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JEUDI 24 OCTOBRE 2019 science | 7
G
oogle a annoncé, mer
credi 23 octobre, avoir
franchi une étape tech
nologique majeure
hors de ses domaines habituels
que sont la recherche d’informa
tion, l’intelligence artificielle ou la
téléphonie. A l’aide d’un ordina
teur quantique de sa conception,
une de ses équipes à Santa Bar
bara (Californie) a réussi pour la
première fois à effectuer un calcul
bien plus rapidement que les
meilleurs supercalculateurs clas
siques. Le résultat est tombé en
3 minutes et 20 secondes, contre...
10 000 ans s’il avait fallu mobili
ser les plus gros ordinateurs. De
quoi espérer résoudre des problè
mes insolubles jusquelà ou au
contraire « casser » des systèmes
informatiques réputés robustes.
« Cela fait un moment que Goo
gle voulait franchir cette étape »,
rappelle Benjamin Huard, profes
seur à l’ENS Lyon. L’entreprise
américaine avait en effet déjà pa
rié qu’elle y arriverait fin 2017, puis
fin 2018. Miseptembre, le Finan
cial Times avait révélé que le suc
cès était proche après la fuite d’un
article en cours d’examen par un
journal scientifique. Finalement
ce dernier a été publié un mois
plus tard, le 23 octobre, par la re
vue Nature, quasiment pour le
150 e anniversaire de celleci. « C’est
une prouesse technologique im
pressionnante et très complexe »,
saluait Michel Devoret, profes
seur à l’université de Yale, avant la
parution, sur la base des premiè
res fuites. « C’est excitant et une
preuve de concept importante,
mais nous ne devons pas nous en
flammer », estime Paul Ginsparg,
professeur à l’université Cornell.
Ce n’est en effet pas encore la ré
volution en informatique. « J’aime
comparer cela aux débuts de
l’aviation. Plusieurs engins n’ont
fait que quelques mètres en l’air »,
décrit Michel Devoret. Comme à
cette époque aussi, le climat est
très concurrentiel. La veille de
l’annonce, IBM, autre géant du
secteur, a douché l’enthousiasme.
Sur son blog, la société prévient
qu’« un titre de presse annonçant
que la suprématie quantique est
atteinte (...) sera inévitablement
trompeur pour le public ». Et d’ap
puyer sa démonstration par la
mise en ligne d’un article propo
sant une méthode de calcul
classique ne nécessitant que deux
jours et demi pour résoudre le
même problème, au lieu des
dix millénaires avancés par
Google. Cela relativise ce que l’en
treprise californienne appelle la
« suprématie quantique », un
concept forgé par John Preskill,
professeur à Caltech, en 2012.
Deux endroits à la fois
L’ordinateur quantique fait rêver
depuis des décennies, l’adjectif
utilisé dans l’expression faisant
référence à la théorie centenaire
qui décrit le monde des atomes,
des molécules ou d’autres parti
cules élémentaires. Bien que très
fondamentale, cette théorie a déjà
donné lieu à de multiples applica
tions comme le laser, le stockage
sur disques durs ou les horloges
de précision embarquées dans les
satellites de géolocalisation. Ces
inventions profitent du fait
étrange que les objets quantiques
ne tiennent pas en place. Ils chan
gent d’état par sauts, d’où le nom
de quanta (quantités disconti
nues), et non pas de façon conti
nue. Ironie de l’histoire, une autre
des inventions profitant de cette
propriété est le transistor, à la base
des microprocesseurs qui vien
nent d’être battus à plate couture!
Pour comprendre cette victoire,
il faut savoir que la théorie quanti
que a d’autres tours dans son sac.
Les particules ne sont pas que des
objets ponctuels, mais aussi des
ondes et elles peuvent être à deux
endroits à la fois. Par conséquent,
si une machine quantique veut
explorer un labyrinthe, elle ne
doit pas, comme le ferait un ordi
nateur classique, explorer à cha
que carrefour, le chemin de droite,
puis celui de gauche. Elle prend les
deux en même temps... et ainsi de
suite. De quoi accélérer la sortie.
Plus précisément, là où en
informatique classique il existe
des bits valant 0 ou 1 et des tran
sistors « ouverts » ou « fermés »
pour les manipuler, en informati
que quantique il est question de
qubits. Ces objets bizarres,
superpositions de 0 et de 1, peu
vent donc être les deux à la fois, à
parts égales ou non. Ainsi un seul
qubit peut encoder deux bits ;
deux qubits peuvent encoder
quatre bits, ou plus généralement
N qubits équivalent à 2N bits.
L’ordinateur de Google possède
53 qubits, soit l’équivalent d’un
million de milliards de 0 ou de 1.
Une telle puissance ne demande
qu’à s’exprimer. Dès 1994, un
chercheur avait effrayé le monde
de la finance en proposant un
programme pour ordinateur
quantique susceptible de « cas
ser » facilement les clés de chiffre
ment de bon nombre de protoco
les de sécurité, cartes bancaires,
transactions en ligne... Depuis,
plus de 200 algorithmes quanti
ques existent, qui secouent leurs
cousins classiques. Certains pro
mettent même de révolutionner
l’autre technologie à la mode,
l’intelligence artificielle par
apprentissage automatique.
Si la machine de Google peut, sur
le papier, exécuter n’importe le
quel de ces programmes, elle est
loin d’en avoir les capacités, ce qui
relativise encore la portée de
l’annonce. En outre, ce qu’elle fait
ne sert à rien, si ce n’est à montrer
ses muscles. Sa tâche consiste non
pas à « calculer », mais à vérifier
des propriétés statistiques. Les
53 qubits et leurs couplages sur la
puce sont choisis au hasard, puis
une série de bits d’information est
envoyée dans le processeur où elle
est transformée. A la fin, une me
sure de l’état de tous ces qubits est
effectuée, qui décrit l’état du pro
cesseur, un des 2^53 possibles.
« C’est comme lancer un dé avec
253 faces. On essaie alors avec des or
dinateurs classiques de simuler ces
lancers et de reproduire ce résul
tat », explique Anthony Leverrier,
informaticien au centre de recher
che Inria à Paris. C’est l’étape qui
met les superordinateurs en
surchauffe. Plus précisément, les
chercheurs et ingénieurs de
Google définissent un paramètre
qui vaudrait 1 si les qubits étaient
parfaits et 0 si le système n’était
pas du tout quantique. Ils trouvent
que, dans leur cas, ce paramètre est
de l’ordre d’un millième, loin de la
perfection mais légèrement au
dessus du « classique ». Pire, plus le
nombre de qubits augmente, plus
ce chiffre, déjà faible, baisse. « Cela
plante le clou dans leur cercueil. La
précision se perd avec le nombre
croissant de qubits », estime Xavier
Waintal, du CEA à Grenoble.
Fragile
Cependant, les principaux obsta
cles au développement d’ordina
teurs réellement efficaces sont
ailleurs. « Cette démonstration est
le passage d’un seuil psychologi
que qui montre que c’est possible.
Mais cela ne va pas changer la
suite », souligne Benjamin Huard.
Il faudra en effet des qubits de
meilleure qualité et plus nom
breux, avec sans doute autre
chose que de la pure ingénierie.
Etre un qubit et rester en « lévi
tation » dans des états mélangés
est en effet fragile. La moindre
perturbation transforme le car
rosse quantique en citrouille clas
sique, bien moins utile. C’est no
tamment pour cela que les ordi
nateurs de Google ou d’autres
sont dans des « réfrigérateurs » à
environ – 273 °C – soit quasiment
le zéro absolu – et pendus au pla
fond pour limiter les vibrations.
Les records de longévité pour un
tel état suspendu sont de quel
ques centaines de microsecondes.
Mais, quand ils sont plusieurs, la
durée de vie chute à quelques mi
crosecondes, ce qui limite le nom
bre d’opérations possibles. En
outre, il faut tenir compte du taux
d’erreurs dans ces systèmes, de
l’ordre du dixième de pourcent,
intolérable pour des applications.
Les ingénieurs ont une parade
grâce à des algorithmes de correc
tion d’erreurs... qui nécessitent de
nouveaux qubits. Résultat : pour
« casser » le chiffrement des proto
coles de sécurité actuels, les spécia
listes estiment que plusieurs cen
taines de milliers, voire plusieurs
millions de qubits seront nécessai
res. C’est aussi un autre terrain
d’affrontement entre les deux
géants Google et IBM. Plutôt que
de « suprématie quantique », le se
cond préfère parler de « volume
quantique », un paramètre qui
tient compte du nombre d’opéra
tions faisables avant que les er
reurs ne faussent tout. La bataille
quantique n’est pas terminée.
david larousserie
Le « réfrigérateur » de Google,
pendu au plafond pour limiter
les vibrations, permet
de maintenir le processeur
quantique à – 273 degrés
Celsius. GOOGLE
« J’aime
comparer cela
aux débuts
de l’aviation.
Plusieurs engins
n’ont fait que
quelques mètres
en l’air »
MICHEL DEVORET
professeur de physique
Google réalise une percée dans le calcul quantique
L’entreprise a mis au point une machine ultraperformante, mais des doutes subsistent sur sa réelle efficacité
LES DATES
1900
Bases de la théorie quantique
par Max Planck et Albert Einstein.
ANNÉES 1920
Développement de la théorie par
plusieurs chercheurs, dont Niels
Bohr, Louis de Broglie, Werner
Heisenberg, Erwin Schrödinger.
1947
Invention du transistor
semi-conducteur.
1960
Invention du laser.
1985
Premier « transmon », un qubit
à base de supraconducteurs.
1994
Premier algorithme quantique
pour factoriser les nombres
entiers par Peter Shor.
2001
Factorisation de 15 par IBM
avec 7 qubits.
2011
Commercialisation
d’une machine quantique
par D-Wave à 128 qubits.
2016
Mise à disposition en ligne
d’ordinateurs quantiques
de quelques qubits par IBM,
Microsoft ou la start-up Rigetti.
2017
IBM annonce une machine
à 17 qubits.
2019
Google publie un calcul haute
performance avec 53 qubits.
si l’horizon d’un ordinateur quanti
que ne s’est pas forcément dissipé avec l’an
nonce de Google, et si certains restent scep
tiques sur l’importance de cette avancée, la
promesse quantique a toujours ses adeptes.
Les géants de l’informatique y voient un
nouveau terrain d’affrontement. Intel pos
sède une puce à 49 qubits (le pendant quan
tique des bits classiques), IBM en promet 53
pour la fin de l’année, Google en avait an
noncé 72 en mars... IBM préfère améliorer
la qualité des qubits plutôt que leur nom
bre. Microsoft explore une voie de qubits de
très longue durée. Tous ont déjà développé
des langages de programmation maison.
Dans leur ombre, des entreprises font
leur trou sur le marché des algorithmes
quantiques (QC Ware), du conseil aux en
treprises (Quantum Benchmark), des systè
mes en ligne pour se faire la main (Rigetti,
IonQ), des fonds d’investissement (Quan
tonation), des simulateurs de ces machines
quantiques à base d’ordinateur classique
(Atos)... « On est sans doute les premiers à
faire de l’argent dans ce marché », a même
déclaré Thierry Breton, le PDG d’Atos, lors
d’une journée spéciale quantique organi
sée le 20 juin par BPI France.
Des sociétés plus inattendues montrent
de l’intérêt pour cette nouvelle technologie.
EDF, Total, Airbus, Bayer, Daimler, Merck
ont déjà des groupes de recherche, des acti
vités de veille ou des collaborations acadé
miques pour ne pas rater le train quanti
que, dont ils espèrent de meilleures simula
tions numériques, des optimisations de
certains procédés, voire des découvertes de
nouvelles molécules ou matériaux...
D’ailleurs, l’auteur du terme de « supré
matie quantique », John Preskill, pragmati
que, développe le concept de « Noisy Inter
mediateScale Quantum » (NISQ , « sys
tème quantique bruité d’échelle intermé
diaire »). L’acronyme, qui évoque le nom
d’une architecture pour ordinateur classi
que, RISC, désigne de « petites » machines
d’environ 100 qubits, sans correction d’er
reurs, mais qui pourraient résoudre des
problèmes de modélisation moléculaire
ou de sciences des matériaux. Autrement
dit, il s’agit de voir ce qu’on peut faire déjà
avec des prototypes imparfaits. Atos, qui
propose depuis 2017 des superordinateurs
classiques capables de simuler jusqu’à
41 qubits, envisage, d’ici à 2023, de coupler
une machine NISQ avec un supercalcula
teur afin « d’accélérer » certains calculs.
Mesures plus précises
Le choix de la technologie n’a pas encore été
arrêté et c’est là que l’acteurclé du domaine,
à savoir la recherche académique, a encore
son mot à dire, même s’il a été dépassé par
IBM, Google ou Intel. L’ébullition a repris
depuis l’annonce de plusieurs plans natio
naux d’investissement en Chine, en Europe
ou aux EtatsUnis (pour environ 1 milliard
d’euros pour ces deux derniers sur les pro
chaines années). Ces moyens devraient ser
vir à imaginer des manières de corriger les
fatidiques erreurs. Mais aussi servir à inven
ter d’autres qubits, dont les plus avancés ac
tuellement, ceux de Google ou IBM, sont
aussi les plus anciens. Ces « transmons »
ont été inventés dans les années 1980 no
tamment par le Français Michel Devoret et
l’Américain John Martinis, qui a pris la tête
de cette recherche chez Google, en 2014.
Dans ces circuits à base de silicium, sans ré
sistance électrique et refroidis à – 273 °C, les
électrons se comportent comme autour
d’un atome : ils n’ont que deux états d’éner
gie possibles. Mais d’autres solutions exis
tent déjà : des équipes piègent des atomes
dans des lasers ou des champs électroma
gnétiques ou se servent de grains de lu
mière comme objet quantique.
Et, si tous ces efforts ne fonctionnent pas,
la théorie quantique a d’autres avantages
que ceux de servir d’accélérateur de calculs.
Ses propriétés promettent des mesures
plus précises de champ magnétique, d’opti
que, d’électronique... pour des capteurs tou
jours plus performants. Elles promettent
aussi des communications plus sûres. Cal
cul, capteur et sécurité sont d’ailleurs les pi
liers du plan européen d’investissement
dans le domaine. En France, la commu
nauté scientifique attend sa déclinaison na
tionale. Un rapport parlementaire devrait
faire des propositions fin novembre.
d. l.
Entreprises, start-up, Etats... la ruée vers le calcul quantique
La moindre
perturbation
transforme
le carrosse
quantique
en citrouille
classique