Libération - 21.10.2019

(Tuis.) #1
culture/
Musique

T


ant il a fait de l’art d’effleurer
(les choses de la vie, les jam-
bes des femmes ou les sujets
qui fâchent) un mode de respira-
tion vital, n’attendons pas d’Alain
Souchon, à 75 ans, qu’il se mette à
enfoncer des clous. On l’imagine
peu doué en bricolage, le Duduche
rive gauche. On le préfère en am-
bassadeur des sentiments qui flan-
chent, le genre de gars qui panse à
notre place, allô maman bobo à vie,
ralentisseur naturel de pouls quand
le monde autour s’emballe à faire
suffoquer.
Ainsi un Souchon nouveau débar-
que en pleine hystérie Zemmour-
voile-Hanouna et c’est un peu
comme si, à lui seul, il possédait ce
pouvoir magique de tout aspirer, tel
un purificateur d’air aux filtres se-
reins, à deux pas d’un Modiano (En-
cre sympathique) aux vertus sem-
blables et le même jour qu’un
Vincent Delerm (Panorama) aligné
sur la même onde. Pourtant Sou-
chon n’est dupe de rien, et même
dans le travelling arrière qui donne
son nom à l’album, Ame fifties, le
déroulé de chromos sépia (Gabin,
Verchuren, Radiola, Peugeot 203)
n’oublie pas «les enfants soldats des
montagnes algériennes», ce qui
équivaut à dire «c’était mieux avant,
mon cul !» avec cette fausse sagesse
de punk à chat. Comme celle en an-
glais des Kinks, la nostalgie en fran-
çais de Souchon n’est qu’un levier
sournois pour catapulter dans le
présent du poil à gratter sous l’as-
pect d’un mohair musical désuet et
cajoleur.

Hamac. Le mec à l’air d’un dé-
phasé chronique, sous un pétard
­capillaire aussi filandreux que sa
silhouette, et pourtant il est venu
régulièrement nous transpercer
­collectivement la conscience avec
des chansons qui font mouche plus
que n’importe quelle tribune. Sur
la violence blanche des vies citadi-
nes (Ultramoderne Solitude), la fo-
lie religieuse (Et si en plus y’a per-
sonne) ou le capitalisme cannibale
(Parachute doré), pour n’en citer
qu’un tiercé gagnant. Ça ne change
rien, mais c’est déjà ça. Une fois en-
core, distillé avec discrétion et déli-
catesse ici et là, sur des airs légers
qui se balancent en hamac, ça parle

Car cela faisait onze ans que Sou-
chon n’était pas apparu seul avec
un album de chansons originales.
Le précédent, en 2014, était signé
Souchon-Voulzy (qui n’apparaît ici
que le temps d’une Irène country et
western assez accorte), et celui
d’avant, A cause d’elles (2011), repre-
nait des airs ayant bercé l’enfance
du chanteur. Cette fois, ce sont ses
deux fils (Pierre Souchon et Ours)
qui ­mettent la main à la pâte du pa-
ter, tandis que les jeunes experts en
élégances sonores Clément Ducol
et Maxime Le Guil (Camille, De-
lerm, Christophe...) se chargent des
méga ouates d’une production ri-
che en amidon.

Fanfare. Aucune surprise, donc,
à entendre Souchon «souchonner»
autour des cœurs qui auraient pu
s’accorder (Presque) ou qui ne bat-
tent plus ensemble (On s’aimait),
faire du vieillissement un aquoibo-
nisme rieur (On s’ramène les che-
veux) et pour tout jeunisme s’en re-
mettre à Pierre de Ronsard, «le
Voyage d’Herceuil» traité en nuan-
ces folk blues pâle (Ronsard Ala-
bama). Depuis l’intérieur moiré
des vitres d’un café, ou en balade
sur les quais, puisqu’il paraît que
les textes lui viennent en mar-
chant, l’ancien prodige de la «nou-
velle chanson française», du temps
d’un président qui ramenait ses
cheveux vers l’avant «pour que tout
soit un peu comme avant», donne
encore de jolis signes de son éter-
nelle jouvence.
Comme toujours, certains trouve-
ront la tisane un peu tiède, le
rythme gastéropode légèrement
lassant (et puis quoi? Souchon ne va
pas se mettre au grindcore à son
âge), mais on peut à l’inverse se ré-
jouir qu’il subsiste avec lui un genre
de métronome cadencé sur les pas
de ceux qui déambulent, des flâ-
neurs, des rêveurs, des non-compé-
titeurs, d’autant qu’une fanfare (Ou-
vert la nuit, déjà entendu dans le
film du même nom, signé Edouard
Baer) finit par réveiller les troupes
dans un feu de joie bienheureux.
Si la touche «british» de Voulzy fait
un peu défaut sur la longueur, si on
aurait aimé un service un peu plus
consistant que neuf nouvelles
chansons, ce sont des pinaillages
bien mesquins au regard de ce que
Souchon est encore capable d’offrir.
Et puis, quoi qu’on en vienne à
­penser par la suite, un disque qui
s’ouvre par une phrase aussi fou-
droyante que «Ferme les yeux
vois» se révèle un peu gagné
d’avance.
Christophe Conte

Alain Souchon
Ame Fifties (Warner).

bien des détresses contemporaines
(«Une usine qu’on vend / Et des
hommes qui pleurent devant», «Au
bord du canal, il y a des campeurs /
Des gens qui leur parlent, et
qu’ont peur» sur Un terrain en
pente), quand l’évocation des filles
des beaux quartiers éduquées à
­Debussy Gabriel Fauré se conclut

par «La lutte des classes / On sait où
ça nous mène hélas». Pas d’enfon-
çage de clous, soit, ni trop de portes
ouvertes, mais une certaine cons-
tance dans le martèlement insi-
dieux, à coup feutrés et tout en ar-
pèges à claire-voie, lorsque sur un
ton enjoué il inventorie les codes
d’un côté et de l’autre du périph :

«Ici khâgne hypokhâgne / Grimpe
à Normal Sup/ Là l’escalator est en
panne/ On tourne dans la ZUP» (Ici
et là). On doit bien reconnaître que
sa voix manquait, en contrepoint
du concert des inutiles, à rebours
des vulgarités, des breaking
news en carton, sous les radars de
la hype ou au-dessus de la mélasse.

Alain Souchon,


flâneur pas fané


A 75 ans, le chanteur
revient, entouré de ses
fils, avec «Ame fifties»,
un album délicat de
chansons originales
où sa nostalgie
cajoleuse s’accorde
avec un regard
caustique sur la société.

Nathaniel Goldberg

28 u Libération Lundi^21 Octobre 2019

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