Libération - 21.10.2019

(Tuis.) #1

CULTURE/


Makaya McCraven
à Paris,
début septembre.


C’


est en organisant un
concert à New York
pour le trio du saxo-
phoniste Nick Mazzarella, un
des premiers à avoir signé sur le
label, que Jaimie Branch a croisé
la route d’International Anthem.
«J’avais réuni un quartet avec
Tomeka Reid, Chad Taylor et Ja-
son Ajemian. Quelque chose de
très improvisé.» Une répétition,
deux concerts gravés dans l’ap-
partement de sa sœur, et le tour
était joué. Le projet Fly or Die est
né ainsi, accouchant en 2017 du
premier disque sous le pavillon
de cette trompettiste.

Terreau. A 34 ans, il était
temps. Car chez cette petite
boule nerveuse et rieuse, la mu-
sique est une longue histoire.
«Gamine, je voulais tout faire
comme mon grand frère.» Du
piano pour commencer ; puis à
9 ans, lorsque la famille s’ins-
talle à Chicago, de la trompette,
comme papa. La suite s’inscrit
dans le terreau de la Cité des
vents, où elle va s’épanouir au-

grande musicienne qui a retenu
du jazz les intentions, «cette mise
en relation, en mouvement, de
toutes les musiques». Répétitive,
minimaliste, mélodique, libre,
en un mot, comme les oiseaux
qu’elle a dessinés en couver-
ture... Et sa manière de sonner
fait écho aux formidables ritour-
nelles de Don Cherry, aux con-
fins de l’abstraction enchantée,
capable de partir en vrilles sur
des boucles pour Anteloper, son
duo tendance expérimental
dont un nouveau volume est an-
noncé fin 2020. D’ailleurs,
comme ce paisible messager,
elle prend désormais le micro,
histoire de mettre des maux en
bouche. Un bon vieux blues inti-
tulé Prayer for Amerikkka pour
commencer, une sublime Love
Song pour finir. «Même si je reste
persuadée que la musique, par sa
capacité d’abstraction, est une
nécessité pour rêver et créer de la
beauté, j’avais besoin de mettre
des mots pour que le message
passe. Ce n’est pas nouveau, mais
ça ne va vraiment plus : les bavu-
res policières, les tueries de
masse, les suprémacistes blancs,
la redistribution inégalitaire, la
justice à plusieurs vitesses... Les
problèmes sont trop massifs, et
très urgents à régler.»
J.Den. (à Chicago)

Jaimie Branch
Fly or Die II : Bird Dogs Of
Paradise (International
Anthem). En concert le
12 novembre au festival
Jazzdor, Strasbourg (67), le 18
janvier au Pannonica, Nantes
(44), le 30 au POC, Alfortville
(94), dans le cadre du festival
Sons d’hiver.

près des aînés, dont le saxopho-
niste Fred Anderson qui lui per-
met de jouer avant même ses
21 ans sur la scène du mythique
Velvet Lounge. «A condition que
je ne boive pas !»
A l’approche de la trentaine, elle
part à Baltimore, puis s’installe
à New York, la ville dont elle est
native. Un retour aux sources?
Non, plutôt le désir d’ouvrir
d’autres fenêtres. Changer d’air,
quoi. «Mais quand j’ai commencé
Fly or Die, je voulais m’associer à
des musiciens de Chicago, car il
y a ici un langage commun. En
termes d’expériences et de sens
du partage.» De ses années pas-
sées dans l’hispanique West Side
de Chicago, la trompettiste a
conservé ce sens de la commu-
nauté, de solides amitiés qui

font qu’aujourd’hui encore, en
tournée européenne, elle peut
traverser l’Atlantique juste pour
honorer un gig du saxophoniste
Keefe Jackson, avec qui elle fit
une de ses premières sessions
en 2007. Il y avait déjà là Jason
Ajemian, bassiste pilier de la
scène avant-jazz et post-rock,
toujours au tempo sur Fly or Die.

Vrilles. Pour le second volet,
celle qui fonctionne «tel un flot-
teur, porté par les courants, ou-
verte aux dérivations», a suivi la
même méthode : «Nous avions
deux concerts à Londres et un
jour de répétition. J’ai apporté
certaines compositions qu’on
jouait déjà, d’autres pas.» Et
voilà le résultat, un disque qui
confirme qu’on tient là une

Jaimie Branch,


les pistons de la colère


La trompettiste, qui
signe un deuxième
album sur le label,
prend désormais le
micro pour s’insurger
contre les discours
suprémacistes.
Rencontre.

Jaimie Branch a adopté la trompette, comme son père.

de leur label. Beaucoup de choses existaient
sans eux, mais ils ont su les diffuser. Comme
mon travail, qui aurait très bien pu ne rester
qu’une bonne performance. Ils
ont fait en sorte que cela soit
plus que ça», résume Da-
mon Locks, un artiste qui
mixe les techniques
­(collages, photos et des-
sins...) aussi bien en tant
que plasticien que musi-
cien. Il a signé plusieurs po-
chettes du label, tout
comme il a invité d’autres so-
ciétaires du label sur son projet
paru cet été.
L’histoire d’International Anthem
s’écrit ainsi, au gré des rencontres coopérati-
ves, comme une suite d’instantanés qui, bout
à bout, livrent une photographie de la diver-
sité esthétique qui agite Chicago (lire ci-con-
tre). Toute cette galerie de personnages aux
parcours différents forment in fine une fa-

mille élargie, convergeant vers un horizon ir-
réductible à une définition, un process orga-
nique entre acoustique et électronique. Même
les élans enragés ­contre l’état policier de
Moor Mother au sein du collectif Irre-
versible Entanglements et la ban-
de-son cinématique du tout
jeune arrangeur Will Miller à
la tête du collectif Resavoir.
Jazz, pas jazz ,ce n’est plus la
question. Le flux musical
s’étend selon un réseau d’in-
fluences connectées, des for-
mats les plus classiques aux
formules les plus contemporai-
nes. Il n’est d’ailleurs pas rare que
les uns s’invitent chez les autres.
Comme le trompettiste Ben Lamar Gay, dont
la versatile créativité se retrouve sur nombre
de projets, à commencer les siens, sept ouvra-
ges sur Bandcamp. International Anthem en
a extrait une compilation en vinyle. «En at-
tendant le prochain, 100 % original!», promet

MICHIGAN

100 km

Springeld

I OWA

WISCONSIN

ILLINOIS

MISSOURI

KENTUCKY

Mississippi INDIANA
Missouri

Lac
Michigan

Chicago

McNiece. LP, CD, digital, là encore le support
n’est plus l’enjeu. «Certaines musiques sont
des documents qu’il est important de diffuser
au plus vite. D’autres exigent d’être publiés
avec plus d’investissement et de temps.» Le
plus bel exemple est Angel Bat-Dawid, dont
la K7 publiée en début d’année ressort désor-
mais en LP/CD suite à son succès. La clarinet-
tiste mesure ce qu’elle doit à ce label. «Aucun
autre n’aurait pris le risque de sortir un album
d’une inconnue qui l’a enregistré sur son télé-
phone portable. En musique, tout est question
de fréquences et de vibrations !» •

Rens. : intlanthem.bandcamp.com

Junius Paul Ism
Angel Bat-Dawid The Oracle
Makaya McCraven
In The Moment (Deluxe Edition)
Jeff Parker & The New Breed
Suite for Max Brown
(sortie le 24 janvier).

trentenaire, qui enchaîne en ce début sep-
tembre les sessions d’enregistrement. Pas le
temps de respirer, qu’il faut filer à l’autre bout
de la ville pour un concert de Ben Lamar Gay,
autre affilié du label. Et repasser par ce qui
sert de bureau à l’officine, une simple mezza-
nine dans un vaste lieu branché street arts et
design contemporain, dans le South Side de
Chicago. «A un bloc d’ici, on a enfin un entre-
pôt pour nos disques que nous loue, à un bon
prix, le même propriétaire : c’est le premier
supporter de notre affaire.» Le label y a même
bâti un studio d’enregistrement... «Mais at-
tention, on n’est pas encore une multinatio-
nale !»

Jobs alimentaires
Contrairement à ce que pourrait laisser croire
ce nom, que McNiece a ressorti de sous sa cas-
quette – «la première fois que j’en ai eu l’idée,
c’était pour une espèce d’ambient enregistrée
avec un pote dans ma cave...» –, International
Anthem n’est pas ce qu’on appelle un vaste ré-
seau «profitable». Pas encore l’heure de se dé-
gager des salaires, Scott comme David, son
principal partenaire, ont des jobs «alimentai-
res» : ils réalisent notamment des playlists
pour des restos et bars... C’est d’ailleurs
comme ça que tout a commencé, en novem-
bre 2012, dans un bar de quartier où le trom-
pettiste Rob Mazurek avait une résidence
pour trois semaines. «On a décidé de l’enregis-
trer, avec l’idée de produire une série de lives,
et Rob nous a suivis. Vu son CV, c’était un sacré
coup de pouce! se remémore McNiece qui,
dans une autre vie, fut batteur tendance
punk. Je me tapais la préparation des tour-
nées et tout le reste... Des compétences que j’ai
voulu mettre au service de tous ces musiciens
créatifs qui n’avaient pas l’audience qu’ils mé-
ritaient.»
Le coup d’après, début 2013, il branche Ma-
kaya pour une série jazz. Vingt-huit concerts
étalés sur un an dans ce même lieu, soit quel-
que chose comme quarante-huit heures de
musique, qui après bien des édits vont aboutir
en janvier 2015 au bien nommé In the Mo-
ment. «Au début, il pouvait y avoir cinq per-
sonnes dans la salle. Il a fallu s’accrocher, mais
les musiciens aimaient mon boulot, comment
je parlais d’eux. Tout comme l’esthétique des
affiches du designer Craig Hansen», poursuit
celui qui se considère avant tout comme un
curateur, catalyseur d’énergies. Et ses métho-
des artisanales, reposant sur le réactif DIY,
vont permettre de fédérer un public plus
jeune, au fur et à mesure que ses séries live
s’étendent sur la ville. «Certains amateurs de
jazz trouvaient cette atmosphère étrange : on
parlait, la musique était trop forte, le bar
bruissait. Ils voulaient qu’on fasse silence. Pas
question !» En revanche, les jeunes blancs
becs arrivent à se tailler une réputation parmi
les héritiers de la Great Black Music.

Réseau d’influences
Ce n’est pas la moindre gageure dans cette af-
faire. Car du côté des musiciens, beaucoup
vont suivre cette idée aussi collaborative que
créative, qui correspond parfaitement à l’in-
dépendance d’esprit de la ville. «C’est une
double mutualisation : ils ont bénéficié de no-
tre présence autant que nous avons bénéficié

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