Libération - 21.10.2019

(Tuis.) #1
«J’ai 29 ans. Avec mon conjoint Aldéric, qui est chaudronnier soudeur,
nous venons de déménager en Vendée. Les prénoms dans ma famille
sont très classiques, Eric, Pascale, Julie, Yannick ou Audrey, ma sœur
décédée, etc. Pour le mien, ma mère a eu un coup de foudre en lisant
un magazine. Oween est mon premier enfant, mais mon conjoint a un
fils d’une première union qui se prénomme Noa. Pour la petite anecdote,
j’étais enceinte de sept mois et demi et on bloquait totalement sur le
­prénom, rien n’allait. Et puis un soir, on est tombés sur une liste de pré-
noms peu communs et bretons, Aldéric étant d’origine bretonne, et
on est tombés sur Owen. Cela nous a énormément plu mais on avait
­envie de le démarquer encore plus, d’où l’ajout d’un e. Il y a des Owenn,
Owein, Owens, Owain, Oan, Owenn, mais jamais avec les deux e.
Sauf une seule fois sur le Net. Je ne peux pas vous décrire le soulagement
et la joie que ça a été de trouver enfin le prénom ad hoc, le prénom de
notre enfant.
«J’avais envie que son prénom le démarque de manière unique, comme
il l’est à mes yeux. Et puis, je n’avais pas du tout envie de retrouver
trois garçons dans sa classe qui s’appellent comme lui, et je voulais
être originale, ne pas choisir la facilité. Je pense que les prénoms ont
un réel impact sur la personnalité, et la signification du prénom Owen
m’a beaucoup plu : l’importance de l’amour et de l’amitié, et pour lui rien
ne compte plus que la famille.»
Recueilli par E.P.

Oween, choisi par Alison, 29 ans
«Je pense que les prénoms ont un réel
impact sur la personnalité»

sur les effroyables forums de doctis-
simo, magicmaman et autres, où les
mères voient un «gygy» (comme le
soulignent les facétieux auteurs
de l’Antiguide, dix ans d’études de
gynécologie pour se faire appeler
gygy, c’est moche). En épluchant la


presse locale, les listes de classes, le
Web, les registres d’état civil, ils sont
tombés sur des nids de prénoms in-
solites et se sont entre autres amu-
sés à en décortiquer la genèse.
D’abord, on peut rajouter une lettre
comme Nabila, un n donc ou un a

(Ophélia ?) sur un prénom plus ou
moins classique. Ou en enlever une,
Delphie, tiens. On transforme ainsi
un prénom connu en l’orthogra-
phiant de manière «originale», Au-
phélie, Robaire, Marijane, Ahntoni,
que sais-je, tous les coups sont per-

mis en la matière, sachant qu’après
les gnomes passeront leur vie à
l’épeler. Mais la grande tendance,
partagée par tous les milieux socio-
culturels, c’est d’ajouter ou rempla-
cer des lettres par des k et des y, très
prisés des mamounes, sourient les
officiers de l’état civil : «Kamille,
Klaude, Styvy». «Ajoutez un h pour
l’équilibre, Khamylle, Khlaude,
Sthyvhy». Avec un préfixe ou un
suffixe, «transformez votre prénom
en création improbable, Zsthyvy-
du-loft» pour finir par un poétique
«Zshtyv’hy dhu lauft». Sont-ils mo-
queurs, hein?

Lourelhoida,
«un réel outsider»
Le prénom composé invraisem­-
blable se donne beaucoup aussi,
Ahthena Cherokee, Elvees Pressley,
Christ Brythoon, non, on n’invente
rien, c’est recensé dans l’opus. Pen-
sons aussi aux prénoms géographi-
ques, Nouméa ou Palmyre, à ceux
de la télé réécrit pour la cause, style
Lwoaanna (je vous l’épelle de
suite ?), à des créations tout à fait
énigmatiques, FéelyAnne, Kanjade,
Aysia, Emyëlle, Lumière Frida (?) ou
Lourelhoida, «un réel outsider», se-
lon les deux officiers d’état civil.
Qui recensent aussi un cartel de
drogue célèbre, Medellin, et les très
fameux mix de deux prénoms
quand les parents ne sont pas tout
à fait d’accord, Timoléon, Kylienzo,
Jenifael. N’oublions pas non plus le
recours à la mythologie, avec Ozy-
rys, Paskua (soleil de midi, origine
amérindienne), pas tout à fait de

l’invention certes, mais qu’il faut
quand même aller chercher.
Pourquoi se prendre le chou à ce
point quand on a Johnny ou Romy
sous la main comme prénoms élé-
gants de bon goût? «Une des rai-
sons, c’est que le prénom a changé de
fonction. Jusqu’à la Seconde Guerre
mondiale, le prénom n’était pas uti-
lisé en dehors de la famille proche et
à l’école les enfants étaient appelés
par leur nom de famille», analyse
Baptiste Coulmont. Au travail, le
nom structurait les interactions.
«Les choses ont changé depuis : l’an-
ti-institutionnalisme des années 68
a mis en avant le prénom plutôt que
le nom et les titres ; le management
“à l’américaine” a imposé l’usage du
prénom et du tutoiement dans les
entreprises pour invisibiliser les hié-
rarchies, analyse le sociologue. Au-
jourd’hui, le prénom s’impose par-
tout et le nom de famille a cessé de
faire partie des interactions entre
connaissances.» Les parents, plus
ou moins conscients, ne cherchent
donc pas l’originalité pour elle-
même, mais «à faire en sorte que
leur enfant dispose d’une identifica-
tion personnelle qui ne soit pas par-
tagée par un trop grand nombre
d’autres enfants». C’est sûr, tout le
monde ne peut pas s’appeler Laek-
kube, God’s, Kissmy, Merdive,
Layanaelle ou Wentwhors...•

(1) Le Guide des prénoms 2019, Solar.
(2) Changer de prénom. De l’identité à
­l’authenticité, de Baptiste Coulmont. Pres-
ses universitaires de Lyon, 2016.
(3) L’Anti-Guide des prénoms, First (2016).

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