Libération - 21.10.2019

(Tuis.) #1
Par
Laurent decloitre
Envoyé spécial à Mayotte

L


e chef de l’Etat entame
mardi un déplacement
de trois jours dans les
territoires de l’océan Indien,
de Mayotte à la Réunion en
passant par Grande Glo-
rieuse, l’un de ces minuscules
atolls inhabités des îles Epar-
ses restés sous souveraineté
française dans le canal du
Mozambique. Comme tous
les voyages présidentiels en
outre-mer – Guyane en 2017,
Nouvelle-Calédonie et An-
tilles en 2018 –, celui-ci s’an-
nonce périlleux. Et probable-
ment mouvementé. Tout
particulièrement à Mayotte,
département miné par une
crise sociale et migratoire
d’une ampleur inconnue en
métropole. Deux chiffres en
donnent la mesure : 84 % des
habitants vivent sous le seuil
de pauvreté et près de la moi-
tié de la population est de na-
tionalité étrangère.

Plan de rattrapage. De ce
périple sur trois îles, l’Elysée
affirme qu’il illustrera, à sa
manière, les priorités de
l’acte 2 du quinquennat : con-
trôle de l’immigration «avec
humanité et fermeté» à Ma-
yotte ; écologie et plus préci-
sément protection de la bio-
diversité sur les Eparses ; et
réduction des inégalités et
développement économique
à la Réunion.
En Guyane, au début de son
quinquennat, Macron avait
eu droit à un accueil hou-
leux : les manifestants le
pressaient de mettre sur la
table les 3 milliards d’euros
que François Hollande avait
promis de débloquer dans le
cadre d’un plan de rattra-
page. «Le rôle de l’Etat n’est
pas de tenir des engagements
irréalistes», avait fait valoir le
chef de l’Etat. A Mayotte,
c’est un plan de rattrapage de
1,6 milliard d’euros que le
gouvernement Philippe a si-
gné le 8 juillet avec les élus.
Au regard des besoins en ma-
tière de santé, d’éducation et
d’infrastructures, ces der-

niers considèrent déjà que
c’est insuffisant.
Au premier semestre 2018,
un long mouvement de
­contestation animé par un
collectif citoyen avait ré-
clamé ce rattrapage économi-
que mais aussi, et surtout, un
plan de lutte contre l’insécu-
rité et l’immigration clandes-
tine. Depuis des décennies,
le plus pauvre des départe-
ments français doit faire face
à un afflux massif de mi-
grants venus des îles voisines
des Comores, où le PIB par
habitant est dix fois plus bas
que celui de Mayotte. Ils
viennent le plus souvent
à bord de petits bateaux de
pêche, les kwassa-kwassa,
popularisés par une plaisan-
terie douteuse de Macron au
début du quinquennat.

Souveraineté. Envisagée
depuis le début des an-
nées 2000 afin de décourager
cette immigration, la réduc-
tion du droit du sol à Mayotte
a été inscrite dans la loi asile
et immigration de 2018. Les
enfants nés à Mayotte – où la
maternité de Mamoudzou,
la plus grande de France, to-
talise près de 10 000 naissan-
ces par an – n’auront voca-
tion à devenir français que si
un des parents était en situa-
tion régulière avant leur nais-
sance. Mais Macron veut sur-
tout insister sur la politique
d’interception des embarca-
tions de clandestins grâce à
une plus forte présence en
mer. Selon l’Elysée, l’opéra-
tion Shikandra et son objectif
de 25 000 reconduites à la
frontière en 2019 ferait la
preuve de son «efficacité»
avec 22 000 reconduites
au 1er octobre.
Avant de rejoindre la Réunion
mercredi, Macron sera le pre-
mier président français à se
poser sur l’une des îles Epar-
ses, atoll corallien revendiqué
par Madagascar. Dans ce parc
naturel marin, une rencontre
avec des scientifiques est
­prévue. Selon l’Elysée, c’est
une illustration de «l’engage-
ment pour la biodiversité» et
non, comme le suggère forte-
ment le contexte géopoli­-
tique, une démonstration de
la souveraineté française sur
ce territoire dont les riches
ressources pétrolières atti-
sent les convoitises.
Alain Auffray

La périlleuse


tournée de


Macron dans


l’océan Indien


Outre Mayotte,
minée par une crise
sociale et migratoire,
le chef de l’Etat se
rend cette semaine à
la Réunion et Grande
Glorieuse pour parler
inégalités et écologie.

«U


n état de non-droit.» Do-
minique Ségard, prési-
dente de l’antenne locale
de la Cimade, une association qui
soutient les migrants, est catastro-
phée. Pour parvenir à l’objectif gou-
vernemental de 25 000 expulsions
d’immigrés clandestins en 2019, la
préfecture de Mayotte mettrait les
bouchées doubles, une précipitation
qui aboutirait à des reconduites à la
frontière illégales, selon l’association.

«trous dans la raquette»
Dans le 101e département français,
48 % des 250 000 habitants sont des
étrangers (d’après le recensement de
2017), dont près de la moitié en situa-
tion irrégulière. Les boat-people arri-
vent pour la quasi-totalité des Como-
res, qu’un bras de mer de 70 km
sépare de Mayotte. C’est le cas de Bi-

chara (1). Aujourd’hui majeure, la Co-
morienne a effectué en 2006 la traver-
sée, de nuit, à bord d’un kwassa-
kwassa, une barque à moteur
surchargée de passagers. Arrivée sur
l’eldorado français avant ses 13 ans,
Bichara ne peut légalement être re-
conduite à la frontière. Pourtant, «en
juin, la veille de son épreuve orale de
bac pro, elle a été arrêtée et expulsée»,
s’indigne Dominique Ségard. Depuis
Anjouan, l’île comorienne la plus pro-
che de Mayotte, la jeune femme a
alors emprunté 300 euros
pour payer à nouveau un
passeur, revenir et ten-
ter d’obtenir son bac.
Elle l’a manqué
mais son dossier
de régularisation
serait en bonne
voie.
Annie Faure, délé-
guée au Défenseur
des droits, estime elle
aussi que «Mayotte est
loin du compte en matière
de respect du droit». L’ensei-
gnante à la retraite a reçu la veille,
dans son bureau de Dembeni, sur la
côte Est, une mère expulsée sans rai-
son, explique-t-elle : «Un parent d’en-
fant français ne peut être renvoyé.
Pourtant Aïcha (1) l’a été, alors qu’elle
avait le passeport de son bébé sur elle
au moment de l’arrestation !» Aïcha a
pu revenir après une ordonnance du
juge des référés. «Toutes ces erreurs,
c’est parce que les services de l’Etat, dé-
bordés, vont trop vite», estime Annie
Faure. La préfecture n’a pas répondu
à nos sollicitations, invoquant la visite
d’Emmanuel Macron, qui atterrit ce
mardi à Mayotte (lire ci-contre). Mais
les services reconnaîtraient eux-mê-
mes des ­dysfonctionnements, «des
trous dans la raquette, pour reprendre
leur ­expression», selon la présidente
de la Cimade.
L’Etat, en fait, assume et revendique
sa politique répressive à grand renfort
de séquences symboliques. Depuis
l’aéroport de Petite-Terre, Macron va
rejoindre Grande-Terre à bord d’un
«intercepteur» de la police aux fron­-
tières, la brigade nautique disposant
­désormais de huit de ces zodiacs,
­contre cinq, vétustes, en 2018. Fin sep-
tembre, un énième kwassa-kwassa
avait été intercepté au large de
Mtsamboro, au nord-ouest de Mayotte
(les huit passagers avaient été
­conduits au centre de rétention admi-
nistrative, le passeur placé en garde à
vue), mais en juillet, c’est un enfant
mort noyé que des gendarmes impuis-
sants avaient découvert non loin d’un
kwassa-kwassa échoué sur la plage de
Moya, à Petite-Terre.
A Mtsamboro, le chef de l’Etat va ren-
contrer mardi les habitants qui se di-
sent exaspérés par l’immigration clan-
destine, la plage étant l’un des points
d’entrée des migrants. En mars, Ma-
rine Le Pen s’y était déjà rendue pour
dénoncer l’inaction du gouverne-
ment. Sur place, le Président doit pas-
ser en revue les unités de l’opération
Shikandra, du nom d’un poisson ba-
liste, agressif lorsqu’il s’agit de défen-
dre son territoire... Ce plan d’enver-
gure, lancé en août, donne déjà des
résultats, assure Paris : entre janvier et
août, la préfecture a procédé à
18 000 reconduites, soit une augmen-
tation de 150 % par rapport à l’an der-

nier. Il faut dire qu’en 2018, les Como-
res avaient interdit aux navires affré-
tés pour ramener les immigrés clan-
destins d’accoster. Au 1er octobre,
l’Elysée affirmait avoir atteint le chif-
fre de 22 000 reconduites.
Sur terre, l’Etat fait également feu de
tout bois. Le préfet peut désormais
procéder à des destructions sans or-
donnance du juge. Il y a quelques
jours, deux nouveaux «habitats infor-
mels» ont été rasés à Dembeni. Rien de
comparable avec l’opération Batrolo,
en décembre, dans
l’immense bidon-
ville de Kawéni, où
vivent des milliers
de personnes. Ce
jour-là, les bulldo-
zers avaient dé-
truit les cases en
tôle, mais aussi les
fontaines et les
­latrines publiques.
Le tribunal adminis-
tratif a jugé que l’action
avait constitué pour les
100 adultes et 180 enfants délo-
gés «une atteinte grave et illégale aux
libertés fondamentales et à la dignité
de la personne humaine».
Après les cases, les champs... De-
puis 2018, l’Etat a procédé à la des-
truction de 30 hectares de cultures il-
légales ; chaque semaine ou presque,
des plantations de bananiers ou de
manioc sont arrachées. Tous les soirs,
des dizaines d’hommes descendent
des forêts un peu partout dans l’île,
machette à la main. Pour la plupart
des Comoriens qui cultivent quelques
légumes et fruits pour survivre, ou qui
sont employés par des Mahorais. Plus
largement, au 1er avril, 650 000 euros
d’amendes administratives ont été
prononcés pour emploi d’étrangers
sans titre, rappelle le gouvernement.

«Je n’ose plus sortir»
Dans le bidonville de Bonovo, à Mtsa-
péré, Youssouf (1) a lui aussi long-
temps travaillé au noir. Jusque l’an
dernier, le Comorien, arrivé en 1994 à
Mayotte, vendait des chaussures et des
châles au bazar, ou transportait des
briques et du sable. Muni d’un récé-
pissé de la préfecture qui attestait de
sa demande de titre de séjour,
l’homme se sentait «utile». «Mais mes
papiers ne sont plus valables depuis un
an, alors je n’ose plus sortir», confie-
t-il, assis sur l’unique lit de son «appar-
tement» : une pièce sombre aux murs
de parpaings nus, qu’il partage avec sa
mère et son cousin, louée 50 euros par
mois à un marchand de sommeil ma-
horais. «Je ne prie plus à la mosquée,
regrette-t-il. J’ai trop peur de me faire
pafer [arrêter par la police aux frontiè-
res, ndlr].» La semaine dernière, Yous-
souf, le corps couturé de cicatrices, est
néanmoins sorti pour se rendre à l’hô-
pital de Mamoudzou et passer une ra-
dio de la tête. «Moi, je veux une vie
tranquille, travailler et pouvoir me soi-
gner, ce qui n’est pas possible aux Co-
mores. Pourquoi le président de la Ré-
publique ne m’aide pas ?»
Fermeté et humanité, avait résumé
Macron pour évoquer sa politique mi-
gratoire. Demain, face à la pression du
Collectif de citoyens, qui a prévu de
s’habiller en blanc à son arrivée, le
chef de l’Etat n’abordera que le pre-
mier pan de son action.•
(1) Les prénoms ont été modifiés.

4 km

MAYOTTE

Océan Indien

Canal de
Mozambique

Mamoudzou

Grande-Terre
(Mahoré)

Petite-Terre
(Pamanzi)

Dzaoudzi

Libération Lundi 21 Octobre 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 13

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