Libération - 21.10.2019

(Tuis.) #1

P


our Dilek (1), jeune enseignante ­vivant
à Nusaybin, dans le sud-est de la Tur-
quie, le 9 octobre s’annonçait comme
une dure journée. Son couple bat de l’aile et
son mari est venu la chercher au travail pour
qu’ils puissent discuter dans un café. C’est
alors que tombent les premiers
obus, «à 10 mètres de nous». Le
couple parvient à rejoindre sa
maison. «C’est quand nous
avons allumé la télévision
que nous avons compris que
c’était la guerre en ­Syrie».
Ankara venait tout juste de
lancer son opé­ration baptisée
«Source de paix» contre les
Unités de protection du peuple
(YPG) kurdes, qui contrôlent le
nord-est de la Syrie. Qamishli, la
«capitale» de la région au­tonome kurde
syrienne, communément appelée Rojava, est
située à quelques centaines de mètres au-delà
des barbelés.

Assimilation
A Nusaybin, c’est la panique. Les réseaux télé-
phoniques sont hors service. L’écrasante ma-
jorité des habitants prend la fuite. Dilek, elle,
reste, voit tout, enregistre tout, du moins ce
qu’elle peut. Elle fait le récit de ces derniers
jours à toute vitesse, faisant défiler photos et
vidéos sur son téléphone. Elle s’arrête sur une
image : l’un des 12 civils morts au cours des
bombardements, le crâne éclaté sur la chaus-
sée. «Les fois d’avant, nous savions que la
guerre allait venir, qu’il y avait des armes et
des explosifs cachés dans nos quartiers. Nous
étions préparés, raconte-t-elle. Cette fois, elle
nous est littéralement tombée dessus.»
Dans ce coin à majorité kurde de la Turquie,
la guerre fait partie du quotidien. Depuis que
le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK),
dont les YPG sont la branche syrienne, a lancé
sa guérilla contre l’Etat turc dans les an-

nées 80, la ville a été le théâtre d’événements
parmi les plus cruels de ce conflit qui a fait
45 000 morts. L’insurrection urbaine de 2015-
2016 est probablement le plus douloureux et
l’opération militaire turque en Syrie s’inscrit
dans sa continuité.
A l’été 2015, le cessez-le-feu est rompu. En dif-
ficulté après une défaite électorale, le prési-
dent turc, Recep Tayyip Erdogan, met un
terme aux pourparlers de paix avec le PKK,
désireux de maintenir son ­hégémonie politi-
q u e e n ­s i p h o n n a n t l e s v o i x d e s
­ultranationalistes turcs et en répondant aux
inquiétudes de son appareil sécuri-
taire quant à l’ascension du PKK
en Syrie. Galvanisé par sa vic-
toire sur l’Etat islamique (EI)
à Kobané, le parti kurde
pense pouvoir étendre sa ré-
volution en Turquie. Les vil-
les du Sud-Est s’embrasent.
Des militants armés décla-
rent l’autonomie des quar-
tiers qu’ils occupent. La ré-
ponse de l’armée turque est
terrible : des centaines de milliers de
personnes sont déplacées par les affronte-
ments qui entraînent des milliers de morts.
De toutes les villes de la région, Nusaybin
souffre le plus. «Nous avons tout perdu», af-
firme Melek, 24 ans. «C’était l’enfer, nous
étions cloîtrés dans une pièce, tous ensemble,
à pleurer en entendant les bombes. Nous
n’avions nulle part où aller», ajoute sa sœur.
A l’issue de trois mois de combats dans les
rues, un quart de la ville est rasé au bulldozer,
dont le quartier de Firat, où vivait la famille
de Melek. Depuis, une chape de plomb est
tombée sur la région. Le Parti démocratique
des peuples (HDP), bien que légal, est crimi-
nalisé. Des milliers de personnes, dont des
élus, sont poursuivies ou emprisonnées. Le
gouvernement nomme des administrateurs
à la tête des mairies kurdes. Ils font fermer
des centaines d’associations et remet-
tent au goût du jour l’ancienne politique
­d’assimilation turque. Ankara semble décidé
à ­détruire le PKK, ce qui passe par la fin des
YPG en Syrie.
A Nusaybin, l’Etat a reconstruit les quartiers
détruits : une succession d’immeubles ternes,
ponctués de jardins brûlés par le soleil et de
mosquées. Il y a quelques semaines, la famille
de Melek a enfin pu y emménager. «Le plus
dur, ça a été de sentir les corps encore enfouis
sous terre», raconte la jeune femme. Des dé-
pouilles de militants tués en 2016, des jeunes
que tout le monde connaissait dans le quar-
tier, n’ont jamais été retrouvées sous les dé-
combres. Le 9 octobre, Melek et sa famille
n’avaient pas encore déballé leurs cartons que
la guerre les a rattrapés. «Nous avons toujours
un pied sur le pas de la porte, prêtes à partir»,
se désole Fatma, sa mère. Malgré la fin des
bombardements le week-end dernier, la peur
est omniprésente. Deux habitants ont été ar-
rêtés parce qu’ils refusaient de dire à une jour-
naliste turque que les YPG étaient responsa-
bles des bombardements.

Fatalisme
Ces dernières années, les habitants de Nusay-
bin regardaient de l’autre côté de la frontière
comme vers un phare. Ils y entrevoyaient la
possibilité de ne plus être des citoyens de se-
conde zone, d’être libres de parler leur langue,
et suivaient attentivement les succès militai-
res des YPG : «Quand le monde entier refusait
de combattre Daech, les Kurdes l’ont fait, et
nous en sommes fiers», répète Fatma. «Savoir
qu’en Syrie les Kurdes s’émancipaient nous
donnait de l’espoir, leur autonomie était un
peu la nôtre», explique Ozge (1), un militant
kurde. Mais les conditions qui ont permis
l’émergence du Rojava autonome (une guerre
civile, le retrait du régime de Damas, le para-

400 km

IstanbulAnkara

SYRIE

RUSSIE

UKRAINE

ROU.

GRÈCE

IRAK

TURQUIE

Mer Noire

Mer
Méditerranée

Diyarbakir
Nusaybin

Par
Jérémie Berlioux
Envoyé spécial à Nusaybin (Turquie)
Photos Emin Ozmen. Magnum
Photos

Yelda et Fatma vivent dans le quartier de Firat, rasé en 2015.


Kurdes «La


guerre nous


est tombée


dessus»


Déjà ciblés par l’armée en 2015,


les habitants de la ville turque de


Nusaybin, proche du Rojava, voient


leurs espoirs d’autonomie annihilés


depuis le début de l’offensive d’Ankara


contre les Kurdes en Syrie.


Monde


8 u Libération Lundi^21 Octobre 2019

Free download pdf