Libération - 21.10.2019

(Tuis.) #1

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presente par elisabeth quin
du lundi au jeudi a 20h05 sur

tour de la place Urquinaona), des mani-
festants ont eu recours à des cocktails
Molotov et autres engins explosifs, des
bouteilles chargées d’acide, des boules
en acier ou des pavés visant la tête des
agents...
Les violences ne sont pas unilatérales :
contredisant les affirmations du minis-
tre de l’Intérieur, Fer-
nando Grande-Mar-
laska, moult vidéos
et témoignages font
état d’une brutalité
policière patente
contre les manifes-
tants – souvent sans
défense et non-vio-
lents – ou les journa-
listes, comme l’a dé-
noncé Reporters sans
frontières. Samedi soir,
Nuria, une volontaire por-
tant un gilet jaune témoigne :
«C’est incroyable de voir autant de mani-
festants matraqués par la police. De l’au-
tre côté, c’est vrai qu’il y a des casseurs.»
Qui sont ces radicaux prêts à en décou-
dre avec les forces de l’ordre? Le minis-
tère de l’Intérieur évalue leur nombre à
environ 2 000. Pour la plupart, ce sont
de jeunes étudiants séparatistes, mais
aussi des militants antisystème cata-


lans, grecs ou italiens ; nombre d’entre
eux sont tout sauf des séparatistes
­convaincus et cherchent surtout un ter-
rain d’affrontements.
Si la plupart des manifestants condam-
nent les débordements (depuis 2012, le
mouvement indépendantiste a été un
modèle de lutte pacifique), les violences
traduisent aussi un sentiment
collectif de frustration, de
désespérance. Laura, une
professeure de mathé-
matiques de 53 ans,
sécessionniste réso-
lue, le résume ainsi :
«Il y a deux ans, tout
un peuple a senti qu’il
frôlait l’indépen-
dance, qu’on allait en-
fin pouvoir se défaire des
chaînes espagnoles. Et, au-
jourd’hui, on se retrouve avec
sept de nos leaders en exil [en Belgi-
que, en Ecosse et en Suisse, ndlr], neuf
autres condamnés à des peines équiva-
lentes à celles d’un violeur en série. Rien
n’a avancé. Et notre colère est multipliée.
Pour nous, l’Espagne n’est pas une démo-
cratie. Alors, oui, je n’approuve pas la vio-
lence, aucune violence, mais je comprends
nos jeunes qui la pratiquent, car c’est la
seule solution pour se faire entendre.»

Melilla(ESPAGNE)
MAROC

FRANCE

Madrid
ESPAGNE

Océan
Atlantique

Mer
Méditerranée

PORTUGAL

100 km

Barcelone

Autour de la place Urquinaona, à quel-
ques pas d’une brigade de policiers anti-
émeute, ils sont nombreux à exprimer
la même opinion : la violence est l’exu-
toire de ce ressenti dominant de ne pas
être écouté par Madrid. Les réactions au
verdict rendu lundi par le Tribunal su-
prême ont mis en exergue le fossé qui se
creuse de plus en plus chez les 7,5 mil-
lions de Catalans. En marge des indiffé-
rents ou autres agnostiques politiques,
les séparatistes (et, au-delà, les partisans
d’un référendum d’autodétermination,
majoritaires aux trois quarts, selon les
sondages) et les «espagnolistes» sont sé-
parés par une inquiétante fracture, sou-
vent invisible. D’un côté, les partisans
du divorce et du «droit à décider», de
l’autre ceux qui se sentent très à l’aise
dans le giron espagnol. Ainsi, des fa-
milles entières, des groupes d’amis ou
des collègues de bureau ne parlent plus
de «el tema», «le sujet».
Pendant les manifestations, comme lors
des grandes marches de vendredi – qui
ont rassemblé plus d’un demi-million
de personnes –, les altercations sont fré-
quentes. Samedi en milieu de journée,
Via Laietana, devant le siège de la police
nationale, sur deux trottoirs opposés,
partisans des deux bords se sifflent, se
toisent, s’insultent : «Des milliers d’en-
treprises ont quitté la Catalogne, des
gens font leurs valises, écœurés, vous êtes
en train de ruiner notre pays !» lance un
«espagnoliste». Réponse : «Mais c’est
vous qui le faites, bande de franquistes,
vous spoliez les Catalans qui travaillent
et enrichissent le pays !» Autour, d’autres
incidents ont lieu, du même acabit : les
uns seraient des fainéants et des
­voleurs, les autres, des égoïstes qui ne
pensent qu’à leur richesse et ne se mon-
trent pas solidaires avec le reste du
pays.

«Double identité»
C’est la région tout entière qui se fissure.
Trois grands événements ont aiguisé les
griefs des nationalistes : le «non» du Tri-
bunal constitutionnel à un nouveau sta-
tut d’autonomie en 2010, l’avortement
du référendum d’autodétermination en
octobre 2017 et, dernièrement, le verdict
contre les neuf personnalités indépen-
dantistes. «Ce fut la goutte d’eau qui a
fait déborder le vase», explose Imma, la
cinquantaine, dont le pin’s sur la veste
dit : «Ho tornarem a fer» («Nous le refe-
rons»), sous-entendu autant de fois qu’il
le faudra. Depuis jeudi, elle a marché
jusqu’à Barcelone depuis sa bourgade de
Mataro – à une trentaine de kilomè tres
de la capitale – en compagnie de son
mari et de ses quatre enfants, dont Paul,
son fils adoptif originaire de Haïti. «Il n’y
a plus rien à discuter avec les Espagnols,
qu’ils vivent ici, à Madrid ou ailleurs.
Nous sommes plus de deux millions de sé-
paratistes, et nous ne ferons pas machine
arrière. Il y a eu trop de mensonges,
d’abus de pouvoir, de refus de dialoguer.
C’est un problème politique, l’Espagne a
tort de penser que cela peut se régler par
des peines de prison ou des coups de ma-
traque.»
Sa fille cadette, Aina, une blonde
de 16 ans, est fière d’appartenir à Anony-
mous Catalonia, une chaîne aux
270 000 souscripteurs, sur la messagerie
chiffrée Telegram. Elle lorgne aussi les
activités du Tsunami Democratic, un
mouvement qui appelle à des actions re-
belles et spontanées et contre laquelle
un tribunal madrilène a ouvert une en-
quête pour «terrorisme». Aina ricane :

«Je suis non-violente, comme tous mes
amis. Je suis fière d’avoir aidé à couper
quatre routes cette semaine.»
Entre cette Catalogne et celle qui aime
le drapeau espagnol et veut coûte que
coûte que l’unité du pays soit garantie,
l’incompréhension est totale. Samedi,
vers midi, Susana a accouru spéciale-
ment à la Via Laietana, pour remercier
les policiers nationaux. «Ce sont des
­héros, heureusement qu’ils nous protè-
gent de ces radicaux indépendantistes
qui veulent mettre ma ville à feu et à
sang.» Avec Susana, ils sont des centai-
nes samedi à applaudir ou klaxonner, et
apporter des cadeaux aux agents, fleurs,
boîtes de chocolats, jambon ibérique...
«Quelque chose a cra-
qué dans la société,
poursuit-elle, trem-
blante de nervosité.
Mes deux fils ont perdu
leurs amis qui sont
d’une famille sépara-
tiste. Mes parents veu-
lent quitter la région.»
Toni, quadragénaire
employé dans le textile,
a accouru, avec son
benjamin, fan du
FC Barcelone, avec des
fleurs pour les poli-
ciers. Il lève les yeux au
ciel. «Je me sens autant
catalan qu’espagnol. Et
nous sommes nombreux à vivre cette dou-
ble identité, sans mal, avec fierté. Je ne
peux pas comprendre ni accepter qu’on
attaque la police de mon pays, qu’on
agresse une dame car elle porte le dra-
peau national, ou qu’on veuille expulser
des gens comme moi, Barcelonais de père
en fils, amoureux de Gaudi et de Mirò. Si
des Catalans agissent comme cela, alors
ils se font hara-kiri !»
Le degré de confrontation est tel qu’un
groupe de personnalités – parmi les-
quelles la maire de Barcelone, Ada Co-
lau – vient de se constituer. Dans l’objec-
tif d’atténuer le conflit social.•

«Il y a eu trop de


mensonges, d’abus


de pouvoir, de refus


de dialoguer.
L’Espagne a tort

de penser que cela


peut se régler par


des coups


de matraque.»
Imma militante séparatiste

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