Le Monde - 27.10.2019 - 28.10.2019

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14 |économie & entreprise DIMANCHE 27 ­ LUNDI 28 OCTOBRE 2019


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CNews, la télé


du clash permanent


Entre ses quotidiennes « Face à l’info » avec Eric Zemmour


et « L’Heure des pros », la chaîne d’info en continu de Vincent


Bolloré fait de la provocation le cœur de sa ligne éditoriale


C


haque soir, sur
CNews, entre 19 heu­
res et 20 heures, de­
puis le 14 octobre,
Eric Zemmour mul­
tiplie les saillies pro­
vocatrices ou révisionnistes sur le
plateau de « Face à l’info », une
émission animée par Christine
Kelly. En Syrie, « Bachar Al­Assad
n’a pas gazé son peuple ». Les ho­
mosexuels n’ont qu’à « coucher
avec l’autre sexe » pour « faire des
enfants ». « La politique de Vichy
n’avait pas comme conséquence
l’extermination et les camps na­
zis. » Autant de déclarations qui
ont provoqué des vagues d’indi­
gnation sur les réseaux sociaux, et
qui ont conduit plusieurs person­
nalités, comme l’économiste Jac­
ques Attali ou la journaliste Valérie
Trierweiler, à boycotter la chaîne.
La polémique a atteint son pa­
roxysme mercredi 23 octobre,
quand Eric Zemmour a affirmé
qu’être français revenait à être
« du côté du général Bugeaud »,
l’un des officiers de la conquête
d’Algérie de 1840, qui massacrait
« les musulmans, et même certains
juifs ». « On est conscients des diffé­
rents défauts de l’émission et de
nos responsabilités. On va rectifier
le tir », admet auprès du Monde
Gérald Brice­Viret, directeur ad­
joint des antennes de Canal+, qui
a demandé qu’Eric Zemmour re­
voie ses déclarations pro­Bu­
geaud dans l’émission du lende­
main.
Depuis qu’i­Télé est devenu
CNews en 2017, la chaîne d’infor­
mation en continu propriété de
Vivendi (le groupe de Vincent Bol­
loré) a fait du clash une ligne édi­
toriale. Propos hasardeux sur le
changement climatique, le rôle
des syndicats dans la dernière
grève de la SNCF, ou contre le
voile : chaque matin, Pascal
Praud, l’animateur de « L’Heure
des pros », joue à celui qui ose
« dire tout haut ce que tout le
monde pense tout bas ».

« LE CRÉNEAU CONSERVATEUR »
A l’antenne, des figures classées à
droite ou à l’extrême droite,
comme l’avocat Gilles­William
Goldnadel, chroniqueur pour le
« FigaroVox », Elisabeth Lévy, la
fondatrice de la revue Causeur,
Charlotte d’Ornellas, l’une des
journalistes star de l’hebdoma­
daire droitier Valeurs actuelles, ou
Gabrielle Cluzel, du site d’ex­
trême droite Boulevard Voltaire,
se succèdent sur les plateaux de
Sonia Mabrouk, Thomas Hugues
ou Laurence Ferrari.
CNews serait­elle devenue une
mini­Fox News à la française, la
chaîne conservatrice de Rupert
Murdoch, pro­Donald Trump?
« Toutes les chaînes d’info ont les
mêmes images et les mêmes titres.
La variante, c’est l’opinion. LCI et
CNews sont tentées par le créneau
conservateur », analyse Alain Weill,
le patron de BFM. « C’est à la droite
de la droite que se fait le buzz », ad­
met un concurrent. « CNews est
positionnée sur le débat et l’opi­
nion. Nous faisons vivre le plura­
lisme, sans avoir peur de la polémi­
que », conteste Gérald Brice­Viret.
De fait, impossible en France de
créer une chaîne de télévision
conservatrice, le CSA imposant
que l’équilibre des courants
d’opinion soit respecté à l’an­
tenne. Sur les plateaux de CNews,
des débatteurs de tous bords ap­
portent la contradiction aux fi­
gures les plus virulentes. L’écri­

vain Marek Halter, le philosophe
Bernard­Henri Lévy (membre du
conseil de surveillance du
Monde) ou le député PS et ancien
maire de Sarcelles François Pup­
poni, sont venus donner la répli­
que à Eric Zemmour.
Avec sa machine à buzz, CNews,
troisième chaîne d’info avec 0,7 %
de part d’audience derrière BFM
(2 %) et LCI (0,9 %), mais devant
Franceinfo (0,5 %), espère remon­
ter la pente dans un marché en­
combré. En vingt­cinq ans d’exis­
tence, LCI n’a jamais gagné d’ar­
gent. Cette année encore, CNews
devrait perdre 12 millions d’euros,
contre 25 millions d’euros
en 2016. Gérald­Brice Viret, qui
souhaiterait atteindre 1 % de part
d’audience, n’ose même plus rê­
ver d’équilibrer les comptes.
Pour résoudre cette équation
compliquée, la chaîne d’informa­

tion mise donc sur les talk­shows,
moins coûteux à produire que les
reportages. Depuis la grève de
2016, elle fonctionne avec 35 % de
journalistes de moins, si l’on ex­
clut l’équipe de « L’Info du vrai »,
l’émission d’Yves Calvi, comptabi­
lisée chez CNews, mais qui travaille
essentiellement pour Canal+.
A voix basse, tous se plaignent
des conditions de travail. « On tra­
vaille sur de grandes amplitudes
horaires, et les journalistes repor­
ters d’images sont envoyés seuls
sur le terrain, quand en face ils sont
au moins en binôme », explique
un journaliste. « On est restés sur le
modèle d’une chaîne low cost,
c’était la condition de survie de la
chaîne », résume Sébastien Coche­
lin, chef monteur au groupe Ca­
nal+ et délégué syndical CFDT.
Le recrutement d’Eric Zemmour
a consterné en interne, d’autant
qu’il fait oublier les bons sujets
que la rédaction pourrait pro­
duire. Mais Serge Nedjar, tout­
puissant patron de CNews et
proche de Vincent Bolloré, fait ré­
gner la peur. « Personne ne peut
taper du poing sur la table
pour dire “stop”, parce que s’oppo­
ser à Serge Nedjar, c’est s’attirer les
foudres de notre actionnaire »,
explique Françoise Feuillye, du
syndicat +Libres de Canal+. Inter­
rogé, M. Nedjar n’a pas souhaité
s’exprimer.
« Une société qui aurait peur
d’Eric Zemmour est une société qui
est perdue : comment résisterait­
elle à Erdogan et Bachar Al­Assad?

Rien n’est pire que les déserteurs du
combat démocratique », conteste,
pour sa part, Jean­Pierre Elkab­
bach, chargé de l’interview politi­
que de la chaîne.
La société des rédacteurs n’a pu
que publiquement « regretter le
choix de la direction d’offrir un es­
pace d’expression quotidien » à
l’essayiste, sans s’y opposer. Saisi
par les salariés le 15 octobre, le
comité d’éthique de Canal+ a
rendu le 24 octobre un avis mi­
chèvre mi­chou, affirmant d’une
part n’avoir constaté « aucun
manquement [éthique] depuis le
début de l’émission », mais assu­
rant en même temps que son for­
mat ne permettait pas d’« assurer
les conditions d’une parfaite maî­
trise éditoriale, comme ce serait
par exemple le cas si l’émission
était diffusée en différé ».

UN SUPERMARCHÉ D’OPINIONS
En attendant, pas question pour
CNews d’amender sa stratégie.
« L’Heure des pros » fait les plus
grosses audiences de la chaîne et
« Face à l’info », qui a réuni en
moyenne près de 170 000 télé­
spectateurs sur les deux premiè­
res semaines de sa diffusion, se
situe désormais au même niveau
que LCI et BFM.
Sur le créneau du « buzz », la fi­
liale de Vivendi n’a pas l’exclusi­
vité. Les plateaux de LCI ac­
cueillent les journalistes de L’In­
correct, la revue créée par un pro­
che de Marion Maréchal Le Pen, ou
de Boulevard Voltaire – une politi­

que sur laquelle, selon Le Parisien,
la chaîne serait prête à revenir au
regard de la controverse qui a suivi
la diffusion, le 28 septembre, du
discours d’Eric Zemmour lors de la
convention de la droite, et la mise
en garde du CSA appelant les
chaînes à la « responsabilité ».
Mais avant cela, BFM avait dra­
gué Eric Zemmour. « L’offre [de
CNews] était plus intéressante
qu’être quinze minutes par se­
maine face à Alain Duhamel [sur
BFM] », confirme au Monde l’es­
sayiste, auquel Serge Nedjar fai­
sait du pied depuis deux ans. L’af­
faire s’est concrétisée cet été, et a
été finalisée... par Vincent Bolloré
en personne. « Après de nombreu­
ses conversations avec Vincent
Bolloré et Serge Nedjar à partir de
juin, j’ai accepté de sauter le pas de
la quotidienne », explique Eric
Zemmour.
Avec ses plateaux en forme de
ring de catch, CNews contribue­t­
elle, comme l’affirment ses diri­
geants, au débat démocratique?

« C’est la logique télévisuelle : l’in­
vité qui vient avec des données
académiques va être balayé par
l’argument de sens commun
auquel le polémiste va ajouter un
chiffre ou un exemple historique,
et ça fait “match nul” au mieux »,
explique Philippe Riutort, coau­
teur de La Politique sur un plateau
(PUF, 2013).
Un supermarché d’opinions,
donc, plus qu’un débat démocra­
tique. Depuis l’attaque de la Pré­
fecture de police de Paris, le 3 oc­
tobre, et l’affaire de l’élu du Ras­
semblement national de la ré­
gion Bourgogne­Franche­Comté,
Julien Odoul, qui s’en était pris à
une femme voilée, le 11 octobre, la
question du voile a beaucoup
souffert de ce café du commerce
télévisé. « On doit convaincre les
femmes de retirer leur voile », a
lancé le 14 octobre, chez Pascal
Praud, Jacques Séguéla, plus
connu pour sa carrière de com­
municant que pour ses travaux
sur l’islam. « On a le droit de dire
que cela nous déplaît », a com­
plété Elisabeth Lévy, jamais avare
en propos « anti­politiquement
corrects ».
Donner une telle caisse de réso­
nance à une personnalité telle
qu’Eric Zemmour est tout sauf
neutre. « Les contradicteurs se suc­
cèdent, mais lui est là tous les soirs,
avec sa rhétorique bien rodée et sa
logorrhée pamphlétaire », affirme
Philippe Riutort. « Il n’apporte pas
d’idées nouvelles, mais leur donne
une certaine légitimité. Il dit à la
bourgeoisie qu’elle peut être ra­
geuse et formuler des idées racistes
dans l’espace public », corrobore
Nicolas Lebourg, historien spécia­
liste de l’extrême droite.
Sans appartenir à aucun parti,
l’essayiste se place dans un com­
bat politique. « Je me bats pour dé­
fendre mes idées », confirme l’in­
téressé. Les Sleeping Giants, ce
collectif d’activistes qui lutte con­
tre « les discours de haine », ne s’y
trompent pas et tentent de décou­
rager les annonceurs de CNews.
La régie de Canal+ a pris les de­
vants en supprimant les spots de
publicité autour de l’émission, en
les plaçant ailleurs, sans impact
sur le chiffre d’affaires. Les activis­
tes qui continuent de pointer du
doigt les annonceurs sur les ré­
seaux sociaux n’ont pas dit leur
dernier mot.
sandrine cassini
et mouna el mokhtari

« CNews est
positionnée sur
le débat et
l’opinion. Nous
faisons vivre le
pluralisme, sans
avoir peur de
la polémique »
GÉRALD BRICE-VIRET
directeur adjoint des
antennes de Canal+

Avec sa machine
à buzz,
la troisième
chaîne d’info,
avec 0,7 % de
part d’audience,
espère remonter
la pente

PLEIN  CADRE


Capture d’écran de l’émission « Face à l’info »,
le 21 octobre, en présence de Bernard­Henri Lévy
et d’Eric Zemmour. CNEWS
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