Libération - 21.10.2019

(Tuis.) #1

Des fermiers saluent les militaires turcs en route pour le nord de la Syrie, le 12 octobre à Akçakale.


«Savoir que les Kurdes
s’émancipaient en Syrie

nous donnait de l’espoir.


Nous avions parfois


l’impression qu’il


suffisait de tendre
la main pour toucher

la révolution du Rojava.


Mais l’Etat turc est fort


et il ne nous donnera


jamais rien.»
Ozge militant kurde

l


es combattants de la coalition ara-
bo-kurde des Forces démocratiques
syrienne (FDS) se sont retirés di-
manche de la ville frontière de Ras al-Aïn.
Celle-ci était le théâtre de violents com-
bats depuis le début de l’offensive turque
dans le nord-est de la Syrie, le 9 octobre.
Une trêve, négociée jeudi soir sous
haut patronage américain, donnait jusqu’à
mardi aux FDS pour se retirer de la «zone
de sécurité» voulue par la Turquie le long
de la frontière. Cet accord provisoire n’a
pas empêché les affrontements de se
poursuivre vendredi, puis tout le week-
end, chaque camp accusant l’autre de ne
pas le respecter. Un soldat turc a été tué et
un autre blessé dimanche à Tall Abyad,
­selon le ministère de la Défense turc.
Pour le président américain, qui a donné
le feu vert à l’incursion d’Ankara en accep-
tant de replier ses troupes en dehors de
la zone frontalière, le «cessez-le-feu tient
bien gentiment». Dans un tweet citant son
secrétaire à la Défense, Mark Esper, Do-
nald Trump ajoute : «Il y a quelques accro-

chages mineurs qui s’arrêteront bientôt.
Les Kurdes se réinstallent dans de nouvelles
zones. Les soldats américains ne sont pas
dans la zone de combat ou de cessez-le-
feu.» Dimanche, les forces américaines ont
en effet poursuivi leur retrait, en quittant
la base de Sarrine, la plus importante de
la zone. Selon l’Observatoire syrien des
droits de l’homme, elles ne sont plus pré-
sentes dans les provinces de Raqqa et
d’Alep, mais conservent des positions en
dehors de la zone ciblée par Ankara.
Tout le week-end, la Turquie avait fait ap-
pel à Washington pour obtenir l’évacua-
tion des FDS. «Nous avons demandé à nos
collègues américains d’user de leur influ-
ence et de leurs connexions pour s’assurer
[que les combattants kurdes] partiront
sans incident», a déclaré samedi à l’AFP le
porte-parole de la présidence turque. De
son côté, Recep Tayyip Erdogan avait me-
nacé d’«écraser la tête» des FDS s’ils ne
quittaient pas la zone. Les FDS ont consti-
tué le bras armé sur le terrain de la coali-
tion internationale contre les jihadistes.
Les Etats-Unis les ont fortement appuyées
par voie aérienne et au sol lors de la cam-
pagne contre l’organisation terroriste, qui
a abouti en mars à la défaite militaire de
l’Etat islamique.
Pierre Alonso

La trêve rompue,


le retrait continue


Tandis que Kurdes et Turcs
s’accusent d’avoir brisé
le cessez-le-feu, les troupes
américaines s’éloignent
de la «zone de sécurité».

pluie américain) sont bien différentes de cel-
les qui prévalent en Turquie. Les institutions
et les mentalités y sont pétries d’une idéologie
nationaliste résumée par le slogan kémaliste
«Heureux celui qui dit “je suis turc”», inscrit
sur de nombreux bâtiments publics et monu-
ments, rappelant que l’Etat a longtemps nié
jusqu’à l’existence même des Kurdes en Tur-
quie. «Nous avions parfois l’impression qu’il
suffisait de tendre la main pour toucher la ré-
volution du Rojava. Mais l’Etat turc est fort et
il ne donnera jamais rien aux Kurdes», conti-
nue Ozge.
Les habitants de Nusaybin sont encore sous
le choc des derniers événements. Les réseaux
sociaux sont saturés d’images venues des zo-
nes de combat. «C’est difficile de prendre du
recul et de réfléchir aux changements qui sont


en train d’advenir en Syrie», explique Melek.
L’accord entre les Forces démocratiques
­syriennes (FDS), dont les YPG sont la colonne
vertébrale, et le régime de Damas afin de
­contrer l’opération militaire turque marque
le ­déclin, sinon la fin, du Rojava autonome.
L’épuisement laisse aussi place au fatalisme.
«Ça sert à quoi, l’autonomie politique, si c’est
pour voir nos enfants mourir? questionne un
habitant du quartier de Firat. Je veux juste vi-
vre en paix.» Un obus a tué trois de ses voi-
sins, le premier jour des bombardements.
L’accord pour un cessez-le-feu de cent
vingt heures (lire ci-contre) trouvé jeudi soir
entre les Etats Unis et la Turquie laisse un
goût amer, même si les FDS refusent de se re-
tirer de la frontière. «C’est parce que les Etats-
Unis ont lâché les Kurdes que la guerre a com-
mencé. Maintenant, l’avenir est sombre»,
soupire Ozge.
Le parti kurde HDP est le seul représenté au
Parlement à s’être opposé à l’opération. Une
position qui a déclenché une nouvelle vague
de répressions. Semire Nergiz, maire HDP de
Nusaybin, a été arrêtée ainsi que trois autres
édiles de la région. Depuis des années, le parti
demande une reprise des négociations de
paix. «Le problème kurde ne peut être résolu
qu’avec les Kurdes. La clé pour une solution
n’est pas à Washington ou Moscou, mais à An-
kara, Diyarbakir [la «capitale» du mouve-
ment kurde en Turquie, ndlr] et Imrali [l’île
où est détenu Abdullah Öcalan, le chef du
PKK]», a martelé Gunay Kubilay, le porte-pa-
role du parti. Mais à l’heure qu’il est, la Tur-
quie ne semble en aucun cas disposée à re-
prendre des pourparlers de paix.•

(1) Les prénoms ont été modifiés.

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