Le Monde - 27.10.2019 - 28.10.2019

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DIMANCHE 27 ­ LUNDI 28 OCTOBRE 2019 france| 11

C


laude Chossat n’est pas
un accusé ordinaire.
Il comparaît, à partir du
lundi 28 octobre et jus­
qu’au 8 novembre, devant la cour
d’assises des Bouches­du­Rhône,
à Aix­en­Provence, pour « assassi­
nat en bande organisée ». Mais ne
figure pas – ou plutôt plus – au
nombre de ces voyous corses,
petites mains ou gros bras, de la
mafia insulaire.
Claude Chossat, 42 ans, est un
repenti. Le premier de l’histoire
criminelle corse. Le premier à
avoir, lors d’une garde à vue dans
les locaux de la brigade criminelle
de Marseille, en décembre 2009,
brisé l’omerta censée faire l’hon­
neur des malfrats. Le premier à
avoir livré, par écrit et sur procès­
verbal, aux policiers et à la justice,
les noms des principaux boss du
gang de La Brise de mer (du nom
d’un bar du vieux port de Bastia
où ils avaient l’habitude de se re­
trouver), les rôles de chacun, les
relations qu’ils avaient nouées
entre eux, les circonstances dé­
taillées de plusieurs assassinats,
d’enlèvements et d’extorsions de
fonds, le mode de rémunération
et de fonctionnement. Cette
bande criminelle, née en Haute­
Corse à la fin des années 1970,
s’est imposée dans le paysage de
la voyoucratie corso­marseillaise
jusqu’au début des années 2000.
Pendant près de deux ans, de
2007 à 2009, Claude Chossat s’est
mis au service d’« un grand
tueur », comme il le dit lui­même.
Il a été le chauffeur, le garde du
corps, le factotum, bref, l’homme
à tout faire, de Francis Mariani,
mort dans un attentat à l’explosif
en janvier 2009. Nuit et jour, il
s’est plié de bonne – et parfois de
mauvaise – grâce aux ordres de
son patron. De planques en sur­
veillances, de filatures en guet­
apens, il a laissé ses empreintes et
son ADN sur les scènes des crimes
qui portent la marque de ce par­
rain, l’un des plus redoutés – et

probablement l’un des plus san­
guinaires – de la mafia corse. Et
c’est ce qui lui vaut aujourd’hui
d’être jugé aux côtés d’un autre
gangster, David Taddei, 45 ans, un
spécialiste des armes.

Embuscade
Le 23 avril 2008, vers 10 heures,
selon ses dires, Claude Chossat
fait le guet devant une conces­
sion automobile à Porto­Vecchio
(Corse­du­Sud). Voilà quelques
jours que, en compagnie de Fran­
cis Mariani et de quelques autres
complices, ils cherchent à mettre
la main sur le gérant de cette
concession, Michel Quilici. Leur
but? Tendre un piège à Jean­Luc
Germani, un voyou qui aurait
ses habitudes ici et que Francis
Mariani a dans son viseur depuis


  1. Un soir de novembre de
    cette année­là, alors qu’il circule
    au volant de sa porsche GT3, à
    proximité de Sant’Andréa­di­Co­
    tone (Haute­Corse), où il de­
    meure, Mariani tombe dans une
    embuscade. Bon conducteur – il a
    disputé plusieurs rallyes auto­
    mobiles comme pilote –, il réus­
    sit à se sauver. Il en sort avec des
    blessures au bras et une
    conviction : le coup vient de Jean­
    Luc Germani.
    Depuis ce jour, toujours selon
    les dires de Claude Chossat, Ma­
    riani a une obsession : tuer
    Germani. Jean­Luc Germani (ac­


tuellement incarcéré pour une
autre affaire, il est cité comme té­
moin à ce procès par l’accusation)
est le beau­frère et le bras droit de
Richard Casanova, autre parrain
de La Brise de mer, dont il fut, avec
Mariani et quelques autres, l’un
des tout premiers acteurs. Soup­
çonné d’être l’auteur du braquage
de la banque UBS de Genève
en 1990 – l’un des plus beaux cas­
ses du siècle, selon les exégètes –,
Richard Casanova, alias « le men­
teur », est considéré comme l’un
des cerveaux de la bande. Mais, au
fil des ans et malgré le pacte scellé
au sein de La Brise, Casanova a
pris quelques distances. Petit à pe­
tit, les liens se sont distendus, des
jalousies ont émergé.
A tel point que, en ce
23 avril 2008, lorsque Francis Ma­
riani reconnaît, par le plus grand
des hasards semble­t­il, Richard
Casanova, qui se dirige vers la
concession Volkswagen de Porto­
Vecchio, son sang ne fait qu’un
tour. Aux enquêteurs qui l’ont
auditionné en janvier 2010,
Claude Chossat a raconté que lui
et Francis Mariani étaient postés
dans le jardin d’une villa d’où ils
surveillaient la concession. Il
avait aidé Francis à manipuler
une grosse pierre – sur laquelle on
découvrira les traces de son
ADN – afin d’improviser une
sorte de marche pied qui permet­

tait à Francis de voir par­dessus
un muret. Puis il était retourné à
la voiture, laissant Francis seul au
pied du muret. Au bout de quel­
ques minutes, Francis l’a rejoint. Il
était un peu plus de 11 heures et,
selon ses déclarations versées au
dossier judiciaire, Francis venait
de tuer Richard Casanova, « un en­
culé de première », avait­il lancé.
Les premiers éléments prélevés
sur le lieu du crime confirment
que la victime a été « atteinte par
un tireur embusqué derrière le mur
mitoyen de la propriété voisine du
garage (...). Plusieurs détonations,
entre quatre et sept, avaient été en­
tendues par le personnel du ga­
rage ». En tout, huit étuis de car­
touches Remington de calibre 223
ont été retrouvés à proximité im­
médiate. Au moment des faits,
Casanova tenait dans sa main
sept billets de 500 euros, qu’il

n’avait probablement pas eu le
temps de ranger, quatre autres
billets de la même somme étaient
pliés dans la poche arrière de son
pantalon ainsi que trois de
200 euros, dont un accompagné
d’une étiquette adhésive avec le
nom d’un conseiller à la Cour de
cassation, six billets de 50 euros
et un de 10 euros. Dans une autre
poche, il y avait quatre billets de
50 euros, deux de 20 et deux de 5.
Enfin, deux autres billets de
500 euros se trouvaient dans son
véhicule, ainsi que plusieurs télé­
phones cellulaires et des cartes
magnétiques Secura Key.

Crainte d’être la cible d’un tueur
Sans jamais nier sa présence et
son rôle auprès de Mariani,
Claude Chossat a, au fil du temps
et du déroulement des gardes à
vue, fourni des précisions quant à
l’enchaînement des faits. Pour sa
défense, il affirme que l’expédi­
tion montée ce jour­là n’était pas
destinée à tuer. « L’idée de Francis
était d’intercepter Michel Quilici
lors de son déplacement entre la
concession et sa maison, afin de lui
faire appeler Germani pour le
coincer à Porto­Vecchio », a­t­il ré­
pété aux enquêteurs.
Au­delà du degré de culpabilité
de Claude Chossat, dont la cour
d’assises aura à débattre durant
les deux semaines à venir, l’enjeu

« La mafia, c’est la violence, mais aussi la porosité et la corruption »


Jean­Toussaint Plasenzotti a créé, après l’assassinat de son neveu en septembre, un collectif antimafia


ENTRETIEN


J


ean­Toussaint Plasenzotti,
enseignant de langue corse,
est à l’origine de la création,
début octobre, du collectif
antimafia Massimu Susini, du
nom de son neveu, un nationa­
liste assassiné le 12 septembre à
Cargèse. Il expose, au Monde, la
gravité de l’emprise mafieuse sur
la société corse. Les membres de
ce collectif devaient se réunir, sa­
medi 26 octobre, pour interpeller
l’Etat et les élus de l’île sur leur
inaction face à ce fléau.

Dans la nuit du dimanche
20 octobre, des graffitis asso­
ciant le nom de votre famille
aux « indicateurs de police »
sont apparus à Ajaccio.
Cela a­t­il une signification
particulière?
En Corse, quand on vous dési­
gne comme une « balance », cela
équivaut à un arrêt de mort. C’est
la pire des insultes et elle sert à
justifier, à l’avance, de funestes
projets en laissant croire que vous
méritez ce qui peut vous arriver.

Ces menaces de mort existaient
avant l’apparition de ces graffitis.
On sait qu’il y a une liste de per­
sonnes à tuer. Le premier était
mon neveu, Maxime Susini, mon
fils est le second. Il a, depuis la
mort de son cousin, dû abandon­
ner son travail pour échapper aux
tueurs. Tout cela parce qu’ils ont
ouvertement refusé l’emprise
mafieuse sur notre microrégion
de Cargèse­Sagone.
Ces tags révèlent aussi l’impa­
tience des mafieux. Ils ne pen­
saient pas que la mort de Maxime
susciterait une telle émotion dans
la société corse. Ils n’imaginaient
pas que nous créerions ce collec­
tif. Et ils ne supportent sans doute
pas l’idée que l’on soit présent
dans le débat public pour dénon­
cer leur emprise. Ce pouvoir oc­
culte agit dans l’ombre et il peut
tuer alors que nous agissons au
grand jour sans arme.

Cette parole publique
antimafia, qui apparaît
pour la première fois en Corse,
vous met en danger.
Avez­vous reçu un soutien

ou une protection de la part
des autorités?
Non, nous sommes confrontés
au silence de l’Etat et de la pré­
fète de la région corse, Josiane
Chevalier. On m’a dit que la situa­
tion en Corse n’avait rien à voir
avec l’Italie. C’est une erreur, liée
à de l’indifférence ou de l’igno­
rance. Car, demain, si je suis tué,
ici, personne ne sera surpris. De­
puis notre prise de parole, de
nombreuses personnes me con­
seillent de faire attention. En
portant cette résistance, je dé­
range aussi bien les assassins que
les services de l’Etat qui laissent
faire. On assiste, depuis quatre
ans, au renforcement de l’em­
prise mafieuse sur notre île par le
rapprochement de plusieurs
bandes dont l’influence pèse sur
la vie économique et politique de
la Corse au point de devenir un
contre­pouvoir défiant celui de
l’Etat et celui des élus.
L’arrivée au pouvoir sur l’île,
en 2015, des nationalistes et auto­
nomistes a fait sauter les derniers
garde­fous qui retenaient les
voyous de s’emparer de l’île, de

ses marchés publics, ceux des
routes ou des déchets. Ces natio­
nalistes dans l’opposition, et leur
branche armée, représentaient,
pour les voyous, un obstacle.
Ce n’est plus le cas. Ils ont pénétré
les zones économiques les plus
perméables et les plus rentables.
Ce pouvoir mafieux, parallèle,
existait avant mais, désormais, il
progresse. Le phénomène s’est
accéléré. Nos élus locaux disent
« je vous ai compris », mais ils re­
gardent ailleurs.

Pourquoi a­t­on le sentiment
qu’une part de la population
prend pour acquis que la
pègre est une composante
inaliénable de la société corse
et que le voyou pèse autant
qu’un élu ou un représentant
de l’Etat?
Le voyou a toujours existé. Cer­
tes, ils ne sont pas vus comme des
marginaux, mais ce sont plutôt
des semi­marginaux. Ils pou­
vaient susciter une admiration et
une forme de respect au regard
des risques qu’ils prenaient. Ils
étaient perçus comme des hom­

mes. Mais ils agissaient surtout
en dehors de Corse. Le change­
ment est intervenu au début des
années 1980, quand, à la faveur de
la décentralisation, l’île a com­
mencé à rattraper son retard
économique. Les voyous sont ve­
nus vivre et braquer au pays.
Du fait de leur enrichissement,
ils ont pris une autre dimension.
La mafia, c’est la violence
mais aussi la connivence, la po­
rosité et la corruption. S’ils
pouvaient ne pas utiliser la vio­
lence, les voyous s’en passe­
raient. Au quotidien, il n’y a pas,
à proprement dit, d’affron­
tements, mais il s’agit quand

« En portant
cette résistance,
je dérange aussi
bien les assassins
que les services
de l’Etat
qui laissent faire »

Reconstitution, en avril 2011, de l’assassinat de Richard Casanova, à Porto­Vecchio. ALAIN PISTORESI/MAXPPP

même d’une attaque frontale
contre la société corse. C’est
une composante de la société
corse agissant comme un pou­
voir totalitaire.
Pour autant, on ne peut pas dire
que 100 % de la Corse soit sous le
joug des mafieux. Les gens com­
mencent à parler. Cette même
société bouge. Face aux récents
événements et à la création du
collectif, nous recevons de nom­
breux témoignages de soutien.
De même, nous sommes desti­
nataires d’informations sur ce
système mafieux dont nous ne
savons que faire.

Pensez­vous vraiment que
cette parole antimafia puisse
faire changer les choses?
Notre parole ne suffira pas mais
elle est nécessaire. Soit les auto­
rités comprennent que la société
corse est au bord du précipice, soit
elles attendent encore et le pire va
arriver. Le peuple corse ne va pas
se laisser assassiner le matin en
partant au travail.
propos recueillis
par jacques follorou

Claude Chossat,


un repenti corse


aux assises


L’homme à tout faire du parrain


Francis Mariani, membre


fondateur du gang de La Brise


de mer, est jugé pour assassinat


de cette audience tient dans le
sort que la justice réserve aux
criminels qui choisissent de colla­
borer avec les enquêteurs.
Doit­on, à l’instar de ce qui a fait
ses preuves en Italie dans le com­
bat contre Cosa Nostra, accorder à
ces personnes un statut qui les
mette à l’abri des représailles de
leurs ex­comparses? En France,
depuis 2014, la loi Perben II per­
met aux repentis de changer
d’identité et de vivre sous la pro­
tection de la justice.
Ayant commencé à parler à par­
tir de la fin de 2009, cinq ans
avant la promulgation de la loi,
Claude Chossat, qui comparaît li­
bre, ne bénéficie pas de ce statut.
Depuis sa libération, en 2012, il vit
quelque part en France avec sa fa­
mille dans un lieu inconnu de
tous, dans la crainte d’être la cible
d’un tueur. Selon lui, un retour à
la case prison l’exposerait au rè­
glement de comptes ordinaire­
ment promis par le milieu aux
« balances ». En Corse, quand on
dépose des aveux circonstanciés
sur des procès­verbaux, « on est
condamné à mort selon une loi
non écrite, souligne­t­il dans Re­
penti, ouvrage paru en 2017 aux
éditions Fayard. Et la justice, qui
regarde déjà passer les balles dans
la zone la plus criminogène d’Eu­
rope, n’y peut pas grand­chose ».
yves bordenave

L’enjeu de cette
audience tient
dans le sort que
la justice réserve
aux criminels qui
choisissent de
collaborer avec
les enquêteurs

Pendant près
de deux ans,
de 2007 à 2009,
Claude Chossat
s’est mis
au service
d’« un grand
tueur », comme il
le dit lui-même
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