Libération - 21.10.2019

(Tuis.) #1
lées, 286 invitations lancées et... zéro
femme voilée invitée. Le pire, ce n’est
même pas qu’une émission de Ha-
nouna ait été la seule à donner la pa-
role à une femme voilée.
Le pire, c’est la stupeur de la corpora-
tion, qui a accueilli ce comptage de
Libé (stupeur dans laquelle je m’in-
clus). Ah oui, tiens! Zéro femme voi-
lée! Mais c’est vrai! On n’avait même
pas remarqué. Où avions-nous donc
la tête?
On n’avait même pas remarqué.
On n’avait pas remarqué, parce qu’il
est naturel, dans l’ordre des choses,
que les privilégiés de l’exposition,
ceux qui se partagent le gâteau de la
parole publique, considèrent «la
femme voilée» comme un objet de
polémique, de soupçon, de défiance,
d’interprétation, de récupération po-
litique, voire de soutien fervent. Mais
pas comme un sujet parlant. Il est
dans l’ordre des choses que la femme
voilée ne parle pas. Sans doute per-
sonne, dans les couloirs des chaînes
d’info, ne s’est-il dit «on n’invite pas

de femmes voilées». Aucune chefferie
n’a lancé une telle consigne interne
dans un mail collectif. Mais, simple-
ment, ça allait de soi.
Attention, comparaison qui va dé-
chaîner les foudres. Tout au long de
la période nazie, la presse généra-
liste des pays démocratiques, celle
qui donnait le ton à la conversation
nationale (l’équivalent, aujourd’hui,
des chaînes d’info), ne livra qu’une
idée atténuée des persécutions en
cours en Allemagne, puis en Autri-
che (je l’ai lue dans tous les sens, et
j’y ai consacré un livre, Berlin 1933).

Tout au moins, certaines enquêtes,
certains reportages sauvèrent-ils
l’honneur, en rapportant des scènes
de rue, en rassemblant des témoi-
gnages. Mais pas un seul de ces re-
portages n’incarna les Juifs persécu-
té s s ous la forme de figure s
«humaines», ne fit entendre leur
voix, n’entraîna-t-il ses lecteurs dans
leur intérieur, dans les appartements
de relégation où ils s’entassaient,
dans les arrière-boutiques où ils se
terraient.
Les musulmans français, encore
heureux, ne subissent aucune persé-
cution comparable. Seulement des
bouffées de harcèlement politico-
médiatique, et plus rarement de
l’Etat, par exemple lorsque le minis-
tre Jean-Michel Blanquer (immédia-
tement contredit par d’autres minis-
tres, il est vrai) estime que le port du
voile n’est «pas souhaitable» dans les
sorties scolaires. Mais les restric-
tions d’accès à la parole publique de-
meurent. Les parias sont des objets,
pas des sujets.•

L'œil de Willem


Sans doute
personne, dans les

couloirs des chaînes


d’info, ne s’est-il dit


«on n’invite pas de


femmes voilées».
Aucune chefferie

n’a lancé une telle


consigne interne


dans un mail


collectif.
Mais simplement,

ça allait de soi


médiatiques


Par
daniel schneidermann

La femme voilée


ne parle pas


D


ans le vent de folie islamo-
phobe qui a ravagé les chaînes
d’info, après les meurtres de
la préfecture de police de Paris et
l’épisode dit «de la maman voilée au
conseil régional de Bourgogne-Fran-
che-Comté», le pire, ce n’est pas
l’énormité des insultes balancées au
visage des musulmans. Ce n’est pas
le fait qu’un directeur adjoint de la
rédaction du Figaro, Yves Thréard,
raconte sur un plateau de télé qu’il lui
est arrivé de descendre «d’un bus ou
d’un bateau» parce que s’y trouvait
«quelqu’un avec un voile» ou affirme
qu’il «déteste la religion musulmane»
(il a rectifié le lendemain : il a «le plus
profond respect pour toutes les reli-
gions»). Ce n’est pas qu’un présenta-
teur de LCI, Olivier Galzi, compare,
dans un raisonnement contourné, le
voile à un uniforme SS.
Le pire, ce n’est pas leur impunité. Ce
n’est pas le fait que Thréard conti-
nuera à être directeur adjoint. Que
Galzi continuera à animer. Le pire, ce
n’est pas que toutes ces émissions
continueront sur leur erre, les mê-
mes, avec les mêmes présentateurs,
le même éternel ballet d’invités ré-
currents. Ils furent bien rares (Valérie
Trierweiler, Cédric Villani, Jacques
Attali, ainsi que treize intellectuels
signataires d’un appel) à annoncer
qu’ils refuseraient désormais les in-
vitations des chaînes du groupe Bol-
loré, nouvel employeur de Zemmour.
Ils furent bien rares (l’économiste
Thomas Porcher) à annoncer qu’ils
ne participeraient plus aux émis-
sions d’Olivier Galzi sur LCI.
Le pire, ce n’est pas le silence assour-
dissant de l’ensemble des confrères
et consœurs de l’audiovisuel, par
exemple après la tirade «SS» de Galzi.
A la notable exception d’une journa-
liste de France Info, Mathilde Le-
maire, silence radio, silence télé. Eux
d’ordinaires si bavards sur les ré-
seaux sociaux, ils n’ont rien vu, rien
entendu. Et vive la confraternité!
Le pire, ce n’est même pas ce comp-
tage effectué par Libé, à la fin (provi-
soire ?) de la séquence. Tout au long
de l’épisode, 85 émissions furent con-
sacrées au problème des femmes voi-

Dans le
déchaînement
islamophobe des
derniers jours, le
pire c’est qu’il est
naturel de
considérer «la
femme voilée»
comme un objet
de polémique
mais pas comme
un sujet parlant.


Libération Lundi 21 Octobre 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 23

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