Les Echos - 14.10.2019

(Ron) #1

12 // IDEES & DEBATS Lundi 14 octobre 2019 Les Echos


opinions


comme s’ils étaient devenus les victimes
directes de la volonté des deux hommes
de se maintenir en place dans leurs pays
respectifs. Quelles que puissent être les
relations complexes entre la Turquie et
la Russie, Erdoğan semble s’inspirer de
Poutine : « Oubliez la l iberté et la prospé-
rité, je vous offre la fierté. » L’économie
se détériore, le soutien populaire fléchit :
qu’importe : « Les Kurdes paieront. »
Cette dernière escalade de la violence
en Turquie semble être un condensé de
tout ce qui ne va pas dans le monde. Elle
est l’illustration presque parfaite de la
déconstruction de l’ordre international
d’après-guerre. Que retrouvons-nous en
effet? Une Amérique qui devient plus
que jamais source de désordre. Des diri-
geants, qu’ils soient à Washington ou à
Ankara, qui versent dans une escalade
verbale (et, pour les Turcs, militaire) et
qui ne respectent ni les traditions diplo-
matiques ni même la simple décence.
Des populations civiles qui, comme tou-
jours, sont les premières victimes et qui
se retrouvent à nouveau par dizaine de
milliers sur les routes, otages d es erreurs
de calcul des uns et des ambitions de
conquête ou de reconquête des autres.
Un Etat islamique qui pourrait renaître
de ses cendres à la faveur du chaos.
Une Europe devenue un objet de
chantage et non plus un sujet de l’his-
toire, comme si le cours des é vénements
s’acharnait à lui faire payer ses ambi-
tions impériales d’hier et ses faiblesses
d’aujourd’hui. « Ne me parlez pas d’inva-
sion », martèle le président turc. « Si
vous voulez savoir ce qu’est une invasion
véritable, je renvoie les 3,6 millions de
réfugiés syriens qui sont en Turquie, vers
l’Europe. Vous ne vouliez pas de moi hier
dans votre club de gentlemen chrétien. Et
bien ne comptez p lus sur moi aujourd’hui
pour être votre assurance-vie anti-immi-
grants musulmans. Puisque vous ne vou-
lez pas que j’assure ma sécurité comme je
l’entends, votre insécurité sera totale. »
Ce chantage éhonté est la démonstra-
tion que nous sommes entrés dans un
monde où seule la puissance fait loi.
L’alliance entre l’Europe et les Nations
unies évoque la parabole de l’aveugle et
du paralytique. Tant p is pour les Kurdes,
tant pis pour nous tous.

Dominique Moïsi est conseiller
spécial de l’Institut Montaigne.

Les fils que vient de rompre Donald
Trump seront difficiles à retisser. La
confiance se gagne lentement, et se perd
très vite, de manière brutale et parfois
définitive. Car le mot qui s’impose en
2019 dans le cas kurde est celui de trahi-
son. Le bras armé de la résistance victo-
rieuse à Daech en Syrie a été ces combat-
tants kurdes qui ont fait par milliers le
sacrifice de leurs vies pour que le sanc-
tuaire terroriste – improprement quali-
fié de « Califat » par les extrémistes eux-
mêmes – se réduise comme une peau de
chagrin avant de presque disparaître. En
milieu de semaine, un ancien de l’admi-
nistration Trump faisait piètre figure
sur la chaîne BBC World en essayant de
justifier la décision américaine de « tra-
hir les Kurdes ». « Ils étaient nos alliés
sans l’être pleinement », balbutiait-il.
« C’était une alliance tactique, de circons-
tance, qui n’avait pas vocation à durer. »

Il y a des moments où l’excès de
cynisme devient de la naïveté. Certes, la
géopolitique n’est pas faite pour les
cœurs tendres. Les notions d’éthique
pèsent généralement de peu de poids
face aux considérations de realpolitik.
Mais trop, c’est trop! Surtout quand le
cynisme s’accompagne d’incompétence,
d’indécision et d’absence totale de vision
stratégique : « Les Kurdes étaient-ils à nos
côtés en Normandie en juin 1944? » se
demandait Trump cette semaine.
En fait, en donnant le feu vert à Erdo-
gan, Donald Trump ne se demande pas
ce qui est bon pour le Moyen-Orient, pas
même ce qui est bon pour les Etats-Unis.
Il n’est guidé que par une seule et exclu-
sive considération : « Est-ce bon pour
ma r éélection? » I l est vrai que le proces-
sus électoral s’avère plus difficile pour
lui depuis le lancement par les démo-
crates de la procédure d’impeachment.
Et si les Kurdes de Syrie étaient tout à
la fois les otages des calculs de politique
intérieure du président Erdoğan et du
président Trump? Tout se passe en effet

Les fils que vient de
rompre Donald Trump
seront difficiles à retisser.

Le mot qui s’impose
est celui de trahison.

En lâchant les Kurdes en Syrie, Donald Trump s’inscrit dans la continuité
de ses récents prédécesseurs Barack Obama et Georges W. Bush.
Avec, comme conséquence, celle d’affaiblir les alliés des Etats-Unis
et de renforcer le pays qu’ils présentent comme leur ennemi juré.

Abandon des Kurdes par Trump :


pire qu’un crime, une faute


DANS LA PRESSE
ÉTRANGÈRE


  • « Les overdoses de médicaments
    opiacés antidouleur causent chaque
    année le décès de 100 à 200 personnes
    aux Pays-Bas », rapporte le quoti-
    dien néerlandais « De Volkskrant »
    à l’occasion de la mise en place
    par le ministère de la Santé d’« une
    équipe spéciale [...] chargée de traquer
    les ventes illégales sur Internet de ces
    antidouleurs comme l’oxycodone ou
    le fentanyl ». « Le ministre de la Santé
    a eu l’idée de mettre sur pied cette
    équipe après une visite de travail aux
    Etats-Unis », indique le journal.
    « Cette équipe va être chargée d’éviter
    une situation “à l’américaine” », note le
    quotidien. « La police, le parquet et les
    services d’inspection de la santé publi-
    que vont joindre leurs forces face à un
    commerce très actif, mais dont l’enver-
    gure reste encore inconnue », s’inquiète
    le journal. « Les médicaments illé-
    gaux ou contrefaits augmentent les
    risques d’intoxication, car les dosages
    figurant sur les emballages peuvent
    être erronés », relève l’enquête du
    « Volkskrant ». La situation semble
    même inextricable si l’on en croit
    l’association d’experts en addic-
    tion (Vereniging voor Verslavings-
    geneeskunde) contactée par le quo-
    tidien. « Certains patients ayant
    obtenu des médicaments sur ordon-
    nance les revendent sur Internet.
    D’autres proposent même sur la Toile
    des patchs de morphine déjà utilisés
    à des toxicomanes qui vont jusqu’à
    les mâcher pour en extraire les der-
    niers composants toxiques », explique
    Peter Vossenberg, président de cette
    association.
    —Didier Burg


Haro sur la vente
d’opiacés sur Internet
aux Pays-Bas

LE MEILLEUR DU


CERCLE DES ÉCHOS


Innovation en santé :


aller plus vite


Innover en santé, tout le monde est d’accord.
Hélas, les réformes tardent à produire
des effets. Comment passer à la vitesse
supérieure? Philippe Leduc, directeur
du think tank Economie Santé, s’interroge.


EXPÉRIMENTATIONS « L’urgence est là.
Comment transformer le système de santé
tout en répondant sans délai aux difficultés
d’aujourd’hui et en investissant sur les
solutions de demain, mais qui sont
autant de remises en cause des habitudes,
et cela sans dégrader les comptes de la santé?
[...] L’hôpital comme la médecine de ville sont
confrontés à une avalanche de préconisations
ou d’expérimentations qui s’accélèrent
depuis une dizaine d’années, mais
qui tardent à produire leurs effets,
si ce n’est l’épuisement des personnels. »


NOUVELLES MÉTHODES « C’est dans
ce contexte que les pouvoirs publics,
à côté de mesures décidées d’en haut,
tentent de développer une nouvelle façon
d’expérimenter. Le ministère de la Santé
et l’Assurance-maladie sont à la manœuvre.
Connue sous le nom d’expérimentations
“Article 51”, cette initiative, qui a connu
un départ poussif au début de l’année,
semble prendre son envol. Son principe :
“Donner l’initiative aux acteurs de terrain
en assurant une évaluation systématique”. »


TRAVAIL DE DENTELLE « Vingt-six projets
ont déjà été autorisés, plusieurs centaines
sont en cours. Ils concernent surtout
les maladies chroniques. [...] Souvent,
l’innovation organisationnelle s’appuie
sur une innovation technologique et permet
à celle-ci se diffuser. C’est du travail
de dentelle, mais qui s’inscrit dans la vraie
vie. Le pari, c’est que cette nouvelle démarche
irrigue et stimule la grosse cavalerie
des mesures de “Ma santé 202 2”. »


a
A lire en intégralité sur Le Cercle :
lesechos.fr/idees-debats/cercle


Nazeer Al-khatib/AFP

I


ntervenir aux Moyen-Orient fut la
pire décision de l’Histoire des Etats-
Unis », tweetait, il y a quelques jours,
avec le sens de la nuance qu’on lui con-
naît, Donald Trump. On serait tenté de
retourner et de compléter la formule.
Pour le Moyen-Orient, le pire ne pro-
vient-il pas de l’alternance d’interven-
tion coupable, puis d’abstention irres-
ponsable de la part des Etats-Unis?
En donnant comme il vient de le faire,
de manière confuse et contradictoire, le
feu vert à l’intervention des forces tur-
ques en Syrie, D onald Trump s’inscrit en
fait dans la double continuité de George
W. Bush et de Barack Obama. Il peut
s’attacher, comme il le fait avec viru-
lence, à dénoncer l’intervention des for-
ces américaines e t alliées contre l’Irak de
Saddam Hussein en 2003, alors même
que son régime ne détenait pas d’armes
de destruction massive. Mais en 2019,
avec l’intervention t urque, comme ce fut
déjà le cas en 2003 avec l’action des
Etats-Unis, le seul résultat tangible de
l’ouverture de ce nouveau front sera le
chaos. Et le pays qui peut en profiter le
plus dans la région sera, en 2019 comme
en 2003, l’Iran des Mollahs.
Quelle étrange continuité. Les Etats-
Unis semblent s’acharner à affaiblir
leurs alliés et à renforcer le pays qu’ils
présentent comme leur ennemi juré.
Mais en 2019, ce ne sont pas seulement
leurs alliés syriens kurdes qu’ils trahis-
sent, c’est la notion même d’alliance.
Après l’abandon spectaculaire des
Kurdes, comment les alliés de l’Améri-
que ne pourraient-ils se sentir déstabili-
sés jusqu’au plus profond d’eux-mêmes,
de l’Europe à l’Asie en passant par le
Moyen-Orient? Même en Israël, qui
met en avant l’axe privilégié entre
Trump et Netanyahu, l’abandon brutal
des Kurdes ne passe pas. Et si nous
étions les prochains à être ainsi aban-
donnés par Washington, se demandent
les Israéliens? On ne peut décidément
compter que sur nous-mêmes.

LE REGARD
SUR LE MONDE
de Dominique
Moïsi

LE LIVRE
DU JOUR

Les vents mauvais
de l’éolien

LE PROPOS Le destin de l’énergie
éolienne n’a absolument rien
de fabuleux, si l’on suit bien
Fabien Bouglé, qui a analysé
cette filière dans ses moindres
recoins. C’est même tout
le contraire. La boulimie
de terres rares nécessaires
à la fabrication de turbines
plombe son bilan carbone.
La masse de déchets issus
des équipements en fin de vie
va se mettre à grossir
démesurément, faute,
pour l’instant, de solution
de recyclage. Les socles
en béton des mâts contribuent
à l’imperméabilisation des sols
et ils sont irrécupérables.
Les éoliennes mettent à mal
la biodiversité, en contribuant
à l’effondrement des populations
d’oiseaux. Les vents mauvais
que fait souffler l’éolien
ne s’arrêtent pas là : le débat
démocratique qui entoure
son essor est souvent
mis à mal, tandis qu’un parfum
de corruption s’est mis à flotter
sur les acteurs, quand ce n’est
pas la mafia qui s’en mêle.

L’ INTÉRÊT Cet ouvrage
constitue un salutaire exercice
de démystification de l’éolien.
Il ne peut qu’inviter les tenants
de cette filière verte à cesser
de la parer systématiquement
de toutes les vertus. Et ce, de façon
d’autant plus contre-productive
que les apports positifs de
cette énergie restent nombreux,
quoi qu’e n pense l’auteur.
—Joël Cossardeaux

Eoliennes. La Face noire
de la transition écologique
De Fabien Bouglé.
Editions du Rocher,
198 pages, 15,90 euros.
Free download pdf