18 |géopolitique DIMANCHE 27 LUNDI 28 OCTOBRE 2019
0123
turque, et cela avec le soutien de la première
armée du monde. Dès le mois de juin 2015, el
les chassent les djihadistes de la localité straté
gique de Tall Abyad, exemple d’une conver
gence d’intérêts stratégique entre la coalition
et ses partenaires kurdes. Tall Abyad, poste
frontière entre la Turquie et la Syrie, constitue
un double verrou : en prenant son contrôle, les
forces kurdes établissent une continuité terri
toriale entre leurs territoires de la Djezireh et
Kobané sur un axe estouest, tout en coupant
l’axe nordsud, véritable autoroute du djihad
reliant Rakka, « capitale » de l’EI en Syrie, à San
liurfa, base arrière de l’organisation en Tur
quie. Les Occidentaux peuvent se réjouir. A
Ankara, c’est la panique.
Le scénario tant redouté par la Turquie se
concrétise. La prise de Tall Abyad est un nou
veau point de bascule, à partir duquel la politi
que turque en Syrie va s’orienter avec un seul
objectif : stopper l’avancée des forces à domi
nante kurde et les faire refluer. Le temps
presse, car des scènes de type insurrectionnel
se multiplient dans les régions kurdes de Tur
quie pendant que le président turc, Recep
Tayyip Erdogan, se félicite de la chute de Ko
bané, qui paraît alors imminente. Puis, aux
élections législatives de 2015, l’émanation lé
gale du mouvement kurde obtient un score
historique de 13 %, dopé par le sursaut natio
naliste kurde provoqué par les victoires mili
taires contre les djihadistes. Pour Ankara, en
rayer ce réveil kurde, à l’intérieur et à l’exté
rieur de ses frontières, devient vital.
S’ensuit alors une série d’événements, dont
il reviendra aux historiens de démêler l’éche
veau. L’histoire contemporaine de la Turquie
n’atelle pas été forgée par des coups d’Etat,
des jeux d’influence occultes, des guérillas
infiltrées à divers degrés par les services de
renseignement, des attentats revendiqués
sous de faux drapeaux? En juillet 2015, une
explosion tue trentequatre militants de
gauche prokurdes et en blesse cent quatre
autres, lors d’un rassemblement à Suruç,
ville jumelle de Kobané, située en territoire
turc. Ankara attribue l’attentat à l’EI ; le mou
vement kurde désigne le gouvernement
d’Erdogan. Deux policiers turcs sont ensuite
abattus à Ceylanpinar, proche de la frontière
syrienne : le meurtre est revendiqué par le
Les principes de bonne gouvernance, selon
le président « Apo », peuvent ainsi se confron
ter au réel. Accaparé par une guerre qui n’est
pas celle des Kurdes ni celle de leur mouve
ment national, le régime syrien est encore
loin. Les relations se maintiennent malgré
quelques accrochages localisés. La reconquête
menée par Damas dans les zones rebelles per
met au mouvement kurde de consolider son
projet, à l’abri des bombes barils, du pilonnage
systématique, de la stratégie de terreur menée
par Bachar AlAssad contre les Syriens.
Dans chaque quartier contrôlé par les forces
kurdes syriennes, les « kadros », sortes de
commissaires politiques, s’activent jour et
nuit. Ces femmes et ces hommes, qui ont sou
vent derrière eux des décennies de lutte ar
mée contre l’Etat turc, forment la colonne
vertébrale des institutions civiles et militai
res mises en place en zone kurde. Sans fa
mille, sans attaches, ayant souvent pour
seule identité un nom de guerre, ils sont dé
voués à la cause. Beaucoup sont syriens, cer
tains sont originaires de Turquie, voire d’Iran.
Ils ne parlent pas forcément arabe, mais con
naissent tous le turc et ce dialecte kurde si
particulier des militants nationalistes, truffé
de néologismes politiques. Cette armée de
l’ombre bâtit très vite toutes sortes d’institu
tions censées donner vie à un système auto
gestionnaire, qui fait la part belle aux minori
tés non kurdes, et surtout aux femmes. Les
postes à responsabilité son paritaires ; les co
mités qui fleurissent ont systématiquement
un coprésident et une coprésidente.
CONFRONTATION MASSIVE
Le travail civil se double d’une dimension mi
litaire. Les kadros mettent sur pied une force
armée, les Unités de protection du peuple
(YPG), qui se professionnalise. Sa discipline et
son idéologie séculière la distinguent des
groupes rebelles, gangrenés par l’islamisme et
le gangstérisme, qui combattent le régime
d’Assad en ordre dispersé. Dans les zones te
nues par le mouvement kurde à l’exclusion de
toute autre force armée, les YPG assurent la
protection des populations, mais deviennent
aussi un instrument du combat contre les re
belles syriens et les djihadistes du Front Al
Nosra (la branche syrienne d’AlQaida).
L’objectif stratégique du mouvement est
alors de relier les trois enclaves kurdes du
Nord syrien et de contrôler la frontière avec la
Turquie. Cette frontière va se révéler détermi
nante dans la dimension syrienne d’une
guerre lancée en Turquie trois décennies plus
tôt. Car si un processus de paix débuté en 2012
est en cours entre le PKK et l’Etat turc, les deux
parties se préparent en fait à une confronta
tion massive. Voir son ennemi intime s’instal
ler sur sa frontière sud est un scénario inac
ceptable pour Ankara. C’est dans ce contexte
qu’un nouvel acte de cette tragédie va s’écrire,
sous l’ombre du drapeau noir de l’organisa
tion Etat islamique qui flotte déjà sur les terres
désolées qui vont du Tigre à l’Euphrate, entre
Irak et Syrie...
Le troisième chapitre a pour visage celui,
barbu, d’Abou Bakr AlBaghdadi, calife auto
proclamé de l’EI. De rares images le montrent
dans la mosquée AlNouri, à Mossoul, après la
prise de la cité par les djihadistes, en juin 2014.
Le personnel du consulat turc, alors seule re
présentation étrangère de cette métropole du
nord de l’Irak, n’avait pas jugé utile de quitter
les lieux. Les liens d’Ankara avec certaines
composantes de l’insurrection sunnite
noyautée par l’EI n’empêchèrent cependant
pas quaranteneuf de ses diplomates et em
ployés d’être pris en otage, du 11 juin au
20 septembre 2014. Les atrocités perpétrées
par les djihadistes contre les yézidis de la ré
gion de Sinjar sont déjà connues quand les
hordes de l’EI se ruent sur l’enclave kurde sy
rienne de Kobané, frontalière de la Turquie, à
l’automne 2014. C’est dans ce coin quasi in
connu, appelé à devenir légendaire, que la
guerre des Kurdes va basculer.
Les caméras du monde entier sont rivées sur
la résistance acharnée des combattants de Ko
bané face à l’assaut djihadiste. Les regards des
militaires occidentaux aussi. La coalition in
ternationale contre l’EI, formée après la pous
sée des djihadistes vers le Kurdistan irakien au
mois d’août, est alors en mal d’alliés syriens.
Or, les forces kurdes qui s’illustrent face à l’EI
constituent le candidat idéal : non seulement
ils sont exempts de dérive islamiste mais, en
plus, ils n’ont pas l’ambition de renverser le ré
gime de Damas ni même d’affronter ses for
ces. L’aviation occidentale entre en jeu aux
abords de Kobané. Le siège de la ville est brisé
début 2015. L’alliance forgée entre les forces
kurdes syriennes et la coalition internationale
menée par les EtatsUnis ne cesse de s’appro
fondir dans les mois et les années qui suivent.
Pour les forces kurdes syriennes, la lutte con
tre l’EI présente l’occasion rêvée de réunir les
territoires kurdes situés le long de la frontière
PKK, qui finit par se rétracter. Dans les jours
qui suivent, les attaques du mouvement
kurde et les opérations turques se succèdent.
C’est le retour de la guerre en territoire turc.
Le PKK lance une série d’insurrections dans
plusieurs villes du SudEst à majorité kurde du
pays, qui sont écrasées par les forces turques,
l’une après l’autre. Les dernières tombent dé
but 2016. Des quartiers entiers sont ravagés
par les combats, des maires kurdes sont sus
pendus de leurs fonctions, les membres de la
société civile harcelés par une justice à la main
du président Erdogan. L’ordre turc règne de
nouveau sur les ruines des rêves kurdes. En
Syrie cependant, les forces kurdes syriennes
poursuivent leur avancée. En juillet 2016, elles
entrent à Manbij, à l’ouest de l’Euphrate, libé
rée de l’EI. L’étape suivante logique serait,
pour les Kurdes, de poursuivre leur progres
sion vers l’ouest, en direction des villes tenues
par les djihadistes, afin de parfaire leur con
trôle de la frontière et de relier les territoires
déjà conquis à l’enclave kurde d’Afrin.
Cette fois, Ankara prend les devants. L’ar
mée turque entre à Djarabulus, fin août 2016,
puis s’empare d’AlBab. Ces territoires font
bloc avec ceux encore tenus par l’opposition
syrienne au régime d’Assad. Cela ne sauvera
pas Alep, condamnée au pilonnage et à l’éva
cuation forcée de ses habitants, lâchée par
Ankara. La Turquie commence aussi à recru
ter des supplétifs au sein de groupes islamis
tes issus de la rébellion syrienne et coupe dé
finitivement la progression des Kurdes vers
Afrin. Les FDS, qui comprennent de nom
breux combattants arabes mais dont le
noyau dur est formé d’unités à dominante
kurdes, se dirigent vers le sud et Rakka, avec le
soutien de la coalition qui espère débarrasser
l’est de l’Euphrate de l’EI. Pour les Kurdes, cet
engagement devrait leur permettre d’obtenir
des puissances occidentales des garanties po
litiques afin de sauver leurs gains.
Mais Ankara a déjà mis en œuvre la
deuxième phase de sa stratégie. Après avoir
stoppé l’avancée des forces kurdes, il s’agit
dorénavant de les faire refluer. L’armée tur
que et ses supplétifs islamistes attaquent, dé
but 2018, l’enclave d’Afrin qui tombe avant le
printemps. Il s’agit du seul territoire, contrôlé
par les forces kurdes, où la coalition interna
tionale est absente. Une large partie de la po
pulation est jetée sur les routes. Les Kurdes
qui sont restés à Afrin sont soumis à un ré
gime d’occupation où pillages, enlèvements,
tortures et disparitions forcées sont érigés en
système, tandis que l’idéologie islamiste pro
mue par les miliciens à la solde d’Ankara en
vahit l’espace public et qu’un changement
démographique, en faveur des Arabes,
s’opère en toute impunité.
CARTE BLANCHE À LA TURQUIE
Alors que l’EI a perdu ses derniers prés car
rés, il est temps pour la Turquie d’examiner
ses options concernant le NordEst syrien,
tenu par les FDS et plus difficile à appréhen
der en raison de la présence, aux côtés des
forces kurdes, des militaires de la coalition
internationale. Turcs et Américains tra
vaillent à des mécanismes : on parle de pa
trouilles mixtes, elles finissent par voir le
jour sans apaiser Ankara, selon qui rien ne se
fera sans un retrait de la coalition. Diploma
tes et militaires américains y sont opposés.
Ils prônent le maintien d’une présence amé
ricaine pour contrer une éventuelle résur
gence de l’EI et continuer à faire contrepoids
au régime syrien qui multiplie les victoires
contre les derniers bastions rebelles.
Le président américain, Donald Trump, en
a décidé autrement. D’abord bridé par son
administration, il finit par donner carte
blanche à la Turquie qui, le 9 octobre, entre
en territoire syrien, provoquant le désastre
en cours. Ankara a obtenu ce qu’il a toujours
réclamé ; la poursuite de son entreprise de
destruction du mouvement kurde se négo
ciera désormais avec la Russie qui, selon les
termes d’un accord, passé à Sotchi le 22 octo
bre, s’est déployée dans les territoires kurdes
encore préservés par une intervention tur
que gelée. Quarante ans après la fuite en Sy
rie d’Öcalan, le régime de Damas peut re
nouer avec le mouvement kurde et songer à
reconquérir le nordest du pays qui échappe
largement à son contrôle depuis 2012. L’or
ganisation Etat islamique peut préparer son
retour sur le devant de la scène. Les trois
guerres des Kurdes n’en font plus qu’une. Et
ils n’ont plus d’alliés.
allan kaval
Le camp de réfugiés de
Qustapa, dans le sud d’Erbil
(Kurdistan irakien),
le 22 octobre :
En haut, Rafida, 60 ans, prie
avec son misbaha (chapelet
musulman).
Cicontre, les portraits des
parents de Falak, 27 ans.
Originaire de Kamechliyé
(NordEst syrien), Falak a
rejoint le camp de Qustapa
en 2012, avec son mari,
Radhaan, 39 ans, leurs cinq
enfants, et sa bellemère
Rafida.
LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »
ANKARA A OBTENU
CE QU’IL
A TOUJOURS
RÉCLAMÉ ;
LA POURSUITE DE
SON ENTREPRISE
DE DESTRUCTION
DU MOUVEMENT
KURDE SE
NÉGOCIERA
DÉSORMAIS AVEC
LA RUSSIE
suite de la page 17