Les Echos - 14.10.2019

(Ron) #1

Les Echos Lundi 14 octobre 2019 IDEES & DEBATS// 13


art&culture


« Proposition d’une synthèse des arts, Paris 1955 ».
Le Corbusier, Fernand Léger, Charlotte Perriand,
Tokyo 1955. Reconstitution 2019.

Les environnements fabuleux


de Charlotte Perriand


Judith Benhamou-Huet
@judithbenhamou

Une grande femme. Une
grande expo. A la Fonda-
tion Louis Vuitton (groupe
LVMH, propriétaire des « Echos »), l’archi-
tecte et designer française Charlotte Per-
riand (1903-1999) est l’objet d’une exposi-
tion, qui, en neuf reconstitutions d’espaces,
nous plonge intégralement dans s on écosys-
tème. Il ne s’agit pas seulement de montrer
des meubles vintage qui font aujourd’hui les
riches heures du marché (d’ailleurs à peu
près la moitié d’entre eux seulement sont
d’époque), mais de mettre en perspective la
création de formules de vie, sources de bien-
être. Elle y joue avec les formes, les couleurs,
le vide et les comportements aussi.

Libre et autonome
Il suffit de prendre l’exemple de « L’Apparte-
ment du jeune homme » présenté en 1935 à
l’Exposition universelle de Bruxelles. D’un
côté, elle imagine un bureau et un fauteuil,
aux lignes épurées ainsi qu’un tableau noir
et, de l’autre, carrément une salle de sport,
où le chanceux garçon pourra se dépenser.
L’architecte star américain Frank Gehry a
écrit, en se remémorant la visite de son
appartement : « Je n’étais en rien préparé à ce
que j’ai pu directement éprouver alors : sa
maîtrise absolue de l’espace et de la composi-
tion. Tout était conçu [...] comme une é vidence
et sans rien d’artificiel. » D ans une p ériode de
prise de conscience de l’importance de la

création des femmes, il faut
saluer le fait qu’on n’associe
aucun homme à cette Char-
lotte si libre et autonome.
Elle avait coutume de dire :
« Il faut avoir l’œil en éven-
tail » p our « perfectionner le nid de
l’homme ». L’éventail est aussi large que son
ouverture à d’autres cultures, comme le
Japon qui joue un rôle fondamental, le
mobilier paysan ou l’art moderne. L’exposi-
tion contient, outre 200 meubles, 200 pein-
tures et sculptures dont une cinquantaine
d’œuvres de son ami Fernand Léger et une
trentaine de Picasso, plus Calder ou Soula-
ges. « Ils se retrouvaient tous au Flore. Mais
elle était moins proche de Picasso », explique
sa fille Pernette.
Perriand a beaucoup travaillé avec
Le Corbusier qui était un grand communi-
cateur. Ainsi, leur chaise longue basculante
de 1928, qui est certainement l’un des meu-
bles les plus connus du XXe siècle, est le fruit
du travail Le Corbusier-Perriand, auxquels
s’ajoute Pierre Jeanneret (le cousin de
Le Corbusier), mais la postérité a gommé les
noms de la femme et du cousin. L’exposition
à la fondation s’ouvre magistralement sur
« Le Transport des Forces », une immense
toile de Léger de 1937 qui se marie parfaite-
ment avec une chaise de repos aux mêmes
formes ondulantes. Elle se termine par « La
Maison au bord de l’eau » de 1934, un proto-
type de préfabriqué en bois, reconstruit
en 2013, placé près de la cascade de Frank
Gehry. On voudrait y rester.n

EXPOSITION
Le Monde nouveau
de Charlotte Perriand
Paris, Fondation Louis
Vuitton, jusqu’au 24 février

Clotilde Hesme enfile les gants


de « Stallone »


Philippe Chevilley
@pchevilley

A l’origine de « Stallone »,
présenté au Centquatre
dans le cadre du Festival
d’automne, il y a un joli texte
d’Emmanuèle Bernheim
paru en 2004 : l’histoire de
Lise, jeune assistante médi-
cale galvanisée par la vision
de « Rocky III » qui, à l’instar
du boxeur reconquérant sa
couronne, va se battre comme un « tigre »
pour réussir sa vie. Quittant son emploi, elle
va reprendre ses études de médecine, décro-
cher son diplôme, connaître le grand amour
et devenir mère, avant d’être fauchée par la
maladie. Jouant tout du long avec la figure
iconique de l’acteur star des années 1980
(l’héroïne verra tous ses films), ce roman
doux-amer, dont la fin met le lecteur KO,
semble prémonitoire : la lumineuse écri-
vaine est morte d’un cancer en 2017.
Actrice rare, Clotilde Hesme a eu la bonne
idée d’en faire une adaptation scénique, avec
la complicité du metteur en scène (de théâtre
et de cinéma) Fabien Gorgeart. Leur travail
est d’une grande finesse. Plutôt qu’un simple
seul-en-scène, ils ont opté pour un duo
malin. Sur un espace blanc aux allures de
ring, debout derrière un micro, la comé-
dienne (qu’on a vu briller au théâtre chez
Christophe Honoré, Luc Bondy et Catherine

Hiegel) raconte l’histoire de
Lise, accompagnée par les
notes vagabondes de Pascal
Sangla, assis face à son cla-
vier. La partition, très réus-
sie, brode autour du tube
de « Rocky », « Eye of the
Tiger ». Le musicien-acteur
ne se contente pas de créer
l’atmosphère sonore, il
donne la réplique à la comé-
dienne, interprétant les
hommes qui ont compté
pour Lise, en un savoureux contrepoint.
Ce match théâtral et musical apporte un
supplément de fantaisie au texte et, par son
humour tendre et décalé, évite tout pathos.
Clotilde « Rocky » Hesme est telle qu’on
l’espérait : d’un naturel confondant, d’une
grâce et d’une intensité de chaque instant.
Qu’elle parle droite et immobile, qu’elle
s’empare du micro pour chanter une ritour-
nelle ou esquisser des pas de boxe, elle est
Lise, cette jeune femme des années 1980 à
l’esprit de combat, amoureuse des films et
des héros populaires, des hommes forts et
doux. Pascal Sangla est cet homme doux, au
toucher délicat et à l’humour flegmatique.
Le duo fait des ravages, 1 h 15 durant. Quand,
à la fin, apparaît en gros plan le visage de
Stallone projeté en fond de scène et que la
chanson du tigre épouse le dernier souffle
de Lise dans la pénombre, on a tous peu ou
prou un cœur de Rocky.n

SPECTACLE
Stallone
d’Emmanuèle Bernheim
Conception : Fabien
Gorgeart et Clotilde Hesme
Festival d’automne, à Paris
(Centquatre) jusqu’au
26 oct. A Rennes (TNB)
du 6 au 9 nov. A Brive-la-
Gaillarde (L’empreinte)
le 12 nov. A Toulon
(Le Liberté), du 13 au 15 mai.

LE POINT
DE VUE


d’Edouard Challe


Non, la politique


de la BCE n’est pas


trop accommodante


S


ix ex-banquiers centraux de la
zone euro viennent de publier
un mémorandum dénonçant la
politique monétaire « extrêmement
accommodante » de la BCE. Ce texte fait
écho à la proposition récente de Jac-
ques de Larosière d’abaisser la cible
d’inflation (« Les Echos » du 12 septem-
bre 2019). Pourtant, l’idée selon laquelle
la politique de la BCE serait aujourd’hui
trop accommodante procède d’une
erreur d’analyse fondamentale. Pour le
comprendre, un détour vers la théorie
(macro)économique est utile.
La théorie moderne de la politique
monétaire est fondée sur deux notions
clefs : celle de taux d’intérêt neutre, et
celle de pilotage des anticipations
d’inflation. Le taux d’intérêt neutre est
le taux qui permet à l’économie de fonc-
tionner au plus proche de ses capacités
productives (son « offre potentielle »).
Le taux d’intérêt effectif, c’est-à-dire
celui qu’on observe sur les marchés,
peut malheureusement différer du
taux neutre, lorsque la banque centrale
est inefficace, ou contrainte dans ses
actions. Lorsque le taux effectif est infé-
rieur au taux neutre, la politique moné-
taire est excessivement accommodante
et engendre une demande trop élevée ;
cela provoque une tension sur les fac-
teurs de production, une hausse des
coûts (notamment salariaux) et des
pressions inflationnistes.
C’est l’inverse lorsque le taux effectif
est supérieur au taux neutre : la politi-
que monétaire est alors trop restrictive,
la demande trop faible, les facteurs de
production (comme le travail) sont
sous-utilisés et des pressions déflation-
nistes apparaissent.


est incorporée dans les décisions des
entreprises, ce qui évite le déclenche-
ment d’une spirale des prix. La stabilité
de l’inflation devient alors « autoréali-
satrice ». C’est pour cette raison que les
grandes banques centrales ont con-
vergé vers un régime de ciblage de
l’inflation. Les écarts répétés de l’infla-
tion à sa cible qu’on observe depuis une
décennie en zone euro sont donc pro-
blématiques et doivent être corrigés ; et
c’est précisément l’objectif des derniè-
res mesures de la BCE que de le faire!
Les rédacteurs du mémorandum
semblent, eux, regretter les toutes pre-
mières années de la BCE, lorsque son
objectif était de maintenir l’inflation
dans un intervalle (entre 0 % et 2 %).
Jacques de Larosière, pour sa part, a
suggéré d’abaisser la cible d’inflation,
faute de parvenir à l’atteindre – ce qui
revient à abandonner la notion même
de cible. Ces mesures ne pourraient que
déstabiliser des anticipations d’infla-
tion et compliquer la tâche de la BCE.
En économie, comme en tous domai-
nes, il faut apprendre de ses erreurs.
Avant la présidence de Mario Draghi,
les faucons ont poussé la BCE à élever
ses taux d’intérêt par deux fois à
contretemps : en 2008, puis en 2011.
Les mêmes furent vent debout contre
les achats de titres de dette souveraine,
dont les macroéconomistes s’accor-
dent à dire qu’ils ont sauvé la zone
euro d’une crise majeure et d’un écla-
tement probable. Il ne semble pas que
Mario Draghi ait de leçons à recevoir
de cette génération.

Edouard Challe est professeur
à l’Ecole polytechnique.

LE POINT
DE VUE


de Nathalie Dupuis-Hepner
et Marine Rouit-Leduc


Combattre la


saturation, le nouveau


défi des dirigeants


Q


uarante secondes. C’est la
durée moyenne de concentra-
tion réelle derrière un ordina-
teur, selon la chercheuse Gloria Mark.
Les dirigeants n’échappent évidem-
ment pas à cette saturation cognitive,
installée par un cortège d’armes de
déconcentration massive dans le sillage
d’Internet. Equilibristes de l’hypercon-
nexion, ils jonglent entre consultation
compulsive d’e-mails, activisme sur les
réseaux sociaux, f rénésie de réunions et
pilotage de leur entreprise. Face à ce
morcellement de l’attention, il est stra-
tégique de préserver la capacité à se
questionner en profondeur et à déve-
lopper une intelligence de la com-
plexité.
Pour certains, la réponse passera



  • encore – par le numérique : « digital
    detox », applications d’entraînement
    cérébral, de gestion du temps, aide au
    sommeil ou à la performance physi-
    que... Mais c’est une chimère, car ces
    outils de « quantified self » recréent
    l’addiction. Il faut plutôt chercher pro-
    fondément en soi pour retrouver une
    vraie capacité d’attention, celle qui,
    comme la définit la philosophe Simone
    Weil, « consiste à suspendre sa pensée, à
    la laisser disponible, vide et pénétrable à
    l’objet ». Alors, comment rétablir cet
    état d’accueil? Quelques pistes pour
    une reconnexion physique et sensible.
    D’abord la reconnexion à soi. Jean-
    Philippe Lachaux, chercheur en neu-


motivations profondes des clients et
collaborateurs? Il convient de remettre
le regard, le geste et la voix au cœur
d’échanges directs et de faire preuve
d’empathie.
Enfin, la reconnexion au monde. De
plus en plus coupés de leur environne-
ment, les dirigeants peinent parfois à en
capter les opportunités ou les dérègle-
ments. Aussi se doivent-ils de « vivre »
physiquement leurs décisions en se
rendant dans le lieu de vente, chez les
clients, à l’usine ou dans les centres
d’appel pour s’imprégner des situations
sans écran interposé. Comme pour les
artistes, il est vital de renforcer sa capa-
cité à percevoir pour reprendre le con-
trôle d’une réflexion souvent court-cir-
cuitée. C’est cette réceptivité au théâtre
de l’ordinaire qui permet de construire
son expérience, de détecter les signaux
faibles e t de façonner une connaissance
véritable.
On le voit, le rempart contre les déri-
ves du multi-tasking se bâtit hors des
algorithmes et des notifications. La
valorisation d’un leadership exem-
plaire et la (re)mise en place d’une com-
munication authentique inscriront, au
cœur de l’entreprise, les ingrédients
oubliés d’une présence véritable.

Nathalie Dupuis-Hepner
et Marine Rouit-Leduc sont
membres des Company Doctors,
réseau de consultants en entreprise.

rosciences, invite d’abord à prendre
conscience de son comportement
attentionnel afin d e comprendre les for-
ces qui parasitent notre concentration.
Comme on choisit ses aliments pour
rester en bonne santé, on peut sélec-
tionner ses centres d’attention et identi-
fier ses limites. Autrement dit, il faut
apprendre à détecter les moments où
l’attention chute et agir : préserver de
(bonnes) pauses après les moments
forts, équilibrer les tâches à haut niveau
d’engagement et celles plus routinières,
séquencer le travail en « bulles » pour se
concentrer sur une chose à la fois.

Ensuite, la reconnexion à l’autre. Cer-
taines pratiques peuvent contribuer à
remettre du sens et du respect dans les
interactions humaines. Cela passe, par
exemple, par des méthodes de travail
qui intègrent les baisses d’attention et la
fatigue mentale. On peut aussi privilé-
gier dans certains cas les entrevues face
à face ou opter pour un coup de télé-
phone plutôt qu’un SMS. Mais la pleine
présence à l’autre se révèle plus difficile
à atteindre. Comment comprendre les

Il devient difficile
d’échapper aux armes
de déconcentration
massive inventées dans
le sillage d’Internet.

Marc Domage/Fondation

Louis

Vuitton


  • F


.L.C. / ADAGP

paris 2019

Contrairement au taux effectif, le
neutre n e peut être directement
observé, mais il peut être estimé à partir
de ses déterminants fondamentaux
(démographie, technologie, ou encore
préférence des ménages p our l e présent
et pour le risque). Or toutes les estima-
tions du taux neutre en zone euro indi-
quent qu’il s’est e ffondré depuis
vingt ans, et est maintenant négatif
et inférieur au taux d’intérêt effectif.

Il s’ensuit que la politique monétaire
en zone euro est non pas « extrême-
ment accommodante », mais tout au
contraire trop restrictive. C’est ce qui
explique l’atonie de la z one et le
décrochage de l’inflation, et c’est ce
qui justifie la relance des politiques
non conventionnelles.
La deuxième notion fondamentale
en matière de politique monétaire est
celle de pilotage des anticipations
d’inflation. Lorsque la cible d’inflation
est claire et crédible, de sorte qu’elle
guide les anticipations des acteurs, elle

Le mémorandum
publié par six ex-
banquiers centraux
contre la politique
de la BCE procède
d’une erreur d’analyse.

En réalité, la Banque
centrale européenne
a sauvé la zone euro
d’une crise majeure.
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