « décisions cruciales » ont
été prises afin d’aider à « résoudre
la situation plutôt critique qui s’est
développée à la frontière syrotur
que », a déclaré Vladimir Poutine,
à l’issue de la rencontre.
C’est là que l’armée turque et ses
supplétifs syriens ont lancé, le
9 octobre, une offensive contre
les combattants kurdes considé
rés comme « terroristes » par An
kara qui craint, à terme, la forma
tion d’un Kurdistan sur ses mar
ches sud, susceptible de donner
des idées aux 15 millions de Kur
des de Turquie.
Lâchées par les EtatsUnis, leur
principal partenaire dans la lutte
contre l’organisation Etat islami
que (EI), les forces kurdes syrien
nes se sont entendues avec Mos
cou et Damas pour éviter d’être
massacrées par les Turcs et leurs
affidés syriens connus pour leurs
exactions, pillages, exécutions
sommaires, enlèvements contre
rançon. Pour contrer l’avancée
turque, l’armée de Bachar AlAs
sad et la police militaire russe ont
occupé les territoires tout juste
évacués par les forces américai
nes. L’accord de Sotchi vient ren
forcer cet attelage.
Mercredi 23 octobre à midi, la
police militaire russe et les gar
desfrontières syriens commen
ceront à patrouiller la zone en
semble sur une profondeur de
trente kilomètres. Il s’agit de « fa
ciliter le retrait » des combattants
kurdes YPG et de leurs armes,
conformément aux exigences de
la partie turque. Le retrait doit
être achevé dans un délai de cent
cinquante heures, soit d’ici à
mardi 29 octobre.
Avant tout, l’accord marque la
fin de l’offensive turque contre les
Kurdes, baptisée « Source de
paix » par Ankara. « A ce stade, il
n’existe pas de besoin de mener
une nouvelle opération », a fait sa
voir le ministère turc dans un
communiqué publié mardi soir.
« S’il est suivi, l’accord peut être
une solution de long terme pour
clore cette crise. Il y a quand même
une sérieuse incertitude sur les dé
veloppements à venir dans les pro
chaines heures et sur le retrait des
forces kurdes. Si ce retrait a été né
gocié en amont entre Damas et les
représentants kurdes, c’est un gros
coup de la part de Moscou. S’il n’a
pas été encore négocié, ce sera plus
délicat », estime Maxim Sou
chkov, expert pour le Moyen
Orient au Conseil russe pour les
affaires internationales.
Patrouilles conjointes
M. Poutine s’est montré soucieux
de ménager les intérêts turcs, sé
curitaires avec l’assurance du re
trait kurde, et territoriaux avec la
reconnaissance écrite de la zone
récemment conquise par Ankara.
« Le statu quo établi par l’opération
“Source de paix” entre Tall Abyad
et Ras AlAïn sur une profondeur de
32 kilomètres sera préservé », sti
pule le troisième point de l’accord.
A partir du 29 octobre, les forces
turques et russes mèneront des
patrouilles conjointes à l’ouest et
à l’est de cette zone, sur une pro
fondeur de 10 kilomètres pour
s’assurer que les combattants
kurdes n’y sont plus. Ces derniers
devront également quitter les vil
les frontalières syriennes de Man
bij, reprise par l’armée de Bachar
AlAssad à la faveur du retrait
américain, et de Tal Rifaat, située
au nordouest de la Syrie, à 40 ki
lomètres au nord d’Alep.
« Erdogan a obtenu ce qu’il vou
lait, le retrait des forces kurdes. Il
l’a obtenu des Américains puis des
Russes. Les grands perdants, les
Kurdes, vont devoir se plier à l’ac
cord, ils n’ont pas vraiment le
choix », explique Alexandre
Choumiline, directeur du Centre
d’études sur le MoyenOrient de
l’Académie des sciences de Russie.
Le président turc, qui menaçait
avant la rencontre de reprendre
l’offensive, s’est radouci au contact
du maître du Kremlin. A Sotchi, il
s’est montré conciliant, parlant de
« paix », de « stabilité » et de « res
pect de l’intégrité territoriale de la
Syrie ». « Nous avons signé un ac
cord historique avec Poutine sur
l’intégrité territoriale et politique
de la Syrie et le retour des réfugiés »,
s’estil félicité. Le retour des réfu
giés syriens, sa nouvelle marotte,
est pourtant évoqué en termes
très vagues par l’accord. « Des ef
forts conjoints seront entrepris
pour faciliter le retour des réfugiés
sur la base du volontariat », dit le
point 8. Le numéro un turc
compte toujours installer, dans
une zone non précisée, « un mil
lion de réfugiés dans un premier
temps » et « un autre million » plus
tard, comptant sur la « commu
nauté internationale » pour assu
rer le financement des infrastruc
tures. M. Poutine, qui sait ména
ger son « ami » Erdogan, est par
venu à ses fins. Il l’a convaincu de
se rapprocher de Bachar AlAssad,
le président syrien honni, avec le
quel le numéro un turc est au plus
mal. Pour y parvenir, le Kremlin
s’appuie sur un ancien accord sé
curitaire signé entre Ankara et Da
mas à Adana (sud de la Turquie)
en 1998 et dont la validité est rap
pelée au point 4 de l’accord.
A plusieurs reprises ces derniè
res semaines, le président Erdo
gan, principal protecteur de la ré
bellion syrienne antiBachar Al
Assad, n’a pas exclu la possibilité
de discussions directes avec Da
mas. La réconciliation s’annonce
toutefois difficile. Mardi, le prési
dent syrien, qui rendait visite à
ses soldats sur le front d’Idlib, le
dernier fief de la rébellion, a quali
fié M. Erdogan de « voleur de terri
toires », en référence à l’invasion
turque au nordest de la Syrie.
marie jégo
et benoît vitkine
Dans le désespoir et la peur, l’exil irakien des Kurdes de Syrie
Face aux bombes turques et au retour du régime de Damas, des milliers d’habitants du NordEst syrien franchissent la frontière
REPORTAGE
suhaila (kurdistan irakien)
envoyé spécial
D
ix jours avant de traver
ser la frontière irakienne,
Mahmoud Issa, 37 ans,
donnait des cours d’anglais dans
un établissement scolaire de Ras
AlAïn, ville kurde et arabe du
nordest de la Syrie. Aujourd’hui, il
mange du riz arrosé de sauce to
mate dans une barquette en plasti
que sous la tôle d’un hangar des
forces armées kurdes irakiennes,
les peshmergas, près d’un village
perdu dans des méandres de colli
nes brûlées de la frontière entre
l’Irak et la Syrie.
Entretemps, les bombes tur
ques ont commencé à tomber
près de chez lui et des bandes isla
mistes à la solde d’Ankara ont tra
versé la frontière. Les images de
leurs méfaits, humiliations et exé
cutions sommaires ont semé la
terreur. Depuis, le régime syrien a
amorcé son retour dans les locali
tés du nordest.
Jeté sur les routes avec les siens
comme 300 000 autres Syriens du
nord du pays, Mahmoud Issa a
erré de ville en ville avant de se
faire une raison. « En Syrie, avec le
régime, les Turcs et Daech qui va
profiter de la situation, il n’y a plus
rien de bon... » Au point de le con
traindre aux incertitudes de l’exil.
Il a vu son pays se refermer sur lui,
comme un piège, comme sur son
épouse et ses enfants, plus jeunes
que la guerre ellemême. Il a fallu
partir. Alors le professeur d’an
glais a pris la route de la frontière,
vers les steppes où rien ne sort de
terre sinon les lourdes colonnes de
fumée noire qui signalent les raffi
neries clandestines des trafi
quants d’essence, vers les villages
aux maisons basses et les routes
perdues où chaque nuit, l’obscu
rité se fait complice des contre
bandiers, des ombres en armes,
des tueurs de tout bord.
Comme des centaines d’autres
réfugiés, Mahmoud Issa a dû met
tre le destin de sa famille entre les
mains des seigneurs de cette fron
tière trouble, les Bédouins de la
tribu des Chammar, éleveurs de
chameaux devenus passeurs qui,
pour 750 dollars (675 euros), ont
emmené la famille du professeur
vers les positions des peshmergas,
côté irakien. Les combattants kur
des les ont recueillis avec des dizai
nes d’autres familles de réfugiés
kurdes syriens.
Cette nuitlà, ils étaient un mil
lier – hommes, femmes et enfants
- à être passé. Deux jours plus tard,
le 22 octobre, ils étaient près de
1 300, portant le nombre de réfu
giés syriens passés au Kurdistan
irakien à 7 100 en une semaine, se
lon le HautCommissariat aux ré
fugiés des Nations unies (HCR).
« En 2013, j’avais déjà dû prendre
la fuite quand le Front AlNosra [la
branche syrienne d’AlQaida] avait
pris le contrôle de Ras AlAïn. Nous
sommes revenus quand les cama
rades les ont chassés », se souvient
Mahmoud. Les « camarades », ce
sont les combattants kurdes de
Syrie, ainsi qu’ils s’appellent entre
eux, lointain héritage de la pé
riode marxisteléniniste du mou
vement. « Les gangs envoyés con
tre nous par la Turquie ne sont pas
si différents du Front AlNosra.
Mais cette fois, on ne sait pas s’ils
seront repoussés par les nôtres... »
Mêmes barbes, mêmes slogans
islamistes, même brutalité, même
goût pour l’humiliation, les sévi
ces et la terreur diffusée quasi
ment en direct sur les réseaux so
ciaux, l’ennemi d’aujourd’hui res
semble à celui d’hier. Mais il a dé
sormais l’appui de l’aviation, de
l’artillerie et des renseignements
d’une armée de l’OTAN, celle de la
République turque.
« Chaque nuit, ils sont plus nom
breux à traverser la frontière grâce
à des contrebandiers », note
Abdulwahab Walid Salim, em
ployé de la Fondation charitable
Barzani, organisation humani
taire liée aux autorités du Kurdis
tan irakien qui se trouve en pointe
de la réponse à ce début d’exode
des Kurdes syriens. « L’interven
tion turque, le retour du régime, la
peur des groupes armés islamistes
soutenus par la Turquie... Ils ne
voient pas d’autre issue que l’exil »,
indiquetil dans un français par
fait appris au cours de vingtcinq
ans de travail dans la région avec
des organisations non gouverne
mentales venues de l’Hexagone.
Chiens errants
La nuit passée aux côtés des pesh
mergas, l’humanitaire a recueilli
une famille paniquée. Lors de la
traversée de la frontière à dos de
mules, en pleine nuit, un nourris
son a échappé aux bras de sa mère,
tombé de la monture dans un ca
hot. Quelques heures plus tard, les
hurlements de l’enfant ont permis
aux hommes envoyés à sa recher
che de le retrouver.
Depuis 2014, et les déplacements
de populations liés à la guerre con
tre l’EI, la zone grouille de chiens
errants, abandonnés par leurs
maîtres, paysans ou éleveurs de
moutons. C’est de cette guerrelà
que date la construction du han
gar où les réfugiés syriens du jour
déjeunent. Mise en place à l’épo
que par le HCR, l’installation re
prend du service. Et ce n’est que le
début d’une crise appelée à pren
dre de l’ampleur, selon Abdulwa
hab Walid Salim : « Côté syrien,
leurs familles attendent de leurs
nouvelles, de savoir comment ça se
passe ici avant de les rejoindre, je ne
vois pas ce qui peut empêcher ce
mouvement de population... »
Les Forces démocratiques sy
riennes (FDS), à dominante kurde,
tentent pourtant de le faire. Pour
elles, limiter l’afflux de réfugiés est
vital et c’est par la force qu’elles en
tendent l’enrayer, en bloquant les
accès à la frontière. En situation de
guerre, chaque adulte qui s’en va
est un combattant potentiel de
moins face aux forces adverses.
Chaque enfant, c’est un Kurde de
moins dans l’équation démogra
phique de la région.
Pour Damas, réduire l’impor
tance du facteur kurde dans le
NordEst syrien est un objectif
stratégique mené à partir des an
nées 1970 par l’installation de po
pulations arabes et la prise de me
sures administratives vexatoires
faisant de nombreux Kurdes de la
région des parias au regard de la
République arabe syrienne. Cet
objectif, jamais totalement at
teint, pourrait être sur le point
d’être réalisé. C’est ce que crai
gnent les premiers intéressés.
« C’est la fin des Kurdes de Syrie »,
assure un réfugié originaire de Ras
AlAïn qui a souhaité rester ano
nyme. Evacuée le 21 octobre par les
forces kurdes la ville incluse dans
la « zone de sécurité » voulue par la
Turquie selon les termes du ces
sezlefeu temporaire aux con
tours flous décidé lors de la visite
du viceprésident américain Mike
Pence à Ankara le 17 octobre. C’est
précisément à cause de cet accord
que beaucoup ont pris leur déci
sion de fuir la Syrie.
Pour cet homme d’âge mûr, qui a
traversé la frontière avec une di
zaine de membres de sa famille, la
Turquie est engagée dans une opé
ration de changement démogra
phique irréversible. « Les Turcs
sont entrés dans deux villes et il y a
plus de 300 000 personnes sur les
routes. Il ne faut pas croire qu’ils
vont s’arrêter là... Leur but est de vi
der la Syrie des Kurdes. Les Arabes
rentreront chez eux dans les villes
qu’ils ont prises. Mais pour nous, ce
sera impossible... », regrette le père
de famille qui, sans attache au
Kurdistan irakien, ne sait où son
exil le portera, audelà de la tente
qui l’attend à plusieurs heures de
route de la frontière, dans le camp
de réfugiés de Bardarash.
allan kaval
Dans le camp de réfugiés de Bardarash, au Kurdistan irakien, le 18 octobre. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »
Kamechliyé
Kobané Ras Al-Aïn
Rakka
TURQUIE
SYRIE
Tig
re
Euphrate
100 km
TURQUIE
SYRIE
IRAK
Manbij
IRAK
Kurdistan
autonome
irakien
Kamechliyé
Mossoul
Bardarash
Zone de peuplement kurde
« Zone de sécurité » envisagée par Ankara
Mahmoud Issa
a mis le destin
de sa famille
entre les mains
des Bédouins
de la tribu
des Chammar
Le président turc,
qui menaçait
de reprendre
l’offensive,
s’est radouci au
contact du maître
du Kremlin
A Sotchi, Poutine
se porte garant
du retrait des
forces kurdes
L’accord annoncé mardi avec Erdogan
pourrait marquer la fin de l’offensive
turque et pose la Russie en médiateur