Libération - 21.10.2019

(Tuis.) #1

Idées/


dr

Par
Aurélien
Barrau

Astrophysicien

pour ouvrir au questionnement
tous les construits que nous avons
confondus avec des ­donnés.
La résistance poétique est intran-
sigeante. Elle se dessine au scal-
pel. Elle est rigoureuse et poin-
tilleuse. Elle cherche à connaître
et à comprendre. Elle n’ignore
rien des règles ni des codes. Elle
débute par une exploration pa-
tiente et ­savante du réel.
Mais elle s’autorise aussi à tout in-
terroger. Elle n’a pas peur de
l’ailleurs. Elle n’est pas contrainte
par les carcans d’une pensée héri-

tée. Elle tente d’exister, c’est-à-
dire de s’extraire, de se désar­-
rimer. Elle ose remettre en cause
ce qui n’était jusqu’alors pas
même questionable. Elle jubile
face à l’incroyable.
Tenter aujourd’hui «d’infléchir»
notre fonctionnement systémique
pour entamer une «transition» n’a
aucune chance de fonctionner et
ne présente aucun intérêt fonda-
mental.
C’est l’entièreté de notre manière
d’habiter l’espace, de hiérarchiser
nos priorités, d’envisager nos ré-
jouissances, de condamner nos
agressions, de considérer nos alter
ego humains et non humains qu’il
faut revoir. C’est d’une révolution
qu’il est question. Comment ces-
ser de voir la ­nature comme une
simple ressource? Comment pen-
ser au-delà de nos intérêts à court
terme? Comment outrepasser no-
tre propension à ­confondre des
choix contingents avec un ordre
nécessaire? Et plus profondément
encore : ­comment renverser le
sens même de ce qui est indû-
ment ressenti comme mélioratif?
Le défi est immense, incommen-
surable à tout autre.
Le poétique s’invite dans le jeu
non pas au titre de décoration ou
de raffinement mais en tant
qu’élément essentiel : sans redéfi-
nition des ­attentes et des possi-
bles, les évolutions demeureront
dérisoires. Les violences les plus
insidieuses et les plus dangereu-
ses sont presque toujours celles
qui n’ont pas encore été identi-
fiées comme telles. Il faut être
poète pour penser hors de l’ordre
et déceler l’arbitraire de ce qu’une
tradition pluriséculaire fait néces-
sairement apparaître comme in-
éluctable.
Si nous restons prisonniers de nos
vieux critères, il n’y aura aucune
issue. Remettre en cause la crois-
sance illimitée, la prédation dé-
complexée, la xénophobie reven-
diquée, l’indifférence assumée,
l’arrogance affichée, demande
bien plus qu’une évolution : il
s’agit de changer de paradigme.
C’est toute notre image du monde
qui est ici en jeu. Il ne saurait être
suffisant, ni même ­signifiant,
d’inventer de nouvelles manières
de satisfaire nos vieux démons : il
est vital de réenchanter un tout
autre «habiter l’espace». Qui ne re-
nie ni les savoirs ancestraux ni les
découvertes scientifiques. Mais
qui s’autorise – à titre expérimen-

tal – toutes les ruptures, toutes les
fractures. La langue n’est pas neu-
tre : renommer la croissance du
PIB en «taux de divergence suici-
daire» aurait sans doute quelques
conséquences sur nos ressentis,
nommer «autoterrorisme inté-
rieur» notre décision implicite de
n’offrir aucun avenir vivable à nos
enfants pourrait éveiller quelques
consciences. Les mots comptent.
Le poète ne se laisse pas intimider
par la dictature malveillante
d’une pensée oppressive qui tue
chaque possible alternative avant
même son éclosion. Comprendre
et clamer que le réel pourrait être
autre, esquisser l’inchoatif des ra-
mifications avortées, exhiber les
modes des mondes manqués
constitue le cœur dur de la poésie
en acte.
Le poète refuse l’unicité du
prisme. Même s’il est révolution-
naire, même s’il est solidaire,
même s’il est salutaire. User d’une
seule grille de lecture relève né-
cessairement d’une atrophie radi-
cale. Le subtil démissionne dès
que le pullulement est réfuté. Le
monde est «plus d’un» de dedans
et la pensée échoue tout autant
quand elle gomme la multiplicité
que quand elle omet la décons-
tructibilité.
Les résistances poétiques doivent
maintenant se disséminer, se dé-
territorialiser, se chaotiser, se dif-
fracter et s’infecter mutuelle-
ment. Il est question d’écriture
mais aussi de pensée, de regard,
de ressenti, de geste, d’engage-
ment, de désir, de plaisir. Le vivre
poétique est tout sauf triste, étri-
qué et nostalgique. Il est trans-
gressif, précis et aventureux, par
essence. Il peut aussi devenir en-
chanteur, libérateur et salvateur.
Par choix.•

Lire aussi «Lundi poésie», la chronique
hebdomadaire de Guillaume Lecaplain
sur Libé.fr

N


ous n’avons jamais été
heureux.
Le monde n’a jamais été
doux, harmonieux et apaisé. Les
passés idylliques sont de purs fan-
tasmes. La nostalgie du jardin
d’Eden est un leurre naïf et pres-
que dangereux.
Pourtant, la violence froide et in-
sidieuse de ­notre temps ne peut
pas ne pas frapper. Violences aux
réfugiés, violences aux précaires,
violences aux femmes, violences
aux minorités, violences aux ma-
nifestants, violences à l’espoir,
violences à chaque ébauche de
différence... Et, bien évidem-
ment : violence à la vie, à la na-
ture, à l’avenir. Désastre écologi-
que avéré, désastre éthique
suspecté, désastre esthétique con-
sommé.
Face à l’extinction massive en
cours – plus de la moitié de la vie
sauvage a déjà été éradiquée en
quelques décennies – il serait vital
de nouer de nouvelles alliances,
d’inventer des solidarités im-
promptues, de voir émerger d’in-
évidentes connivences, de tra-
vailler aux modes de partage. Le
temps devrait être au déploiement
d’un activisme «fractal» qui af-
fronte l’immensité disséminée de
la métacrise en cours. Tout au
contraire, fleurissent partout le re-
pliement identitaire, la crainte de
l’étranger et de l’étrangeté, la peur
de l’altérité, la folie consumériste
et technocratique, le désir simul-
tané de soutenir les libertés préda-
trices et d’endiguer les libertés
émancipatrices.
Reste le choix d’être poète.
La poésie n’a rien à voir avec la
beauté. Moins ­encore avec le
charme mièvre de quelques dou-
ces métaphores ou de tendres al-
légories. Elle n’est ni un divertis-
sement ni une distraction. La
poésie, c’est la précision. La poé-
sie, c’est à la fois la maîtrise souve-
raine de la grammaire, l’humble
soumission à la syntaxe, et le droit


  • presque le devoir – de pourtant
    réinventer la langue à chaque
    strophe. La poésie, c’est l’implaca-
    ble ­nécessité d’un agencement
    qui déconstruit en respectant.
    C’est le choix d’une immense co-
    hérence locale conjuguée avec
    une espiègle errance globale.
    Se faire poète, ici, ça ne signifie-
    rait évidemment pas nécessaire-
    ment écrire des vers. Cela engage-
    rait avant tout à travailler la
    matrice sémantique et sémiotique


Résistances poétiques


La poésie n’a rien
à voir avec la beauté
et encore moins
avec la mièvrerie.
Intransigeante,
elle est surtout
un moyen politique
d’être contre,
contre le repliement
identitaire, la folie
consumériste et
technocratique.


Forum
«Finance
solidaire»
«Résistances poétiques»,
c’est le débat d’ouverture qui
réunira Edgar Morin,
Isabelle Autissier
et Erri De Luca,
dans le cadre
du Forum Libération
«Finance solidaire : des idées
et des actions pour changer
la société».

Mercredi 6 novembre,
18 heures, Hôtel de
l’industrie, place Saint-
Germain-des-Prés (Paris VIe).
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evenements

Le poétique s’invite
dans le jeu non pas

au titre de


décoration ou de


raffinement mais


en tant qu’élément
essentiel. Il faut être

poète pour penser


hors de l’ordre et


déceler l’arbitraire


de ce qu’une
tradition

pluriséculaire fait


nécessairement


apparaître comme


inéluctable.


22 u Libération Lundi^21 Octobre 2019

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