Les Echos - 14.10.2019

(Ron) #1

14 // IDEES & DEBATS Lundi 14 octobre 2019 Les Echos


sciences


CERVEAU// Les spécialistes du fonctionnement cérébral investissent le monde du travail. Ils veulent
former des managers « neuro-friendly » plus à l’écoute des nouvelles générations d’employés.

Les neurosciences à l’assaut de l’entreprise


Paul Molga

V


oulez-vous un peu d’aide? Vous
feriez bien de prendre une pause! »
L’injonction vient de l’écran devant
lequel travaille l’opérateur d’une compagnie
maritime. Toute la journée, il suit des cota-
tions de fret pour faire transiter des milliers
de conteneurs sur les océans. Ce travail lui
demande une concentration sans faille.
Mais les capteurs de surveillance cérébrale
dont il est doté ont repéré une montée de
stress et une baisse d’attention. Il risque de
faire des erreurs qui pourraient coûter cher
à son entreprise.
Le conseil avisé q u’il vient d e recevoir pro-
vient d’une intelligence artificielle conçue
par la société américaine Emotiv, un spécia-
liste des solutions de neuro-informatique
personnalisées. Elle analyse les signaux
cérébraux enregistrés à partir de capteurs
intra-auriculaires de nouvelle génération
semblables à des oreillettes d’écoute
musicale. P our obtenir des t racés
d’encéphalogramme, les chercheurs coif-
fent habituellement leurs sujets de casques
souples pourvus de dizaines d’électrodes.
Aussi, pour parvenir à miniaturiser cet
appareillage à l’extrême (il ne compte que
deux électrodes), l’entreprise a dû croiser et
analyser des dizaines de millions de tracés
afin d’y repérer deux signatures utiles per-
mettant de mesurer en temps réel l’état
cognitif et affectif d’un individu.
Ce n’est pas tout : équipées d’une con-
nexion Bluetooth, les oreillettes transmet-
tent directement les données dans un cloud
où leur compilation enrichit les connaissan-
ces comportementales des employés au tra-
vail. « Notre objectif est d e permettre a ux orga-
nisations d’exploiter le pouvoir de la neuro-
informatique contextualisée à grande échelle
en tirant parti d’informations collectées dans
des environnements de travail réels sur des
milliers de personnes », explique Olivier Oul-
lier, neuroscientifique e t président d ’Emotiv.
Son entreprise vient de s’associer à l’éditeur
de progiciel SAP pour décliner une applica-
tion dans la formation professionnelle. « Les
neurosciences vont révolutionner l’apprentis-
sage en offrant des interfaces personnalisées
tenant compte de l’état émotionnel de l’utilisa-
teur pour tirer le meilleur parti de ses
moments d’attention », décrit Alexander
Lingg, responsable de SAP User Experience.

Neuroleadership
Grâce aux progrès de l’imagerie, les neuros-
ciences c onnaissent d epuis p eu des dévelop-
pements fulgurants révélant les mécanis-
mes de l’apprentissage, de la mémoire, de la
motivation, de l’engagement, de l’attention,
de la prise de décision et du leadership qui
intéressent le monde de l’entreprise. « Elles
mettent en lumière les paramètres dont a
besoin le cerveau pour s’épanouir », explique
Pierre-Marie Lledo, directeur du départe-
ment de neurosciences à l’Institut Pasteur
(et chroniqueur régulier aux « Echos »).
Ses travaux sur la neuroplasticité (la
capacité du cerveau à remodeler ses con-
nexions en fonction de l’e nvironnement et
des e xpériences), les n eurones miroirs (ceux
de l’empathie et de l’apprentissage par i mita-
tion), le cerveau social (les relations aux
autres) l’ont convaincu que la science peut
façonner des « managers neuro-amicaux »
capables d’organiser leur travail et celui de
leur équipe p our réduire le stress et s timuler
leur créativité. « Il s’agit d’adapter le monde
du travail au fonctionnement cérébral plutôt
que l’inverse », explique le chercheur.
Un neuroscientifique américain du nom
de David Rock a donné naissance à ce con-
cept connu sous le nom de « neurolea-
dership » en 2006. Dans un ouvrage remar-
qué (« Neuroleadership : Le cerveau face à l a
décision et au changement », éditions Odile
Jacob), le neurologue Philippe Damier et
l’enseignant James Teboul, qui ont p rolongé
ses travaux, soulignent quelques-unes des
erreurs de management mises en lumière
par les nouvelles connaissances en neuros-
ciences. Rien ne sert par exemple de noyer
son équipe sous une somme d’arguments

créativité dans des processus automatiques »
ou e ncore « Accordez de vraies pauses décon-
nectées. Ce sont des moments précieux de
vagabondage intellectuel et d’ébullition qui
font émerger des idées créatrices » : tels sont
quelques-uns de ses messages à l’intention
des managers.
Avec l’arrivée des nouvelles générations,
c’est l’ensemble des modèles traditionnels
de g estion de l a performance qui sont r emis
en cause. « Un des principaux problèmes est
la façon dont nous sommes classés en fonc-
tion des résultats de batteries de tests subis
pendant la phase de recrutement. Or nos
états cognitifs, affectifs et neurophysiologi-
ques évoluent en permanence. C’est la raison
pour laquelle nos conditions de travail doi-
vent reposer sur des données factuelles et être
adaptées de manière dynamique à nos senti-
ments », estime Olivier Oullier.
La reconnaissance est clef, d’autant
qu’elle a une réalité physiologique, souli-
gnent les chercheurs : elle active les circuits
neurologiques de la récompense sur les-
quels reposent la motivation, la confiance et
la cohésion sociale. Rien de tel pour la sti-
muler qu’un environnement de travail
« neuro-bienveillant » : accorder de l’auto-
nomie, déléguer, accompagner sans sui-
vre... Emilie Letailleur, qui préside le Cercle
Embelys – un « think and do tank » dédié à
l’accompagnement professionnel –, souli-
gne l’importance de stimuler les émotions
positives : « Les leaders q ui réussissent ont un
fort niveau d’intelligence émotionnelle. »n

Développées par la société Emotiv, les électrodes
miniaturisées implantées dans des oreillettes
permettent de mesurer en temps réel l’état cognitif
d’un individu tandis qu’il travaille. Photo Emotiv

Huit intelligences


La théorie des intelligen-
ces multiples d’Howard
Gardner distingue
huit formes d’intelli-
gence dans lesquelles
chacun de nous excelle
plus ou moins.
lIntelligence verbale.
La sensibilité aux
structures linguistiques.
Elle rejoint l’aptitude à
penser et exprimer des
idées parfois complexes.
lIntelligence logique.
La capacité à raisonner,
calculer et tenir
une argumentation
cohérente pour
analyser les causes
et conséquences
d’un phénomène.
lIntelligence spatiale.
La capacité à créer des
images mentales et à se
repérer dans l’espace.
lIntelligence
rythmique.
La sensibilité aux
structures sonores et
aux émotions exprimées
par la musique.
lIntelligence
kinesthésique.
La capacité à s’exprimer
à travers le mouvement
et à utiliser son corps
de manière élaborée.
lIntelligence
interpersonnelle.
Elle s’exprime par
la capacité à entrer en
relation avec les autres.
lIntelligence
intrapersonnelle.
Elle est centrée
sur l’intériorité,
la capacité à se
connaître et à décrypter
ses propres émotions.
lIntelligence
naturaliste.
La capacité à
comprendre, classer et
différencier les choses
en catégories. Elle
marque une sensibilité
à l’environnement.

o


LA PUBLICATION


Cancer du sein : la chimio


n’est pas plus éprouvante


que l’hormonothérapie


L


a chimiothérapie, plus éprouvante pour les
femmes atteintes d’un cancer du sein que
l’hormonothérapie? Cette idée est dans l’esprit
de beaucoup de patientes – et de médecins. Mais une
étude publiée dans la revue « Annals of Oncology » et
dirigée par le Dr Inès Vaz-Luis, oncologue spécialiste
du cancer du sein à Gustave-Roussy, vient nuancer
cette impression générale. A l’aide d’outils d’évalua-
tion spécifique, les chercheurs signataires ont mesuré
à trois reprises – lors du diagnostic, un an après puis
deux ans après – la qualité de vie de plus de 4.000 pa-
tientes regroupées dans la cohorte Canto. Leur traite-
ment était composé de chirurgie et, pour certaines,
de chimiothérapie et/ou de radiothérapie. Environ les
trois quarts prenaient ensuite une hormonothérapie
pendant au moins cinq ans. Contrairement à l’idée
reçue, il est apparu que la détérioration globale de la
qualité de vie était plus importante chez celles ayant
reçu de l’hormonothérapie, surtout après la méno-
pause (douleurs musculo-squelettiques, dépression,
fatigue sévère, voire dysfonctions cognitives). Toute-
fois, le Dr Inès Vaz-Luis prend soin de souligner que
« la description d’une mauvaise tolérance ne remet en
aucun cas en cause l’excellent rapport bénéfice/risque
de ce traitement » et que l’hormonothérapie, extrême-
ment efficace, « permet une réduction d’environ 50 %
du risque de rechute ». Elle espère que le nouvel éclai-
rage apporté par cette étude contribuera à « éviter
l’escalade des traitements antihormonaux ».—Y. V.


U


n article scientifique publié ce mois-ci
fait tache (de sang) : il est le seul depuis
des années à préconiser de ne pas réduire
la consommation de viande. Réponse immédiate
des réseaux sociaux : son auteur aurait des liens avec
les lobbys alimentaires, son propos est donc orienté!
Est-il pourtant possible pour un chercheur d’ê tre
totalement indépendant dans ce type de débat? La
recherche avance en grande partie grâce à des fonds
privés. Comment refuser tout financement qui vien-
drait d’une entreprise dont l’activité touche, même
de loin, l’alimentation ou l’environnement? Impos-
sible. Et puis, les scientifiques sont des citoyens, avec
leurs idées sur le bien-être animal, l’utilisation des
produits chimiques et ce qui serait bon ou pas pour
la santé. En résumé, ce n’est pas simple, et malgré
toutes les précautions éthiques que nous pourrions
prendre, deux difficultés perdureront : le fait que
la science bouge, ses résultats et ses conclusions
pouvant évoluer d’une étude à l’autre, mais aussi une
part d’interprétation et de libre arbitre non négligea-
bles pour tout sujet aussi imbriqué dans notre quoti-
dien. Qu’en dirait Néandertal? Longtemps, les pré-
historiens ont pensé qu’il mangeait quasi exclusive-
ment de la viande. Mais il y avait bien des végétaux
dans l’environnement, et heureusement! Il fallait
bien que le mammouth trouve ses centaines de kilos
d’herbes quotidiennes. De nouvelles techniques
prouvent, depuis peu, que Néandertal consommait
une part importante de végétaux variés. Devons-
nous pour autant le copier et adopter le fameux
régime paléo? L’idée est de manger uniquement
de la viande et des légumes, d’éviter aliments trans-
formés, gluten, lait, etc. Cela va être compliqué...
Je vous mets au défi de trouver un steak d’aurochs
chez le boucher! Qui plus est, les légumes sont des
manipulations récentes, ils n’existaient pas à la
préhistoire. Surtout, nous sommes omnivores et le
résultat d’adaptations continues à des changements
alimentaires. La très large majorité d’entre nous peut
donc consommer de tout. En conclusion, le seul
menu qui convienne à tous se résume simplement :
une alimentation saine, équilibrée et diversifiée.


Antoine Balzeau est paléoanthropologue
au Muséum national d’histoire naturelle.


LA
CHRONIQUE
d’Antoine Balzeau


Que penserait


Néandertal de notre


alimentation?


A l’école aussi


Les sciences cognitives peuvent aussi stimuler l’attention des élèves.
Depuis deux ans, au lycée Colbert de Lorient, la Cogni’classe se fonde
sur l’apport des neurosciences pour apprendre aux adolescents à
apprendre. A raison d’une heure par semaine, vingt-cinq d’entre eux
suivent cette formation ludique ciblée sur l’attention, la mémorisa-
tion et la gestion du stress. Pas de cours ennuyeux ni de longues pages
d’écriture : l’enseignante enchaîne les tests en temps réel pour mémo-
riser des savoirs et réactive ce qui a été vu d’un cours à l’autre pour
consolider les apprentissages. La correction en temps réel des erreurs
participe du même processus : lorsque les erreurs sont immédiate-
ment pointées du doigt, cela induit un stress qui active des circuits
neuronaux permettant de mieux retenir l’information. « On a identifié
les principaux facteurs qui contribuent à la réussite d’un apprentissage
(l’attention, l’engagement actif, le retour d’information et la consolida-
tion) et les premières expériences tendent à montrer que les outils de
neuro-éducation améliorent les apprentissages. Mais les liens complexes
entre éducation et neurosciences nous obligent à observer prudemment
ces applications en pédagogie. Nous en sommes encore au début de cette
science », tempère cependant Jean-Luc Velay, du Laboratoire de neu-
rosciences cognitives (CNRS) à l’université d’Aix-Marseille.

clefs car leur mémoire de travail n’en retien-
dra que trois. Et créer de la compétition à
outrance entre salariés met le système céré-
bral en état d’alerte. Il commande alors la
sécrétion d’hormones comme le cortisol
pour préparer notre organisme à se défen-
dre. « Les neurosciences débarquent dans les
entreprises après que celles-ci ont fait un
usage intensif de process dont la caractéristi-
que est de démotiver l’humain », décrit Pier-
re-Marie Lledo.

Le chercheur en tire des enseignements
qu’il distille auprès des cadres dirigeants du
CAC 40, de Danone à L’Oréal, où une étude
Gallup de septembre 2018 a montré que le
taux d’engagement des salariés français y
est parmi les plus bas du monde : seulement
6 % se disent motivés par leur emploi, con-
tre 20 % qui se déclarent à l’inverse totale-
ment désengagés... « Le cerveau se détruit
par la routine et se nourrit du changement »,
« Rien ne sert de motiver, il faut faire con-
fiance aux gens », « N’attendez pas de grande

« Il s’agit d’adapter
le monde du travail au
fonctionnement cérébral
plutôt que l’inverse. »
PIERRE-MARIE LLEDO
Directeur du département
de neurosciences
à l’Institut Pasteur
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