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INTERNATIONAL
DIMANCHE 27 LUNDI 28 OCTOBRE 2019
0123
En Irak, la violence en réponse à la colère
Plus de 40 personnes ont été tuées et 2 300 autres blessées vendredi lors de manifestations contre la corruption
C’
est dans une vio
lence sans com
mune mesure qu’a
repris, vendredi
25 octobre, le mouvement de
contestation contre le pouvoir
en Irak. Après une semaine de
manifestations au début du
mois, qui avaient fait 157 morts et
plus de 6 000 blessés, et trois se
maines d’une trêve implicite
durant le pèlerinage chiite de
l’Arbaïn, des milliers d’Irakiens,
des jeunes hommes pour la
plupart, se sont à nouveau réunis
à Bagdad et dans les villes chiites
du sud du pays pour dénoncer
la corruption et l’incurie de la
classe politique. Plus de 40 per
sonnes ont été tuées et
2 300 autres blessées, selon des
sources de sécurité et la Com
mission irakienne des droits de
l’homme.
Les manifestations avaient dé
buté dans une atmosphère bon
enfant, jeudi soir. Aux cris de
« tous des voleurs », les manifes
tants avaient commencé à affluer
place Tahrir, à Bagdad, pour récla
mer « la chute du régime ». Dans
la nuit et toute la journée de ven
dredi, les forces de sécurité leur
ont opposé des barrages de gaz la
crymogènes, de balles assourdis
santes et des tirs de sommation
pour les empêcher d’accéder à la
zone verte, le quartier ultrasécu
risé qui réunit les institutions du
pays et les représentations étran
gères. Au moins huit personnes
ont été tuées, dont plusieurs tou
chées à la tête par des cartouches
de gaz lacrymogènes.
Le ministre de l’intérieur, Yassin
AlYasseri, était pourtant venu sur
l’emblématique place du centre
de Bagdad, dire aux manifestants
que les policiers les protégeraient.
Dans une allocution télévisée
après minuit, le premier ministre,
Adel Abdel Mahdi, avait assuré
que la liberté de manifester serait
garantie, mais qu’aucune vio
lence ne serait tolérée. « Où sont
les snipers, oh Adel? Dans ma po
che? », l’interpellaient, moqueurs,
de jeunes hommes, en dénonçant
les écueils du rapport d’enquête
gouvernemental sur les violences
de début octobre.
Le rapport n’apporte aucune ré
ponse sur la présence de « tireurs
non identifiés » dans les manifes
tations. Il se borne à reconnaître
un usage « excessif » de la force,
alors que 70 % des manifestants
ont été touchés à la tête et au
torse, et dédouane la classe politi
que de toute responsabilité. Quel
ques dizaines de commandants
des forces de sécurité à Bagdad et
dans le sud du pays ont été congé
diés. « Je ne pense pas que ce soit
la réponse adéquate. L’enquête n’a
pas apporté de réponse sur le fond.
Il y a eu plus de 150 morts et on
n’ose pas dire qui a commis ce car
nage », déplore un responsable
irakien qui a requis l’anonymat.
Pour les manifestants aussi, les
véritables responsables restent
impunis. « L’Iran dehors, l’Irak res
tera libre », ontils à nouveau
scandé, dénonçant l’ingérence de
Téhéran dans les affaires du pays
par l’intermédiaire des puissan
tes milices chiites qui dominent
les unités de la Mobilisation po
pulaire (MP), une formation para
militaire, et la coalition AlFatah,
deuxième bloc au Parlement.
Ce sont elles que les manifestants
accusent d’être à la manœuvre
dans la répression. Si le portepa
role de la MP, Ahmed AlAsadi, a
réfuté ces accusations, deux
hauts responsables de sécurité
les ont corroborées à l’agence
Reuters. Selon eux, les snipers
présents dans les manifestations
« étaient membres de milices ré
pondant directement à leurs
commandants plutôt qu’au com
mandant en chef des forces ar
mées. Ils appartiennent à un
groupe très proche des Iraniens. »
« Niveau de corruption fascinant »
Dans plusieurs villes du sud du
pays, vendredi, des manifestants
sont allés défier ces milices, au
prix de nombreux morts. Plus de
trente personnes ont été tuées
par balles ou dans des incendies,
alors qu’ils s’en prenaient à leurs
quartiers généraux. A Nassiriya,
au moins neuf manifestants
ont été tués lorsque des mem
bres de la milice chiite proira
nienne Asaib Ahl AlHaq (« Ligue
des vertueux ») ont ouvert le feu
sur des manifestants qui ten
taient d’incendier ses locaux.
Huit personnes ont trouvé la
mort à AlAmara dans des heurts
avec cette même milice. Un ma
nifestant a succombé à Samawa,
où plusieurs sièges de partis et
de milices ont été incendiés. A
Diwaniya, douze manifestants
ont péri dans l’incendie du siège
local de l’organisation Badr, un
mouvement proiranien.
A Dhi Qar, où le siège du gouver
norat a été incendié, « la manifes
tation s’est divisée », témoigne
Youssef, un journaliste local con
tacté par téléphone. « Les manifes
tations étaient pacifiques, assure
til. Il y avait des chants contre les
partis et les milices soutenues par
l’Iran. Certains manifestants sont
allés mettre le feu au siège du gou
vernorat et aux QG de partis. Il y a
eu des tirs à balles réelles. On en
tend dire que des miliciens de
Asaib Ahl AlHaq sont allés jusque
dans les hôpitaux pour tuer des
manifestants blessés. »
Dans la ville, comme dans le
reste du pays, les manifestants
sont déterminés à poursuivre le
mouvement. « Ils sont très en co
lère contre le gouvernement, les mi
lices et les forces de sécurité qui ne
les ont pas protégés », poursuit
Youssef. Le désir de venger les
« martyrs » les galvanise, tout
autant que le mouvement de pro
testation au Liban, qui fait miroir à
leurs revendications. Un véritable
fossé d’incompréhension s’est
creusé entre la classe politique au
pouvoir depuis 2003 et cette géné
ration qui ne partage pas sa
mémoire de la dictature de Sad
dam Hussein ou de l’islamisme
chiite porté par le mouvement
AlDaawa, de Mohamed Baqer
AlSadr, en Irak, et par la révolu
tion khomeyniste en Iran.
Révoltés contre le manque d’em
plois et le délabrement des servi
ces publics et des infrastructures,
ces jeunes en tiennent la classe po
litique pour responsable. Ils l’accu
sent de détourner la manne pétro
lière à des fins personnelles, sans
se soucier des conséquences
d’une corruption devenue endé
mique, ou de celles de l’effondre
ment d’un tiers du pays aux mains
de l’organisation Etat islamique
en 2014, défaite militairement fin
- « Je veux un pays meilleur,
sans corruption, sans répartition
des postes par quotas confession
nels, des villes propres, a témoigné
au Monde par téléphone Hasnin,
un employé de banque de 22 ans
de Bassorah, dans le sud du pays.
Je n’espère pas beaucoup de ce ré
gime dont le niveau de corruption
commence à atteindre un niveau
fascinant. Nous sommes prêts à
manifester indéfiniment, car le
gouvernement n’a pas fourni de so
lutions convaincantes aux jeunes. »
Pour apaiser cette colère, le pre
mier ministre, Adel Abdel Mahdi,
a refait, jeudi soir, le menu des ré
formes qu’il entend mettre en
œuvre – remaniement ministé
riel, création d’emplois, baisses
des salaires de la haute adminis
tration, pensions pour les familles
des « martyrs ». « Le discours d’Ab
del Mahdi les a davantage provo
qués. Il aurait pu absorber la moi
tié de la colère des manifestants
en annonçant la démission du
gouvernement. Leurs demandes
vont désormais audelà », pointe
Ayoub, un journalistecitoyen à
Bagdad, qui décrit une variété de
revendications : sociales, politi
ques et de respect des libertés.
« La démission du gouvernement
sans alternative constitutionnelle
plongera le pays dans le chaos », a
justifié M. Abdel Mahdi. Dans son
sermon vendredi, l’ayatollah Ali
Sistani, plus haute autorité reli
gieuse chiite d’Irak, a abondé dans
son sens. S’il a critiqué les lacunes
du rapport d’enquête, son repré
sentant, Abdelmahdi AlKerbalaï,
a mis en garde contre « le chaos et
la destruction qui créeront un es
pace pour plus d’ingérences étran
gères » et feront de l’Irak « un
champ de bataille pour des règle
ments de comptes entre forces in
ternationales et régionales ».
Refus du patronage religieux
Nombreux sont les manifestants
à refuser désormais ce patronage
religieux, tout comme celui du
chef populiste chiite Moqtada Al
Sadr, à la tête de la première force
politique au Parlement. Après
avoir réclamé début octobre la dé
mission du gouvernement et des
élections anticipées, l’ancien chef
de milice avait appelé ses parti
sans à manifester vendredi. Vêtus
de noir, ils étaient visibles dans
les manifestations, mais ils ne les
dominaient pas encore comme
en 20152016, quand Moqtada Al
Sadr s’était érigé en héraut du
mouvement proréformes.
La participation annoncée de
ses « Brigades de la paix » pour
« protéger les manifestations »
laisse craindre des affrontements
à venir avec des milices des unités
de la MP, dont plusieurs des chefs
ont redit leur « confiance » au
gouvernement.
hélène sallon
Manifestation dans le centre de Bagdad, le vendredi 25 octobre. KHALID MOHAMMED/AP
Le représentant
de l’ayatollah Ali
Sistani, plus
haute autorité
religieuse chiite
d’Irak, a mis
en garde contre
« le chaos et
la destruction »
« Je veux un pays
meilleur,
sans corruption,
sans répartition
des postes
par quotas
confessionnels »
HASNIN
employé de banque